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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE II

Les Mêmes, MARMONT, LES CONSPIRATEURS.

UNE OMBRE, se détachant du groupe et descendant vers le duc et Flambeau.

Sainte-Hélène.

FLAMBEAU, répondant.

Schœnbrunn.

LE DUC, reconnaissant celui qui s’est avancé.

Marmont !

MARMONT, s’inclinant.

Duc, bonne chance !

LE DUC, désignant ceux qui restent au fond.

Ces ombres ?

MARMONT.

Vos amis.

LE DUC.

Ils restent à distance ?

MARMONT.

C’est que de déranger Votre Altesse ils ont peur,
Et, Sire, que déjà vous êtes l’Empereur.

LE DUC, frissonne, et après un silence.

Empereur ?… Moi ?… Demain ?… Je te pardonne, traître !
J’ai vingt ans et je vais régner !
… Ah ! mon Dieu ! que c’est beau d’avoir vingt ans et d’être
Fils de Napoléon premier !
Ce n’est pas vrai que je suis faible et que je tousse !
Je suis jeune, je n’ai plus peur !
Empereur ?… Moi ?… Demain ?…— Comme la nuit est douce !…

LA VOIX D’UN CONSPIRATEUR, arrivant.

Schœnbrunn.

UNE AUTRE VOIX, répondant.

Sainte-Hélène.

LE DUC.

Empereur !…
Ah ! je la sens ce soir assez vaste, mon âme,
Pour qu’un peuple y vienne prier !
Il me semble que j’ai pour âme Notre-Dame !…

UNE VOIX.

Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Schœnbrunn.

LE DUC.

Régner !…
Régner !— C’est dans ton vent dont le parfum de gloire
Commence à me rapatrier,
Qu’au moment de partir je devais venir boire,
Wagram, le coup de l’étrier !
Régner !— Qu’on va pouvoir servir de grandes causes,
Et se dévouer à présent !
Reconstruire, apaiser, faire de belles choses !…
Ah ! Prokesch, que c’est amusant !
Prokesch, tous ces vieux rois dont les âmes sont sourdes,
Oh ! comme ils doivent s’ennuyer !
J’ai les larmes aux yeux. Je me sens les mains lourdes
Des grâces que je vais signer !
Peuple qui de ton sang écrivis la Légende,
Voici le fils de l’Empereur !
Oh ! toute cette gloire il faut qu’il te la rende,
Et qu’il te la rende en bonheur !
Peuple, on m’a trop menti pour que je sache feindre !
J’ai trop souffert pour t’oublier !
Liberté, Liberté, tu n’auras rien à craindre
D’un prince qui fut prisonnier !
La guerre, désormais, ce n’est plus la conquête,
Mais c’est le droit que l’on défend !…
(Ah ! Je vois une mère, au-dessus de sa tête,
Élever vers moi son enfant !)
D’autres noms, désormais, je veux qu’on s’émerveille
Que Wagram et que Rovigo ;
Mon père aurait voulu faire prince Corneille :
Je ferai duc Victor Hugo !
Je ferai… je ferai… je veux faire… je rêve…

(Il va et vient, s’enivrant, s’enfiévrant ; on s’écarte avec respect.)

Ah ! je vais régner ! J’ai vingt ans !
Une aile de jeunesse et d’amour me soulève !
Ma Capitale, tu m’attends !
Soleil sur les drapeaux ! multitudes grisées !
O retour, retour triomphal !
Parfum des marronniers de ces Champs-Élysées
Que je vais descendre à cheval !
Il m’acclamera donc, ce grand Paris farouche !
Tous les fusils seront fleuris !
— On doit croire embrasser la France sur la bouche,
Lorsqu’on est aimé de Paris !
Paris ! j’entends déjà tes cloches !

UNE VOIX.

Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Schœnbrunn.

LE DUC.

Paris ! Paris ! je vois…
Je vois déjà, dans l’eau troublante de la Seine,
Le Louvre renverser ses toits !
Et vous qui présentiez à mon père les armes.
Dans la neige et dans le simoun,
Vieux soldats, sur mes mains je sens déjà vos larmes !…
Paris !

