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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE IV

Les Mêmes, SEDLINSKY, des Policiers.

FLAMBEAU, se retournant et apercevant des policiers qui sont arrivés en courant.

Nous sommes pris !

(En un clin d’œil, la petite bande est cernée.)

LA COMTESSE, avec désespoir.

Trop tard !

SEDLINSKY, s’avançant vers elle.

Oui, Monseigneur !

LA COMTESSE, au duc, avec rage.

Ah ! songe-creux ! idéologue ! barguigneur !

SEDLINSKY, qui s’est retourné vers celui qu’apostrophe la comtesse, aperçoit le duc. Il recule en s’écriant :

Votre Altesse…

(Se retournant vers la Comtesse.)

Votre Alt…

(Se retournant vers le duc.)

Votre Al…

FLAMBEAU.

Ça, ça le trouble !

SEDLINSKY, souriant et commençant à comprendre.

Tiens !…

FLAMBEAU.

Vous avez soupé, Monsieur : vous voyez double !

SEDLINSKY.

Tiens ! tiens !

(Après avoir, d’un coup d’œil rapide, noté tous ceux qui sont là.)

Retirez-vous d’abord, Monsieur Prokesch.

(Prokesch s’éloigne après un regard d’adieu au duc.)

FLAMBEAU, avec un soupir.

Ah ! nous ne serons pas sacré par l’oncle Fesch !

SEDLINSKY, à deux policiers, leur désignant l’attaché français.

Reconduisez Monsieur.

(A l’attaché.)

Vous, dans cette aventure ?
Votre gouvernement le saura.

LE DUC, s’avançant vivement.

Je vous jure
Que Monsieur n’est pas du complot, et je ne puis…

L’ATTACHÉ.

Oh ! pardon ! maintenant qu’on arrête, j’en suis !

LE DUC, lui serrant la main avant qu’on ne l’emmène.

Au revoir donc !

(A Sedlinsky, avec mépris.)

Allons, policier, fais du zèle !

SEDLINSKY, à deux autres agents, en leur montrant la Comtesse.

Vous, vous ramènerez le faux prince… chez elle.

(Deux hommes s’avancent et vont empoigner brutalement la Comtesse.)

LE DUC, d’une voix qui les fait reculer.

Avec tous les égards qu’on me doit !…

LA COMTESSE, tressaillant à cette voix impérieuse.

Ce ton bref !…

(Elle se jette dans ses bras en pleurant.)

Ah ! malheureux enfant, tu pouvais être un chef !

(Elle sort, suivie de deux policiers.)

SEDLINSKY, affectant de ne pas regarder le reste des conspirateurs.

Pour les autres… fermons les yeux !… qu’on en profite !

(Les conspirateurs chuchotent entre eux.)

L’UN D’EUX.

Je crois…

UN AUTRE, hochant la tête avec gravité.

… Dans l’intérêt du parti…

UN TROISIÈME.

Filons vite !

(Leur nombre diminue immédiatement. Le reste sort avec une lenteur plus décente. D’Otrante a pris le bras de Marmont. Ils causent avec de grands gestes nobles. On entend :

… Se réserver… Plus tard… Le moment opportun…

Et il n’y a plus personne.)

FLAMBEAU, à Sedlinsky.

Et maintenant, rouvrez les yeux !… Il en reste un !

LE DUC.

Oh ! fuis ! pour moi !…

FLAMBEAU.

Pour vous ?…

(Après une seconde d’hésitation, il va suivre les autres.)

Mais SEDLINSKY, à qui un des policiers vient de parler bas, crie :

Halte !

(On barre le chemin à Flambeau. Dix pistolets se braquent sur lui. Sedlinsky au policier qui lui a parlé :)

C’est lui !

LE POLICIER.

Peut-être.

(Il tire de sa poche un papier qu’il passe à Sedlinsky en disant.)

Réclamé par Paris…

SEDLINSKY, parcourant des yeux le signalement, à la lueur d’une lanterne sourde que tient le policier.

Comment le reconnaître ?

(Il lit.)

Nez moyen… front moyen… œil moyen…

FLAMBEAU, goguenard.

Pas moyen !

SEDLINSKY, feignant de lire à la suite.

Deux balles… dans le dos.

FLAMBEAU, bondissant.

Ça, c’est faux !

SEDLINSKY, souriant.

Je sais bien.

FLAMBEAU, voyant qu’il s’est trahi.

Je suis perdu.— C’est bon.— Du luxe ! Une débauche !
Fleurissons l’arme avant de la passer à gauche.

