← Retour

L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

16px
100%

SCÈNE IX

LE DUC, MARIE-LOUISE, SCARAMPI, puis UN TAILLEUR et UNE ESSAYEUSE.

MARIE-LOUISE, au duc.

Franz…

(Il se retourne…)

Je vais vous égayer !

LE DUC.

Vraiment ?

(Scarampi ferme soigneusement toutes les portes.)

MARIE-LOUISE.

Chut !— J’ai fait un complot !…

LE DUC, dont l’œil s’allume.

Vous ! un complot ?

MARIE-LOUISE.

Immense ;
Chut !— On nous interdit tout ce qui vient de France ;
Mais moi, j’ai fait venir, en secret, de Paris,
De chez deux grands faiseurs…

(Elle lui donne une petite tape sur la joue.)

Allons, coquet, souris !
Chut !… pour vous, un tailleur…

(Montrant Scarampi.)

Pour nous une essayeuse !
Je crois que mon idée est vraiment !…

LE DUC, glacial.

Merveilleuse.

SCARAMPI, allant ouvrir la porte de l’appartement de Marie-Louise.

Entrez !

(Entrent une demoiselle — élégance de mannequin — qui porte de grands cartons à robes et à chapeaux, puis un jeune homme habillé comme une gravure de mode 1830, les bras chargés de vêtements pliés et de boîtes. Le tailleur descend vers le duc, tandis qu’au fond, l’essayeuse déballe les robes sur un canapé. Après un profond salut, il s’agenouille vivement, ouvrant les boîtes, défaisant les paquets, faisant bouffer des cravates, dépliant des vêtements.)

LE TAILLEUR.

Si Monseigneur daigne jeter les yeux…
J’ai là des nouveautés charmantes ! Ces messieurs
Ont assez confiance en mon goût. Je les guide.
Les cravates d’abord.— Un violet languide.—
Un marron sérieux.— On porte le foulard.—

(Regardant la cravate du duc.)

Je vois avec plaisir que Son Altesse a l’art
De nouer son écharpe.

(Lui présentant un autre modèle.)

Un dessin en quinconce !

(Regardant de nouveau la cravate du duc.)

Oui, le nœud est parfait, il est noble, il engonce.
— Et comment Monseigneur trouve-t-il ce gilet
Sur lequel des bouquets s’effeuillèrent ?

LE DUC, impassible.

Très laid.

LE TAILLEUR, continuant à faire un étalage sur le tapis.

Ceux-ci laisseront-ils Son Altesse de marbre ?
Poil de chèvre, pourtant ! Tissu d’écorce d’arbre !
— Redingote vert nuit. Les poignets très étroits.
Est-ce hautain ? — Gilet à six boutons, dont trois
Restent déboutonnés en haut (grande élégance !)
Est-ce spirituel, cette petite ganse ?
— Et ce frac par nos soins artistement râpé,
Bleu, sur un pantalon de fin coutil jaspé :
C’est tout à fait coquet, léger, garde-française !
— Laissons cette jaunâtre et lourde polonaise
(Hamlet peut-il porter le pourpoint de Falstaff ?)
Et venons aux manteaux, prince. Grand plaid en staff,
Demi-collet figurant manches par derrière.
Trop excentrique ? Soit.— Cet autre, dit Roulière,
Sobre, a je ne sais quoi de large et d’espagnol,
Bon pour rendre visite à quelque doña Sol !

(Il le jette sur ses épaules, et marche superbement.)

Travail soigné, chaînette en argent, col en martre ;
Fait dans nos ateliers du boulevard Montmartre.
Simple, mais d’une coupe !… Et la coupe, c’est tout !

MARIE-LOUISE, qui est restée debout près du duc, le voyant plus pâle, et les yeux fixes, comme s’il n’écoutait plus,— au tailleur.

Vous fatiguez le duc avec votre bagout !

LE DUC, se réveillant.

