SCÈNE X
LE DUC, LE JEUNE HOMME ; puis, un instant,
LA COMTESSE CAMERATA.
LE DUC, dès que la porte s’est refermée, se tournant vers le jeune homme, avidement.
Vous, qui donc êtes-vous ?
LE JEUNE HOMME, très romantique.
Qu’importe ? un anonyme…
Las de vivre en un temps qui n’a rien de sublime,
Et de fumer sa pipe en parlant d’idéal.
Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal.
Suis-je ? Je voudrais être,— et ce n’est pas commode.
Je lis Victor Hugo. Je récite son Ode
A la Colonne. Je vous conte tout cela
Parce que tout cela, mon Dieu, c’est toute la
Jeunesse ! Je m’ennuie avec extravagance ;
Et je suis, Monseigneur, artiste et Jeune France.
De plus, carbonaro, pour vous servir. L’ennui
Ne me laissant jamais deux minutes sans lui,
J’ai porté des gilets plus ou moins écarlates,
Et je me suis distrait avec ça : les cravates,
J’y fus très compétent. Voilà pourquoi d’ailleurs
On me charge aujourd’hui de jouer les tailleurs.
J’ajoute, pour poser en pied mon personnage,
Que je suis libéral et basiléophage.
— Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.
LE DUC, un peu surpris.
Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.
LE JEUNE HOMME, après un sourire, plus simple.
Ne me jugez pas trop sur ce qu’ils ont d’étrange ;
Un besoin d’étonner, malgré moi, me démange ;
Mais sincère est le mal dont je me sens ronger,
Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !
LE DUC, rêveur.
LE JEUNE HOMME.
Un grand dégoût frémissant…
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
L’inquiétude sourde…
La mauvaise fierté de ce que nous souffrons…
L’orgueil de promener le plus pâle des fronts…
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
Le dédain de ceux qui peuvent vivre
Satisfaits…
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Dans quel livre,
Vous si jeune, avez-vous appris le cœur humain ?
C’est là ce que je sens !
LE DUC.
Donne-moi donc la main.
Puisque comme un jeune arbre, ami, que l’on transplante,
Emporte sa forêt dans sa sève ignorante,
Et, quand souffrent au loin ses frères, souffre aussi,
Sans rien savoir de vous, moi, j’ai tout seul, ici,
Senti monter du fond de mon sang le malaise
Dont souffre en ce moment la jeunesse française !
LE JEUNE HOMME.
Je crois que notre mal est le vôtre plutôt ;
Car d’où tombe sur vous ce trop pesant manteau ?
— Enfant à qui d’avance on confisqua la gloire,
Prince pâle, si pâle en la cravate noire,
De quoi donc êtes-vous pâle ?
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Eh bien ! faibles, fiévreux, tourmentés par jadis,
Murmurant comme vous : Que reste-t-il à faire ?…
Nous sommes tous un peu les fils de votre père.
LE DUC, lui mettant la main sur l’épaule.
Vous êtes ceux de ses soldats : c’est aussi beau !
Et ce n’est pas un moins redoutable fardeau…
Mais cela m’enhardit. Je peux parfois me dire :
Ils ne sont que les fils des héros de l’Empire,
Ils se contenteront du fils de l’Empereur.
(A ce moment, la porte de l’appartement de Marie-Louise s’ouvre,
et la comtesse Camerata entre, feignant de chercher quelque chose.)
LA COMTESSE, à voix très haute.
(Bas.)
Chut ! Je vends avec fureur !
LE DUC, à mi-voix, rapidement.
LA COMTESSE, de même.
Mais j’aimerais mieux vendre des épées !
C’est vexant de parler la langue des poupées !
LE DUC.
LA VOIX DE MARIE-LOUISE, dehors.
LA COMTESSE, haussant la voix.
LE DUC, lui prenant la main, bas.
Il paraît que dans cette fine main-là
La cravache…
LA COMTESSE, de même, riant.
J’adore un cheval qui se cabre !
LE DUC.
Vous faites du fleuret, paraît-il ?
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE, criant, vers la porte restée entr’ouverte.
Mais vraiment je la cherche partout !
(Bas, au duc.)
Prête pour Ton Altesse Impériale, à tout !
LE DUC.
Cousine, vous avez le cœur d’une lionne !
LA COMTESSE.
LE DUC.
LA COMTESSE.
LA VOIX DE SCARAMPI, dehors.
LA COMTESSE, haut.
LA VOIX DE MARIE-LOUISE, impatientée.
LA COMTESSE, vite, bas, s’éloignant du duc.
Je me sauve ! Causez de notre grand dessein !
(Poussant un cri comme si elle trouvait l’écharpe, qu’elle tire de son
corsage où elle l’avait cachée.)
(La voix de SCARAMPI.)
LA COMTESSE.
Elle était sur la harpe !
(Elle entre dans la chambre, en disant :)
Alors, vous comprenez, on fronce cette écharpe…
(La porte se ferme.)
LE JEUNE HOMME, ardemment, au duc.
Eh bien ! acceptez-vous ?
LE DUC, calme.
Ce que je comprends mal,
C’est ce bonapartisme aigu d’un libéral.
LE JEUNE HOMME, riant.
LE DUC.
Vous m’arrivez, en somme,
Par un détour !
LE JEUNE HOMME.
Tout chemin mène au Roi de Rome !
Mon rouge, que j’ai cru solidement vermeil,
A déteint…
LE DUC, ironique.
Ce fut un déjeuner de soleil.
LE JEUNE HOMME.
D’Austerlitz !— Oui, l’histoire à la tête nous monte.
Les batailles qu’on ne fait plus, on les raconte ;
Et le sang disparaît, la gloire seule luit !
Si bien qu’avec un I majuscule, Il, c’est Lui !
C’est maintenant qu’il fait ses plus belles conquêtes :
Il n’a plus de soldats, mais il a les poètes !
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
Bref,— les temps bourgeois,— ce dieu qu’on exila,
Vous,— votre sort touchant,— notre ennui,— tout cela…
Je me suis dit…
LE DUC.
Vous vous êtes dit, en artiste,
Que ce serait joli d’être bonapartiste.
LE JEUNE HOMME, démonté.
Hein ? — Mais… vous acceptez ?
LE DUC.
LE JEUNE HOMME.
LE DUC.
J’écoutais bien.
Et vous étiez charmant quand vous parliez, mais rien
Ne fut dans votre voix la France toute pure :
Il y avait la mode et la littérature !
LE JEUNE HOMME, se désolant.
J’ai maladroitement rempli ma mission !
Si la comtesse, là, pouvait vous parler…
LE DUC.
Non !
J’aime dans son regard cette audace qui brille,
Mais ce n’est pas la France, elle,— c’est ma famille !
— Quand vous me revoudrez… plus tard… une autre fois…
Que votre appel soit fait par une de ces voix
Où l’âme populaire, avec rudesse, tremble !
Mais, jeune byronien,— âme qui me ressemble !—
Rien ne m’eût décidé, ce soir ; sois sans regret :
Car, pour être empereur, je ne me sens pas prêt !