SCÈNE II
LE DUC, SEDLINSKY, L’ARCHIDUCHESSE,
LE DOCTEUR, FORESTI, DIETRICHSTEIN.
LE DUC, très naturellement, en jetant un coup d’œil sur les deux jambes
qui, seules, sortent de sous la table.
Tiens ! comment allez-vous, monsieur de Sedlinsky ?
SEDLINSKY, apparaissant stupéfiait, à quatre pattes.
LE DUC.
Un accident. Excusez-moi. Je rentre.
SEDLINSKY, debout.
Vous m’avez reconnu, mais j’étais…
LE DUC.
A plat ventre.
Je vous ai reconnu tout de suite.
(Il voit l’archiduchesse qui entre vivement. Elle est en costume de jardin,
grand chapeau de paille ; sous le bras, un album somptueusement relié,
qu’elle pose sur la table avec son ombrelle. Elle a l’air inquiet.— Le
duc, en la voyant entrer, énervé.)
Allons, bien !
On vous a dérangée…
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE, lui prenant la main.
LE DUC, voyant Dietrichstein qui entre aussi, rapidement, l’air préoccupé,
amenant le docteur Malfatti.
Le docteur !… je ne suis pas malade !
(A l’archiduchesse.)
Rien. Un étouffement. J’ai quitté la parade :
J’ai trop crié, voilà !
(Au docteur, qui, pendant qu’il parle, lui tâte le pouls.)
Docteur, vous m’ennuyez !
(A Sedlinsky, qui profite de l’émotion générale pour gagner la porte.)
C’est très gentil à vous, de ranger mes papiers.
Vous me gâtez. Déjà vous m’aviez par tendresse,
Donné tous vos amis pour laquais.
SEDLINSKY, interdit.
Votre Altesse
Se figure ?…
LE DUC, nonchalamment.
Et vraiment j’en serais très heureux,
Si le service était un peu mieux fait par eux,
Mais on m’habille mal, ma cravate remonte.
Enfin, je vous ferai remarquer, mon cher comte,
— Puisque c’est vous ici que regardent ces soins,—
Que depuis quelques jours mes bottes brillent moins.
(Il s’est assis, se dégantant, après avoir donné son sabre et son chapeau
à son ordonnance qui les emporte.— Un laquais a posé un plateau de rafraîchissements
sur la table.)
L’ARCHIDUCHESSE, voulant servir le duc.
LE DUC, à Sedlinsky qui de nouveau gagnait la porte.
SEDLINSKY.
LE DOCTEUR.
LE DUC, à un des officiers de sa maison.
LE CAPITAINE FORESTI, s’avançant et saluant.
LE DUC.
Manœuvre
Après-demain.— Qu’on soit aux premiers feux du ciel
A Grosshofen.— Compris ? — Va.
FORESTI.
LE DUC, aux autres officiers.
Vous pouvez me laisser, Messieurs. Je vous salue.
(La maison militaire se retire. Sedlinsky va pour sortir avec les officiers.
Le duc le rappelle.)
(Sedlinsky revient. Le duc lui tend du bout des
doigts une lettre qu’il tire de son frac.)
Une encor que vous n’avez pas lue !…
(Sedlinsky remet, d’un air piqué, la lettre sur la table, et sort.)
DIETRICHSTEIN, au duc.
Je vous trouve, avec lui, d’une sévérité !
L’ARCHIDUCHESSE, à Dietrichstein.
Le duc n’a-t-il donc pas toute sa liberté ?
DIETRICHSTEIN.
Oh ! le prince n’est pas prisonnier, mais…
LE DUC.
J’admire
Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?
Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais… Voilà.
Mais… Pas prisonnier, mais… C’est le terme. C’est la
Formule. Prisonnier ?… Oh ! pas une seconde !
Mais… il y a toujours autour de moi du monde.
Prisonnier !… croyez bien que je ne le suis pas !
Mais… s’il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,
Il fleurit tout de suite un œil sous chaque feuille.
Je ne suis certes pas prisonnier, mais… qu’on veuille
Me parler privément, sur le bois de l’huis
Pousse ce champignon : l’oreille !— Je ne suis
Vraiment pas prisonnier, mais… qu’à cheval je sorte,
Je sens le doux honneur d’une invisible escorte.
Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !
Mais… je suis le second à lire mon courrier.
Pas prisonnier du tout ! mais… chaque nuit on place
A ma porte un laquais,—
(Montrant un grand gaillard grisonnant qui
est venu reprendre le plateau, et traverse
le salon pour l’emporter.)
tenez, celui qui passe !—
Moi, le duc de Reichstadt, un prisonnier ?… Jamais !
Un prisonnier !… Je suis un pas-prisonnier-mais.
DIETRICHSTEIN, un peu pincé.
J’approuve une gaieté… bien rare.
LE DUC.
DIETRICHSTEIN, saluant pour prendre congé.
LE DUC, gravement.
DIETRICHSTEIN.
LE DUC.
… Ré-nis-sime !
On m’a donné ce titre, il m’est particulier :
Tâchez une autre fois de ne pas l’oublier !
DIETRICHSTEIN, saluant le duc.
(Il sort.)