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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE PREMIÈRE

DES MASQUES,— puis METTERNICH et L’ATTACHÉ FRANÇAIS, GENTZ, SEDLINSKY, FANNY ELSSLER.

UN MANTEAU VÉNITIEN, à un autre, lui montrant les masques qui passent.

Quel est ce fou ?

L’AUTRE.

Je ne sais pas !

LE PREMIER.

Ce monsignore ?

LE DEUXIÈME.

Je ne sais pas !

LE PREMIER.

Et ce mezzetin ?

LE DEUXIÈME.

Je l’ignore !

UN MATASSIN, survenant.

Mais c’est délicieux !

UN GILLES.

Le grand incognito !

UN POLICHINELLE, traverse le fond en courant, et saisit au vol une Marquise par la taille.

Votre oreille ?

LA MARQUISE.

Pourquoi ?

LE POLICHINELLE, mystérieusement.

Chut ! mon secret !

(Il l’embrasse et se sauve.)

UN PIERROT, assis sur un fût de colonne.

Watteau…

LE POLICHINELLE, repassant au fond, et saisissant par la taille une Isabelle.

Votre oreille ?

LE PIERROT.

… eût aimé ces fuites de basquines…

L’ISABELLE, au Polichinelle.

Pourquoi ?

LE POLICHINELLE, mystérieusement.

Chut ! mon secret !

(Il l’embrasse et se sauve.)

LE PIERROT.

… dans ce décor de ruines !

UN ARLEQUIN, qui rêve, un pied sur la margelle du bassin.

Tout est incertitude et tout est trémolo,
La musique, nos cœurs, le clair de lune, et l’eau !

(Metternich, en habit de cour sous un grand domino noir, entre avec l’attaché militaire français qui est aussi en habit et domino ; il lui explique la fête avec condescendance.)

METTERNICH.

Donc, Monsieur l’attaché d’ambassade de France,
Ici de la pénombre et du demi-silence…

(Il désigne le fond à gauche.)

Et, dans la lumière et dans du bruit, là-bas,
Le bal…

L’ATTACHÉ, admiratif.

Oh ! c’est vraiment…

METTERNICH, négligemment.

C’est joli, n’est-ce pas ?

(Montrant la droite.)

Par là…

L’ATTACHÉ, avec un étonnement respectueux.

Quoi ! vous daignez être mon cicerone ?…

METTERNICH, lui prenant le bras, avec une affectation de frivolité.

Mon cher, je suis moins fier du Congrès de Vérone
Que d’avoir réussi ce bal dans ces jardins,
Et d’avoir mélangé tous ces parfums mondains
A cette âpre senteur nocturne et forestière !
— Donc, par là, la sortie. Au fond, le vestiaire,
De sorte qu’en partant, tout de suite, on pourra
Reprendre sa roulière, ou bien sa witchoura.

(Montrant la porte de gauche.)

Enfin, dans un salon de boulingrin bleuâtre,
Là, près de la Fontaine aux Amours, le théâtre.
Un bijou de petit théâtre, sur lequel
Des amateurs princiers vont nous jouer Michel
Et… je ne sais plus quoi…— piécette à l’eau de rose
D’un Français qui s’appelle Eugène… quelque chose !

L’ATTACHÉ.

On soupe ?…

METTERNICH.

Ici.

L’ATTACHÉ, surpris, regardant autour de lui.

Comment ?

METTERNICH, posant la main sur une caisse d’oranger.

Sur chaque caisson vert
Va neiger une nappe et pleuvoir un couvert !

L’ATTACHÉ, amusé.

Ah ! bah ! les orangers ?…

METTERNICH, enchanté de son effet.

Oui. Tout à l’heure on roule
Ici tous ceux du parc ; sous chaque grosse boule
Deux couples prennent place, affamés et légers…

L’ATTACHÉ.

Enfin, c’est un souper par petits orangers !
C’est admirable !

METTERNICH, modestement.

Eh ! oui !— Quant aux affaires graves…

(A un laquais.)

Allez dire que c’est assez de danses slaves !

(Le laquais sort en courant par la gauche. Revenant à l’attaché.)

Je ne les remets pas à demain, moi. Je pars
Avant souper. Je dois répondre aux Hospodars.
On m’attend.

(A un autre laquais, lui désignant l’intérieur du théâtre.)

Les festons par là sont un peu pingres !

(Revenant à l’attaché.)

Organiser un bal, c’est mon violon d’Ingres :
Puis, quand le bal est bien bondissant et riant,
Je vais te retrouver, Question d’Orient !
J’aime régler des sorts de peuples et des danses,
Arbitre de l’Europe…

L’ATTACHÉ, s’inclinant.

Et de ses élégances !

GENTZ, qui est entré depuis un moment avec une femme en domino, masquée, s’avançant vers eux, un peu gai.

C’est très juste !… Arbiter elegantiarum !

METTERNICH, se retournant.

Tiens ! vous parlez latin ? Qu’avez-vous bu ?

GENTZ, titubant très légèrement.

Du rhum.

METTERNICH.

On a dû, chez Fanny, rester longtemps à table !
Oh ! cette liaison !… Vous n’êtes plus sortable !

GENTZ, avec indignation.

Moi, Fanny ?… C’est fini !

METTERNICH, incrédule.

Ah ?

(Apercevant le préfet de police qui le cherche.)

Sedlinsky !

GENTZ, la main sur son cœur.

Fini !

SEDLINSKY, à Metternich.

Un mot !

(Il lui parle bas.)

GENTZ, continuant de parler à Metternich, qui s’est éloigné.

Fini !

(Le domino qui était avec lui vient le prendre sous le bras. Il se retourne et changeant de ton.)

J’eus tort de t’amener, Fanny !
Si l’on savait que grâce à moi… Quelle imprudence !
Une danseuse…

FANNY.

Ici, c’est pour moi que je danse !

(Elle pirouette. L’attaché français la regarde avec admiration.)

GENTZ, vivement.

On te reconnaîtra !… tâche de danser mal !

METTERNICH, à Sedlinsky.

Un complot, dites-vous ?

SEDLINSKY.

Pour le duc, dans ce bal.

METTERNICH, souriant.

Je n’ai plus peur…

GENTZ, suivant Fanny qui s’éloigne en dansant.

Encor faudrait-il que j’apprisse
Pourquoi tu voulus tant venir ici ?

FANNY.

Caprice !

(Elle sort en valsant. Gentz la suit. L’attaché français aussi.)

METTERNICH, à Sedlinsky.

Je n’ai plus peur du duc. J’ai tué son orgueil.
On ne le verra pas au bal. Il est en deuil.

SEDLINSKY.

Mais on conspire !

METTERNICH, gaiement.

Ah ! bah !

SEDLINSKY.

Des femmes.

METTERNICH, haussant les épaules.

Quelques pecques !

SEDLINSKY.

De grandes dames !…

METTERNICH, ironique.

Oh !…

SEDLINSKY.

… Polonaises et Grecques :
La princesse Grazalcowich !

METTERNICH.

Grazalcowich ?…
C’est terrible !

(A un laquais qui passe.)

Donnez-moi donc une sandwich !

SEDLINSKY.

Vous riez ?… Chut !…

(Il lui désigne un groupe de dominos mauves qui entrent mystérieusement.)

Fuyant l’éclat de la torchère,
Les voici, cherchant l’ombre, et chuchotant…

(Il entraîne Metternich derrière un des orangers.)

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