Non, laissez, je rêvais… car je n’ai pas coutume,
Quand mon tailleur viennois vient m’offrir un costume,
D’entendre tous ces mots pittoresques et vifs…
Tout cela… tout ce choix amusant d’adjectifs,
Tout cela, qui pour vous n’est qu’un bagout vulgaire,
Cela me… cela m’a…

(Ses yeux se sont remplis de larmes, et brusquement :)

Non, rien, laissez, ma mère.

MARIE-LOUISE, remontant vers Scarampi et l’essayeuse.

Regardons nos chiffons !… Des manches à gigot ?

L’ESSAYEUSE.

Toujours !

LE TAILLEUR, au duc, lui montrant des échantillons collés sur une feuille.

Drap… Casimir… Marengo…

LE DUC.

Marengo ?

LE TAILLEUR, froissant l’échantillon entre ses doigts.

C’est un bon cuir de laine et défiant l’usure.

LE DUC.

Je suis de votre avis : Marengo, cela dure.

LE TAILLEUR.

Que nous commandez-vous ?

LE DUC.

Je n’ai besoin de rien.

LE TAILLEUR.

On a toujours besoin d’un habit allant bien !

LE DUC.

J’aimerais combiner…

LE TAILLEUR.

A votre fantaisie ?
Que toujours ta pensée, ô client, soit saisie !
Dites ! nous saisirons ; c’est l’art de ce métier !
— Nous habillons Monsieur Théophile Gautier.

LE DUC, ayant l’air de chercher.

Voyons…

L’ESSAYEUSE, au fond, exhibant d’énormes chapeaux, que Marie-Louise essaye, devant la psyché.

Paille de riz — recouverte de blonde.
Ce n’est pas le chapeau, dame, de tout le monde !

LE DUC, rêvant.

Pouvez-vous faire ?…

LE TAILLEUR, précipitamment.

Tout !…

LE DUC.

… un…

LE TAILLEUR.

Tout ce que voudra
Son Altesse !

LE DUC.

… un habit…

LE TAILLEUR.

Parfaitement !

LE DUC.

… d’un drap…
Ah ! au fait, de quel drap ?… uni, tout simple !…

LE TAILLEUR.

Certe !

LE DUC.

Et la couleur, voyons, que diriez-vous de… verte ?

LE TAILLEUR.

L’idée est excellente !

LE DUC, rêveusement.

Un petit habit vert…
Laissant peut-être voir le gilet…

LE TAILLEUR, prenant des notes.

Très ouvert !

LE DUC.

Pour animer la basque, un peu, quand elle bouge,
Si la patte avait un… liséré rouge ?

LE TAILLEUR, étonné un instant.

Rouge ?
— Ce sera ravissant.

LE DUC.

Eh bien ! et le gilet ?
Comment est le gilet à votre avis ?

LE TAILLEUR, cherchant.

Il est…

LE DUC.

Il est blanc.

LE TAILLEUR.

Son Altesse a du goût.

LE DUC.

Puis je pense
Qu’une culotte courte…

LE TAILLEUR.

Ah ?

LE DUC.

Oui.

LE TAILLEUR.

Quelle nuance ?

LE DUC.

Je la vois assez blanche, en casimir soyeux.

LE TAILLEUR.

Oh ! le blanc, c’est toujours ce qu’il y a de mieux !

LE DUC.

Boutons gravés…

LE TAILLEUR.

Gravés ?… ce n’est pas dans les règles !

LE DUC.

Si… quelque chose… un rien, dessus !… des petits aigles.

LE TAILLEUR, comprenant tout d’un coup quel est le petit habit vert que se commande le prince,— tressaille, et d’une voix étouffée.

Des petits ?…

LE DUC, changeant de ton, brusquement.

Eh bien ! Quoi ? qu’est-ce qui te fait peur ?
Et pourquoi donc ta main tremble-t-elle, tailleur ?
Qu’est-ce que cet habit a d’extraordinaire ?
Tu ne te vantes plus de pouvoir me le faire ?

L’ESSAYEUSE, au fond.

Chapeau cabriolet, garniture pavots !

LE DUC, se levant.

Remporte donc, tailleur, tes modèles nouveaux,
Et tes échantillons grotesques sur leur feuille,
Car ce petit habit, c’est le seul que je veuille !

