SCÈNE VIII
FLAMBEAU, METTERNICH.
FLAMBEAU, bondissant hors du clair de lune et se réfugiant dans l’angle
sombre au fond, à gauche.
Qui donc s’est procuré la clef ?
(La porte s’ouvre.)
METTERNICH entre. Il a pris en traversant un des salons un lourd
candélabre d’argent tout allumé dont il s’éclaire. Il referme la porte en
disant d’un ton résolu.
Non, cette scène
Ne se reproduira jamais !
FLAMBEAU, le reconnaissant avec stupeur.
METTERNICH, allant vers la table et bas, d’un air préoccupé.
Oui… ce soir… lui parler… sans témoin importun…
(Il pose le candélabre sur la table, et, en le posant, voit le petit chapeau.)
Tiens ! je ne savais pas que le duc en eût un.
(Souriant.)
— Ah ! c’est l’archiduchesse encor qui dut lui faire
Passer ce souvenir…
(S’adressant au chapeau.)
Te voilà,— Légendaire !
Il y avait longtemps que…
(Avec un petit salut protecteur.)
(Ironiquement, comme si le chapeau
s’était permis de réclamer.)
(Il lui fait signe qu’il est trop tard.)
— Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :
Je n’ai plus peur.
(Il touche du doigt et riant avec impertinence.)
Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T’enlever, tout le temps, pour se faire acclamer !
— Toi, dont il s’éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite,
Tomber sans qu’aussitôt un roi te ramassât,
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un décrochez-moi-ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?
FLAMBEAU, dans l’ombre, à part.
METTERNICH, tournant le chapeau dans ses mains.
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non.— Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !…
— Car c’est d’un chapelier que la légende part :
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant
de la lumière pour lire,
au fond, le nom du chapelier.)
(Et tout d’un coup, quittant ce ton de persiflage.)
— Ah ! ne crois pas pour toi que ma haine s’endorme !
Je t’ai haï, d’abord, à cause de ta forme,
Chauve-souris des champs de bataille ! chapeau
Qui semblais fait avec deux ailes de corbeau !
A cause des façons implacables et nettes
Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites,
Demi-disque semblant sur le coteau vermeil
L’orbe à demi monté de quelque obscur soleil !
A cause de ta coiffe où le diable s’embusque,
Chapeau d’escamoteur qui, posé noir et brusque,
Sur un trône, une armée, un peuple entier debout,
Te relevais, ayant escamoté le tout !
A cause de ta morgue insupportable ; à cause
De ta simplicité qui n’était qu’une pose,
De ta joie, au milieu des diadèmes d’or,
A n’être insolemment qu’un morceau de castor ;
A cause de la main rageuse et volontaire
Qui t’arrachait parfois pour te lancer à terre ;
De tous mes cauchemars que dix ans tu peuplas ;
Des saluts que moi-même ai dû te faire, plats ;
Et, quand pour le flatter je cherchais l’épithète,
Des façons dont parfois tu restas sur sa tête !
(Et tous ces souvenirs lui remontant, il continue, dans une explosion
de haine clairvoyante.)
Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t’ai haï,
Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi !
Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire
Que tu feras toujours sur le mur de l’histoire !
Et je te hais pour ta cocarde arrondissant
Son gros œil jacobin tout injecté de sang ;
Pour toutes les rumeurs qui de ta conque sortent,
Grand coquillage noir que les vagues rapportent,
Et dans lequel l’oreille écoute, en s’approchant,
Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant !
Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes,
Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes !
(Il a rejeté le chapeau sur la table, et penché maintenant sur lui :)
Et je te hais pour Béranger et pour Raffet,
Pour les chansons qu’on chante, et les dessins qu’on fait,
Et pour tous les rayons qu’on t’a cousus, dans l’île !
Je te hais ! je te hais ! et ne serai tranquille
Que lorsque ton triangle inélégant de drap,
Râpé de sa légende enfin, redeviendra
Ce qu’en France il n’aurait jamais dû cesser d’être :
Un chapeau de gendarme ou de garde champêtre !