UNE VOIX dans l’ombre.

Sainte-Hélène.

UNE AUTRE.

Schœnbrunn.

FLAMBEAU, au duc qui, épuisé, chancelle.

Qu’avez-vous ?

LE DUC, se raidissant.

Moi ?… Rien ! rien !

PROKESCH, lui prenant la main.

Vous brûlez !

LE DUC, bas.

Jusqu’aux moelles !…

(Haut.)

— Mais ça s’en va quand je galope ! Et les étoiles
Scintillent comme des molettes d’éperons !
Et voici des chevaux ! et nous galoperons !

(On vient d’amener des chevaux. Flambeau prend par la bride celui qui est destiné au duc et le lui amène.)

PROKESCH, à Marmont, lui montrant les conspirateurs.

Pourquoi ces gens sont-ils venus ?

MARMONT.

Mais pour qu’on sache
Qu’ils ont trempé dans le complot !…

LE DUC.

Une cravache !

UN CONSPIRATEUR, lui en tendant une et se présentant, dans un salut.

Le vicomte d’Otrante !

LE DUC, avec un léger recul.

Hein ? le fils de Fouché ?

FLAMBEAU.

Ce n’est pas le moment d’en être effarouché !

(Il arrange le cheval.)

L’étrier long ?

LE DUC.

Non, court.

UN AUTRE CONSPIRATEUR, saluant.

Cet homme qui s’incline,
C’est Goubeaux, le meilleur agent de la cousine
De Votre Majesté…

(Il salue encore.)

Goubeaux.

LE DUC.

Bien.

GOUBEAUX, resaluant.

L’agent chef.

UN AUTRE CONSPIRATEUR, qui s’est vite avancé.

Pionnet !… Je représente ici le roi Joseph ;
C’est moi qui de sa part apportai les subsides…

LE DUC, à Flambeau qui dispose les brides.

Le filet seulement !

UN AUTRE CONSPIRATEUR, s’avançant et saluant.

J’ai disposé les guides,
Les relais. Vous pourrez, au village prochain,
Vous déguiser.

(Il salue en se nommant.)

Morchain.

FLAMBEAU.

Oui, oui, Machin !

LE CONSPIRATEUR, criant.

Morchain !

UN AUTRE.

On m’a chargé des passeports : besogne ingrate !…
Voilà !

(Il remet les passeports à Flambeau et ajoute avec satisfaction.)

C’est merveilleux, aujourd’hui, comme on gratte !

(Il salue.)

Guibert !

TOUS, parlant à la fois autour du cheval.

Goubeaux !… Pionnet !… Morchain !…

FLAMBEAU, les repoussant.

Nous comprenons !

UN D’EUX, saisissant l’étrier pour le tenir au duc.

Feu votre père avait la mémoire des noms !

UN AUTRE, se précipitant, et se nommant.

Borokowski ! C’est moi — que Monseigneur s’informe !—
Qui fis faire pour la comtesse l’uniforme !

LE DUC, nerveux.

C’est bon ! c’est bon ! de tous je me souviendrai bien !
Et mieux encor de celui-là — qui ne dit rien !

(Il désigne, de la cravache, un homme qui est resté dédaigneusement à l’écart enveloppé dans son manteau.)

Ton nom ?

(L’homme se découvre, s’avance, et le duc reconnaît l’attaché français.)

Quoi ! vous ici ?

L’ATTACHÉ, vivement.

Pas en partisan, Prince ;
En ami seulement !… Certes pour que je vinsse
Il fallut…

FLAMBEAU.

A cheval ! Le ciel blanchit vers l’Est !

LE DUC.

J’empoigne la crinière !—Alea jacta est !

(Il met le pied à l’étrier.)

L’ATTACHÉ.

Duc, à ce rendez-vous, si j’ai voulu me rendre
C’était pour vous défendre, au besoin !

LE DUC, qui allait sauter en selle, s’arrêtant.

Me défendre ?

L’ATTACHÉ.

J’ai cru que vous couriez un danger.

LE DUC, tourné vers lui, le pied toujours à l’étrier.

