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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE XIII

LE DUC, MARIE-LOUISE.

MARIE-LOUISE, entrant, très agitée, dans une superbe toilette de bal, le manteau sur les épaules.— D’Obenaus et Dietrichstein s’éclipsent.

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce encor ? Que vient-on de m’apprendre ?
Vous allez m’expliquer…

LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, le crépuscule.

Ma mère, regardez !
L’heure est belle de calme et d’oiseaux attardés.
Oh ! comme avec douceur le soir perd sa dorure !
Les arbres…

MARIE-LOUISE, s’arrêtant, étonnée.

Comment, toi, tu comprends la nature ?

LE DUC.

Peut-être.

MARIE-LOUISE, voulant revenir à sa sévérité.

Vous allez m’expliquer !…

LE DUC.

Respirez,
Ma mère, ce parfum ! Tous les bois sont entrés,
Avec lui, dans la chambre…

MARIE-LOUISE, se fâchant.

Expliquez-moi, vous dis-je !…

LE DUC, continuant, avec douceur.

Chaque bouffée apporte une branche, et prodige
Bien plus beau que celui dont Macbeth s’effarait,
Ce n’est plus seulement, ma mère, la forêt
Qui marche, la forêt qui marche comme folle :
Ce parfum dans le soir, c’est la forêt qui vole.

MARIE-LOUISE, le regardant avec stupeur.

Comment, toi, maintenant, poétique ?

LE DUC.

Il paraît.

(On entend la musique lointaine d’un bal.)

Écoutez !… une valse !… et banale, on dirait !
Mais elle s’ennoblit en voyageant… Peut-être
Qu’en traversant ces bois que fréquenta le Maître,
Autour d’une fougère ou près d’un cyclamen,
Elle aura rencontré l’âme de Beethoven !

MARIE-LOUISE, qui n’en croit pas ses oreilles.

Quoi ! la musique aussi ?

LE DUC.

Quand je veux.— Mais, ma mère,
Je ne veux pas. Je hais les sons et leur mystère ;
Et devant un beau soir je sens avec effroi
Quelque chose de blond qui s’attendrit en moi.

MARIE-LOUISE.

Ce quelque chose en toi, mon enfant, c’est moi-même !

LE DUC.

Je ne l’aurais pas dit.

MARIE-LOUISE.

Tu le hais ?

LE DUC.

Je vous aime.

MARIE-LOUISE, avec humeur.

Alors… songe un peu plus au tort que tu me fais !
— Mon père et Metternich pour nous furent parfaits !
Ainsi, quand le décret devait te faire comte,
J’ai dit : « Non ! Comte, non ! Au moins duc ! Duc, ça compte ! »
— Tu es duc de Reichstadt.

LE DUC, récitant.

Seigneur de Gross-Bohen,
Buchtierad, Tirnovan, Schwaben, Kron-Pornitz… chen

(Il affecte de prononcer difficilement, comme un Français.)

Si je prononce mal, pardon !

MARIE-LOUISE, avec humeur.

Encore était-ce
Malaisé de régler le rang de Votre Altesse,
D’être, dans un décret, courtois, prudent, exact ;
Rappelez-vous combien ces gens ont eu de tact !
Tout s’est passé de la façon la plus légère ;
On n’a pas prononcé le nom de votre père.

LE DUC.

Pourquoi n’a-t-on pas mis : né de père inconnu ?

MARIE-LOUISE.

Tu peux être le prince — avec ton revenu —
Le plus aimable de l’Autriche — et le plus riche !

LE DUC.

Le plus riche…

MARIE-LOUISE.

Et le plus aimable…

LE DUC.

De l’Autriche !

MARIE-LOUISE.

Goûtez votre bonheur !

LE DUC.

J’en exprime les sucs !

MARIE-LOUISE.

Vous êtes le premier après les archiducs !
Et vous épouserez un jour quelque princesse
Ou quelque archiduchesse ou bien quelque…

LE DUC, d’une voix tout à coup profonde.

Sans cesse
Je revois, tel qu’enfant je l’entrevis un jour,
Son petit trône au dossier rond comme un tambour,
Et, d’un or qu’a rendu plus divin Sainte-Hélène,
Au milieu du dossier, petite et simple, l’N,
— La lettre qui dit : « Non ! » au temps !