Je te…
(Il s’arrête, saisi par le silence, l’heure, le lieu. Et avec un sourire
un peu troublé.)
Mais tout d’un coup… C’est drôle… Le présent
Imite le passé, parfois, en s’amusant…
(Passant la main sur son front.)
De te voir là comme une chose familière,
Cela m’a reporté de vingt ans en arrière ;
Car c’était là, toujours, qu’il te posait ainsi
Lorsqu’il y a vingt ans il habitait ici !
(Il regarde autour de lui avec un frisson.)
C’était dans ce salon qu’on faisait antichambre ;
C’était là qu’attendant qu’il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin,
Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !
(Il s’éloigne un peu, malgré lui, en fixant ce petit chapeau dont le
mystère noir devient dramatique.)
Il te posait ainsi !… C’était comme aujourd’hui…
Des armes… des papiers… On croirait que c’est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu’il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu’en me retournant, je vais,— sur le seuil,— là,
Revoir le grenadier montant la garde…
(Il s’est retourné d’un mouvement naturel, et pousse un cri en voyant,
debout devant la porte du duc, Flambeau qui, d’un pas, est rentré dans le
clair de lune.)
(Un silence. Flambeau, immobile, monte la garde. Ses moustaches et ses
buffleteries sont de neige. Les petits boutons à l’aigle étincellent sur sa poitrine.
Metternich recule, se frotte les yeux.)
— Non.— Non.— Non.— C’est un peu de fièvre, qui dessine !…
Mon tête-à-tête avec ce chapeau m’hallucine !…
(Il regarde, se rapproche. Flambeau est toujours immobile, dans la pose
classique du grenadier au repos, les mains croisées sur le coude de la baïonnette
qui jette un éclair bleu.)
La lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyons ! voyons ! voyons !
(Il marche sur Flambeau, et d’une voix brève.)
Oui… quel est le mauvais plaisant ?
FLAMBEAU, croisant la baïonnette.
METTERNICH, faisant un pas en arrière.
FLAMBEAU, froidement.
METTERNICH, avec un rire un peu forcé, voulant approcher.
Oui… oui… la farce est impayable…
Mais…
FLAMBEAU, croisant la baïonnette.
METTERNICH, reculant.
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Plus bas !— L’Empereur dort.
METTERNICH.
FLAMBEAU, mystérieusement.
METTERNICH, furieux.
Mais je suis le chancelier d’Autriche !
Mais je suis tout ! Mais je peux tout !
FLAMBEAU.
METTERNICH, exaspéré.
Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et…
FLAMBEAU.
METTERNICH, n’en pouvant croire ses oreilles.
FLAMBEAU.
Reichstadt ? Connaissons pas, Reichstadt !
D’Auerstaedt ! d’Elchingen ! c’est des ducs, c’est notoire ;
Reichstadt, c’est pas un duc : c’est pas une victoire !
METTERNICH.
Mais on est à Schœnbrunn, voyons !
FLAMBEAU.
Si l’on y est ?…
Grâce au nouveau succès, on y a son billet !
Et l’on s’y reprépare, avec des ratatouilles,
A ré-administrer au monde des tatouilles !
METTERNICH.
Quoi ? Comment ? Que dit-il ? Un nouveau succès ?
FLAMBEAU.
METTERNICH.
Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent…
FLAMBEAU.
METTERNICH.
FLAMBEAU, tout d’un coup descendant vers lui.
D’où sortez-vous ?… C’est louche !
(Sévère.)
— Pourquoi n’êtes-vous pas encor dans votre couche ?
METTERNICH, se redressant.
FLAMBEAU, le toisant.
Qui donc a laissé passer cet Artaban ?
Le Mameluck ? Il a pris ça sous son turban ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, scandalisé.
Alors, tout se démantibule ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, n’en revenant pas.
Vous entrez, la nuit, dans le grand vestibule ?