LE DUC, à Sedlinsky.

Le livrer à la France !

SEDLINSKY.

Oui.

LE DUC.

Comme un criminel ?
Vous n’avez pas le droit !

SEDLINSKY.

Mais nous le prendrons.

LE DUC.

Ciel !

FLAMBEAU.

Il était immoral que tu t’accoutumasses
A ne jamais purger, Flambeau, tes contumaces !

SEDLINSKY, qui vient de consulter de nouveau le signalement.

Il n’est pas décoré, d’ailleurs.— Port illégal !

(A un policier, lui désignant la boutonnière de Flambeau.)

Otez-lui donc ce rouge !

FLAMBEAU.

Otez. Ça m’est égal.

(D’un géranium prestement cueilli, il refleurit le revers de son pardessus.)

Ça repousse tant que je veux sur ma pelure !

SEDLINSKY.

Otez-lui son manteau !

(On arrache à Flambeau le manteau qu’il avait emporté du bal, et il apparaît dans son uniforme de grenadier. Sedlinsky sursaute.)

Hein ? Quoi ?

FLAMBEAU, souriant.

J’ai plus d’allure.

LE DUC, avec angoisse.

Mais que va-t-on te faire ?

FLAMBEAU, froidement.

A Ney, que lui fit-on ?

LE DUC.

Non ! ce n’est pas possible !

FLAMBEAU.

Un feu de peloton !
— Rrrran !

LE DUC, poussant un cri.

Ah !

FLAMBEAU.

J’ai toujours fait aux balles la risette ;
Mais ces françaises-là… non, pas de ça, Lisette !

(Et sa main, doucement, gagne sa poche.)

LE DUC, courant à Sedlinsky, suppliant.

Vous n’allez pas livrer cet homme ?

SEDLINSKY.

Sans surseoir.

FLAMBEAU.

Séraphin, c’est la fin ! Flambé, Flambeau ! Bonsoir !

(Sans qu’on s’en aperçoive, il a tiré et ouvert son couteau. Il a l’air de se croiser tranquillement les bras ; sa main droite, où brille la lame, disparaît sous son coude gauche, on voit les bras se resserrer sur la poitrine, pour appuyer. Et il reste debout, très pâle, les bras croisés.)

SEDLINSKY.

Marchons !

(On pousse Flambeau pour qu’il marche.)

LE DUC.

Mais qu’a-t-il donc ? Il chancelle ?

UN POLICIER, grossièrement.

Il titube !

FLAMBEAU, envoyant d’un revers de main le chapeau du policier à vingt pas.

Le duc vous parle ! Otez cette espèce de tube !

(Dans le geste qu’il fait, il découvre sa poitrine : elle est tachée de rouge, à gauche.)

LE DUC.

Flambeau ! tu t’es tué !

FLAMBEAU.

Pas du tout, Monseigneur !
Mais je me suis refait la Légion d’honneur !

(Il tombe.)

LE DUC, s’élançant devant lui et arrêtant Sedlinsky et les policiers qui vont pour le relever.

Je ne veux pas qu’un seul de vos hommes le touche !
Ce clair soldat touché par un policier louche !…
Je ne veux pas.— Laissez-nous seuls.— Allez-vous-en !

FLAMBEAU, d’une voix étouffée.

Monseigneur…

SEDLINSKY, désignant à ses hommes le vieux paysan qui s’est approché de Flambeau avec émotion.

Emmenez ce gueux de paysan !

(On sépare les deux vieux soldats et on entraîne l’Autrichien.)

LE DUC.

J’attendrai là mon régiment. L’aube est prochaine !…
L’étendard saluera de son bouquet de chêne
Sur l’air triste et guerrier que mes hongrois joueront…

(Il regarde Flambeau.)

Et ce sont des soldats qui le ramasseront !

SEDLINSKY, bas à un policier.

Les chevaux ?

LE POLICIER, bas.

Supprimés.

SEDLINSKY.

Bien. Alors qu’on le laisse !
Il ne peut fuir.

(Haut, avec une affectation de douceur.)

On peut céder à Son Altesse…

LE DUC, violemment.

Allez-vous-en !

SEDLINSKY, reculant, et d’un ton de condoléances.

Oui… oui… je comprends votre émoi !

LE DUC, le balayant du geste.

Je vous chasse !

SEDLINSKY, voulant se redresser.

Pardon…

LE DUC, montrant la plaine de Wagram.

Je suis ici chez moi !

(Sedlinsky et ses hommes s’éloignent.)

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