MARIE-LOUISE, interdite.

Mais…

LE DUC, farouchement.

Je revois
L’N dont il marquait à l’épaule les rois !

MARIE-LOUISE, se redressant.

Les rois dont vous avez du sang par votre mère !

LE DUC.

Je n’en ai pas besoin de leur sang ! Pourquoi faire ?

MARIE-LOUISE.

Ce fameux héritage ?…

LE DUC.

Il me semble mesquin !

MARIE-LOUISE, indignée.

Quoi ! vous n’êtes pas fier du sang de Charles-Quint ?

LE DUC.

Non ! car d’autres que moi le portent dans leurs veines ;
Mais lorsque je me dis que j’ai là, dans les miennes,
Celui d’un lieutenant qui de Corse venait…
Je pleure en regardant le bleu de mon poignet !

MARIE-LOUISE.

Franz !

LE DUC, s’exaltant de plus en plus.

A ce jeune sang le vieux ne peut que nuire.
Si j’ai du sang des rois, il faut qu’on me le tire !

MARIE-LOUISE.

Taisez-vous !

LE DUC.

Et d’ailleurs, que dis-je ?… Si j’en eus,
Je suis sûr que depuis longtemps je n’en ai plus !
Les deux sangs ont en moi dû se battre, et le vôtre
Aura, comme toujours, été chassé par l’autre !

MARIE-LOUISE, hors d’elle.

Tais-toi, duc de Reichstadt !

LE DUC, ricanant.

Oui, Metternich, ce fat,
Croit avoir sur ma vie écrit : « Duc de Reichstadt ! »
Mais haussez au soleil la page diaphane :
Le mot « Napoléon » est dans le filigrane !

MARIE-LOUISE, reculant épouvantée.

Mon fils !

LE DUC, marchant sur elle.

Duc de Reichstadt, avez-vous dit ? Non, non !
Et savez-vous quel est mon véritable nom ?
C’est celui qu’au Prater la foule qui s’écarte
Murmure autour de moi : « Le petit Bonaparte ! »

(Il l’a saisie par les poignets, et il la secoue.)

Je suis son fils ! rien que son fils !

MARIE-LOUISE.

Tu me fais mal !

LE DUC, lui lâchant les poignets, et la serrant dans ses bras.

Ah ! ma mère ! pardon, ma mère…

(Avec la plus tendre et la plus douloureuse pitié.)

Allez au bal !

(On entend l’orchestre, au loin, jouer légèrement.)

Oubliez ce que j’ai dit là ! C’est du délire !
Vous n’avez pas besoin même de le redire,
Ma mère, à Metternich…

MARIE-LOUISE, déjà un peu rassurée.

Non, je n’ai pas besoin ?…

LE DUC.

La valse avec douceur vient de reprendre au loin…
Non ! ne lui dites rien. Et cela vous évite
Des ennuis. Oubliez ! Vous oubliez si vite !

MARIE-LOUISE.

Mais je…

LE DUC, lui parlant comme à une enfant, et la poussant insensiblement vers la porte.

Pensez à Parme ! au palais de Salla !
A votre vie heureuse ! Est-ce que ce front-là
Est fait pour qu’il y passe une ombre d’aile noire ?
— Ah ! je vous aime plus que vous n’osez le croire !—
Et ne vous occupez de rien ! pas même — ô dieux !—
D’être fidèle ! Allez, je le serai pour deux !
Souffrez que vers ce bal, tendrement, je vous pousse.
Bonsoir. Ne mouillez pas vos souliers dans la mousse.

(Il la baise au front.)

Voici, par des baisers, les soucis enlevés,
— Et vous êtes coiffée à ravir !

MARIE-LOUISE, vivement.

Vous trouvez ?

LE DUC.

La voiture est en bas. Il fait beau. L’ombre est claire.
Bonsoir, maman. Amusez-vous !

(Marie-Louise sort. Il descend en chancelant et tombant assis devant sa table, la tête dans ses mains.)

Ma pauvre mère !

(Changeant de ton et attirant à lui des livres et des papiers, sous la lampe.)

Travaillons !

(On entend le roulement d’une voiture qui s’éloigne. La porte du fond se rouvre mystérieusement et l’on aperçoit Gentz introduisant une femme emmitouflée.)

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