METTERNICH.
FLAMBEAU, de plus en plus stupéfait.
Vous franchissez le salon de Rosa
Sans voir le voltigeur que l’on y préposa ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Vous traversez la petite rotonde,
Sans qu’un pareil toupet, un yatagan le tonde ?
Le salon blanc n’est pas de sous-offs habité
Qui, sur le poêle en or, font du punch et du thé ?
Vous ne rencontrez pas quelques vieilles barbiches
Dans la pièce aux chevaux, dans la pièce aux potiches ?
Et dans la galerie, alors, les brigadiers
Trouvent tout naturel que vous vous baladiez ?
(Au comble de l’indignation.)
On peut donc traverser le cabinet ovale
Sans que le Maréchal du Palais vous avale ?
METTERNICH, reculant sous cette abondance inquiétante de
détails précis.
FLAMBEAU.
Ce dogue, alors, c’est un carlin ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Ce palais, alors, c’est un moulin ?
— Et quand vous arrivez au bout de l’enfilade,
Personne ?… Le portier d’appartement… malade ?
Et le valet de chambre ?… absent ?… Et le gardien
Du portefeuille ?… où donc s’est-il mis ?… dans le sien ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Au lieu d’être là pour vous chercher des noises,
L’aide de camp de nuit, que fait-il ?… des Viennoises ?
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Et le moricaud de garde ? il prie Allah ?…
Eh bien ! mais c’est encore heureux que je sois là !
— Quel service !… Oh ! oh ! oh ! s’il y met sa lorgnette,
Je crois qu’il y aura d’l’oignon, d’l’oignon, d’l’oignette !
METTERNICH, hors de lui, et voulant passer pour atteindre la poignée
dorée d’une sonnette, au mur.
FLAMBEAU, s’interposant, terrible.
Ne bougez pas ! Vous le réveilleriez !…
(Avec attendrissement.)
— Il dort sur son petit traversin de lauriers !
METTERNICH, tombant assis dans un fauteuil, près de la table.
Ah ! je raconterai ce rêve !… Il est épique !
(Il approche un doigt de la flamme d’une des bougies, et le retirant
vivement.)
FLAMBEAU.
METTERNICH, tâtant la pointe de la baïonnette que Flambeau
ne cesse de lui présenter.
FLAMBEAU.
METTERNICH, se relevant d’un bond.
Mais je suis réveillé !… Mais je…
FLAMBEAU.
METTERNICH, avec, une seconde, l’angoisse d’un homme qui se
demande s’il a rêvé quinze ans d’histoire.
Mais Sainte-Hélène, alors ?… Waterloo ?…
FLAMBEAU, tombant sincèrement des nues.
(On entend bouger dans la chambre du duc.)
METTERNICH.
FLAMBEAU.
Saperlipopette !
Vous devenez plus blanc qu’un cheval de trompette !
(Prêtant l’oreille au pas qui s’est rapproché de la porte.)
C’est lui ! Sa main tâtonne au battant verrouillé…
Il va sortir. Voilà !
(Avec désespoir.)
METTERNICH.
Non, il ne se peut pas que ce soit lui qui sorte !
Il ne va pas ouvrir lentement cette porte !…
C’est le duc de Reichstadt, voyons ! je n’ai pas peur !
Je sais que c’est le duc ! j’en suis sûr.
(La porte s’ouvre.)
FLAMBEAU, d’une voix sonore.
(Il présente les armes.— Metternich se rejette en arrière.— Mais au
lieu de la terrible petite silhouette trapue que ce grenadier de la Garde présentant
les armes faisait presque attendre, c’est, sur le seuil, l’apparition
chancelante d’un pauvre enfant trop svelte, qui a quitté ses livres pour venir
en toussant voir ce qui se passe, et qui s’arrête, blanc comme son habit, en
levant sa lampe de travail,— rendu plus féminin par son col dégrafé d’où
s’échappe du linge, et par ses cheveux plus blonds sous l’abat-jour.)