Un danger ?

L’ATTACHÉ.

Ce drôle,— que demain je compte endommager,—
Quittait le bal tantôt sans m’envoyer le moindre
Témoin. Je lui cours donc après. Je vais le joindre,
Quand dans l’ombre il accoste un autre individu…
Et je reste cloué par un mot entendu !
Il était question de tuer Votre Altesse
Surprise au rendez-vous, ce soir.

LE DUC, avec un cri d’effroi.

Dieu ! la comtesse !

L’ATTACHÉ.

Le rendez-vous… c’était ici. Je le savais
Par vous. J’y suis venu. Tout va bien. Je m’en vais !

LE DUC.

Le rendez-vous ? Mais c’est le pavillon de chasse !
Ils vont assassiner la comtesse à ma place !
— Rentrons !

CRI GÉNÉRAL.

Oh ! non !

UN CONSPIRATEUR.

Pourquoi ?

LE DUC, avec désespoir.

La comtesse !…

PROKESCH, voulant le retenir.

Elle peut
Se faire reconnaître…

LE DUC.

Ah ! tu la connais peu !
Mais cette femme-là se fera, par ces brutes,
Tuer dix fois pour que je gagne dix minutes !
— Rentrons !…

PLUSIEURS.

Non !

LE DUC.

Je ne peux pourtant — rentrons là-bas !—
Souffrir qu’on m’assassine et que je n’y sois pas !

D’OTRANTE.

Tous nos efforts perdus !

UN CONSPIRATEUR, furieux.

S’il faut qu’on reconspire !

MARMONT.

Vous ne pourrez plus fuir !

UN AUTRE.

Et la France ?

UN AUTRE.

Et l’Empire ?

(Ils sont tous autour de lui.)

LE DUC.

Arrière !

MARMONT.

Il faut partir !

LE DUC, avec force.

Il faut rentrer !

PROKESCH.

Oui mais…
Rentrer, c’est abdiquer peut-être à tout jamais
La couronne !

LE DUC.

Partir, c’est abdiquer mon âme !

MARMONT.

On peut sacrifier quelquefois !…

LE DUC.

Une femme ?

MARMONT.

Risquer, pour une femme, au moment du succès…

FLAMBEAU.

Allons ! décidément, c’est un prince français !

LE VICOMTE D’OTRANTE, résolument au duc.

Voulez-vous partir ?

LE DUC.

Non !— Otez-vous, que je passe !

LE VICOMTE D’OTRANTE, aux autres.

S’il ne veut pas partir, qu’on l’enlève !

TOUS, se précipitant vers le duc.

Oui ! Oui !

LE DUC, levant sa cravache.

Place !
Place ! ou, levant ce jonc qui vous cravachera,
Je charge à la façon de mon oncle Murat !
— A moi, Prokesch ! Flambeau !

UN CONSPIRATEUR.

De force, il faut le prendre !

LE DUC, à l’attaché français.

Et vous ! vous qui veniez ici pour me défendre,
C’est en voulant m’ôter le scrupule et la foi
Qu’on veut m’assassiner vraiment : défendez-moi !

L’ATTACHÉ.

Non, Monseigneur, partez !

LE DUC.

Moi ? Comment ? Que je laisse ?…

L’ATTACHÉ.

Partez, je vais aller défendre la comtesse !

LE DUC.

Et vous qui n’êtes pas, Monsieur, mon partisan,
Vous assureriez donc ma fuite ?

L’ATTACHÉ.

Allez-vous-en !
Ce que j’en fais, c’est pour cette femme !

LE DUC.

Sans doute,
Mais…

L’ATTACHÉ, à Prokesch.

Courons tous les deux !— Prokesch connaît la route !

LE DUC, hésitant encore.

Je ne peux…

PLUSIEURS VOIX.

Si ! si ! si !

MARMONT.

C’est le meilleur parti !

(On entend le galop d’un cheval.)

TOUS.

Partez donc !

LA COMTESSE, apparaissant dans l’uniforme du duc, couverte de boue, pâle, échevelée, hors d’haleine.

Malheureux !— vous n’êtes pas parti !
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