LE TAILLEUR, se rapprochant.

Mais je…

LE DUC.

C’est bon ! Va-t’en ! Ne sois pas indiscret !

LE TAILLEUR.

Mais…

LE DUC, avec un geste mélancolique.

Il ne m’irait pas, d’ailleurs !

LE TAILLEUR, quittant brusquement son ton de fournisseur.

Il vous irait.

LE DUC, se retournant, avec hauteur.

Tu dis ?

LE TAILLEUR, tranquillement.

Il vous irait très bien.

LE DUC.

L’audace est grande.

LE TAILLEUR, s’inclinant.

Et j’ai les pleins pouvoirs pour prendre la commande.

LE DUC.

Ah ?

(Silence. Ils se regardent dans les yeux.)

LE TAILLEUR.

Oui !

L’ESSAYEUSE, au fond, passant un manteau à Marie-Louise qui se regarde dans la psyché.

Manteau de gros de la Chine, bouffant :
Revers brodé, manche en oreille d’éléphant.

LE DUC, un peu ironique.

Ah ? ah ?

LE TAILLEUR.

Oui, Monseigneur.

LE DUC.

Très bien. Monsieur conspire.
Je ne m’étonne plus que vous citiez Shakspeare.

LE TAILLEUR, bas et vite, lui désignant un des vêtements étalés.

La redingote olive a des noms sous son shall
Écoles… Députés… Un pair… Un maréchal.

L’ESSAYEUSE, au fond.

Spencer en jaconas ; jupe en caroléide.

LE TAILLEUR.

On peut vous faire fuir…

LE DUC, froidement.

Pour que je me décide,
Il faut qu’auparavant j’aille, voilà le hic,
Consulter mon ami Monsieur de Metternich.

LE TAILLEUR, souriant.

Vous vous méfierez moins quand vous saurez, Altesse,
Que c’est une cousine à vous…

LE DUC.

Hein ?

LE TAILLEUR.

La comtesse
Camerata, la fille…

LE DUC.

Ah ! je sais… d’Élisa !

LE TAILLEUR.

Oui, celle qui toujours se singularisa,
Qui toujours, dans la vie, Amazone sans casque,
Portant avec orgueil sa race sur son masque,
Brave un péril, tient un fleuret, dompte un pur sang !…

L’ESSAYEUSE, au fond.

Un petit canezou d’organdi, ravissant !

LE TAILLEUR.

Quand vous saurez que c’est cette Penthésilée…

L’ESSAYEUSE.

Le col n’est qu’épinglé, la manche faufilée !

LE TAILLEUR.

… Qui mène le complot dont je vous parle…

LE DUC, hésitant encore à se livrer.

Dieu !
— La preuve de cela ?

LE TAILLEUR.

Tournez la tête un peu.
Regardez, sans en avoir l’air, la demoiselle
Qui déballe, à genoux, des toilettes…

LE DUC a tourné la tête. Ses yeux rencontrent ceux de l’essayeuse, qui le regarde à la dérobée.

C’est elle !
— A Vienne, un soir déjà, brusque, sur mon chemin,
Elle sortit d’un grand manteau, baisa ma main,
Et s’enfuit en criant : « J’ai bien le droit, peut-être,
De saluer le fils de l’Empereur mon maître… »

(Il la regarde encore.)

C’est une Bonaparte… et nous nous ressemblons.
— Oui, mais elle n’a pas, elle, les cheveux blonds !…

MARIE-LOUISE, se dirigeant vers son appartement, à l’essayeuse.

Nous allons essayer par là. Venez ma fille.

(A son fils, avec enthousiasme.)

— Ah ! Franz, c’est à Paris seulement qu’on habille !

LE DUC.

Oui, ma mère.

MARIE-LOUISE, avant de sortir, toute frémissante.

Aimez-vous le goût parisien ?

LE DUC, très gravement.

A Paris, en effet, on vous habillait bien.

(Marie-Louise, Scarampi et la demoiselle entrent dans l’appartement de Marie-Louise emportant les robes à essayer.)

Chargement de la publicité...