SCÈNE III
Les Mêmes, LE DUC, L’ARCHIDUCHESSE.
(La Famille Impériale se retire peu à peu.)
LE DUC, calme et avec une majesté soudaine.
J’assurerai d’abord de ma reconnaissance
Le cœur qui, se brisant, a rompu le silence…
Que celle qui pleura n’en ait aucun remord :
On n’avait pas le droit de me voler ma mort.
(Aux archiducs et aux archiduchesses qui s’éloignent avec respect.)
Laissez-moi, maintenant, ma famille autrichienne !
« Mon fils est né prince français ! Qu’il s’en souvienne
« Jusqu’à sa mort ! » Voici l’instant : il s’en souvient !
(Aux princes qui sortent.)
(Et cherchant du regard autour de lui.)
Quel est le cœur qui s’est brisé ?
THÉRÈSE, qui est restée agenouillée, humble, dans un coin.
LE DUC, faisant un pas vers elle, avec douceur.
Vous n’êtes pas très raisonnable.— Sur un livre
Vous avez autrefois pleuré de me voir vivre
En Autrichien,— avec à mon habit des fleurs…
Maintenant, vous pleurez en voyant que j’en meurs.
(L’Archiduchesse et la Comtesse le mènent jusqu’à un fauteuil dans
lequel il tombe.)
THÉRÈSE, qui s’est relevée, se rapproche, et d’une voix timide.
LE DUC.
THÉRÈSE.
LE DUC.
THÉRÈSE.
LE DUC, mélancoliquement.
THÉRÈSE.
LE DUC, à la comtesse.
Madame,
Vous me l’aviez caché, qu’elle y était… Pourquoi ?
LA COMTESSE.
LE DUC.
Et qui donc, près de moi,
Vous a, toutes les deux, fait venir ?
(La Comtesse et Thérèse lèvent les yeux vers l’Archiduchesse.)
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC.
L’ARCHIDUCHESSE.
LE DUC, avec un sourire.
Les femmes m’ont aimé comme on aime un enfant.
(Elles font un geste de protestation.)
(A Thérèse.)
(A l’Archiduchesse.)
(A la Comtesse.)
et qu’on défend !
Et leurs doigts maternels, toujours, au front du prince,
Cherchaient les boucles d’or du portrait de Lawrence !
LA COMTESSE.
Non ! nous avons connu ton âme et ses combats !…
LE DUC, secouant tristement la tête.
Et l’Histoire, d’ailleurs, ne se souviendra pas
Du prince que brûlaient toutes les grandes fièvres…
Mais elle reverra, dans sa voiture aux chèvres,
L’enfant au col brodé qui, rose, grave, et blond,
Tient le globe du monde ainsi qu’un gros ballon !
MARIE-LOUISE.
Parlez-moi !— Je suis là !…— Qu’une parole m’ôte
Le poids de mes remords ! J’étais — est-ce ma faute ? —
Trop petite à côté de vos rêves trop grands !
Je n’ai qu’un pauvre cœur d’oiseau, je le comprends !
C’est la première fois, aujourd’hui, qu’il s’arrête,
Cet éternel grelot qui tourne dans ma tête !
— Vous pourriez bien, de moi, vous occuper un peu…
Pardonnez-moi, mon fils !
LE DUC.
Inspirez-moi, mon Dieu,
La parole profonde, et cependant légère,
Avec laquelle on peut pardonner à sa mère !
(A ce moment un laquais, qui est entré sans bruit, s’avance vers
Marie-Louise. Elle l’aperçoit et comprend.)
MARIE-LOUISE, essuyant ses larmes, au duc.
Ce berceau… qu’hier soir vous avez fait prier
D’apporter…
LE LAQUAIS.
(Le duc fait signe qu’il veut le voir. Tandis qu’on va le chercher,
il aperçoit Metternich pâle et immobile. Il se lève.)
LE DUC.
Monsieur le Chancelier,
Je meurs trop tôt pour vous : versez donc une larme !
METTERNICH.
LE DUC, fièrement.
J’étais votre force, et ma mort vous désarme !
L’Europe qui jamais n’osait vous dire non
Quand vous étiez celui qui peut lâcher l’Aiglon,
Demain, tendant l’oreille et reprenant courage,
Dira : « Je n’entends plus remuer dans la cage !… »
METTERNICH.
(On apporte le grand berceau de vermeil du Roi de Rome.)
LE DUC.
Le berceau dont Paris m’a fait don !
Mon splendide berceau, dessiné par Prudhon !
J’ai dormi dans sa barque aux balustres de nacre,
Bébé dont le baptême eut la pompe d’un sacre !
— Approchez ce berceau du petit lit de camp
Où mon père a dormi dans cette chambre, quand
La Victoire éventait son sommeil de ses ailes !
(Le berceau est maintenant contre le petit lit.)
— Plus près,— faites frôler le drap par les dentelles !
Oh ! comme mon berceau touche mon lit de mort !
(Il met la main entre le berceau et le lit en murmurant :)
Ma vie est là, dans la ruelle…
THÉRÈSE, éclatant en sanglots sur l’épaule de la Comtesse.
LE DUC.
Et le sort,
Dans la ruelle mince — oh ! trop mince et trop noire !—
N’a pu laisser tomber une épingle de gloire !
— Couchez-moi sur ce lit de camp !…
(Le docteur et Prokesch, aidés par la Comtesse, le conduisent au lit
de camp.)
PROKESCH, au docteur.
(La Comtesse a tiré de sa poitrine un grand cordon de la Légion
d’honneur, et tout en installant le prince dans ses coussins, elle le lui
passe légèrement sans qu’il s’en aperçoive.)
LE DUC, voit soudain la moire rouge sur son linge, sourit, cherche des
mains la croix, et la porte à ses lèvres. Puis il dit en regardant le berceau.
J’étais plus grand dans ce berceau que dans ce lit !
Des femmes me berçaient… Oui, j’avais trois berceuses
Qui chantaient des chansons vieilles et merveilleuses !
Oh ! les bonnes chansons de Madame Marchand !…
Qui donc, pour m’endormir, me bercera d’un chant ?
MARIE-LOUISE, agenouillée près de lui.
Mais ta mère, mon fils, peut te bercer, je pense !
LE DUC.
Est-ce que vous savez une chanson de France ?
MARIE-LOUISE.
LE DUC, à Thérèse.
THÉRÈSE.
LE DUC.
Oh ! chantez à mi-voix :
Il pleut, bergère…
(Elle fredonne l’air.)
ou bien : Nous n’irons plus au bois…
(Elle fredonne encore.)
Et chantez : Sur le pont d’Avignon… pour me faire
Endormir doucement dans l’âme populaire…
(Elle murmure maintenant la ronde qu’il demande.)
Il en est une encore… oui… que j’aimais beaucoup :
Ah ! ah ! c’est celle-là qu’il faut chanter surtout !
(Il se soulève, l’œil hagard, et chante :)
Il était un p’tit homme,
Tout habillé de gris !…
(Sa main va vers la statuette de l’Empereur, et il retombe.)
THÉRÈSE.
Tombe, mil huit cent trente après mil huit cent onze !
LA COMTESSE.
Comme un cristal brisé par un écho de bronze !…
L’ARCHIDUCHESSE.
Comme un accord de harpe après des airs guerriers !…
THÉRÈSE.
Comme un lys qui sans bruit tombe sur des lauriers !
LE DOCTEUR, après s’être penché sur le prince.
Monseigneur est très mal. Il faut que l’on s’écarte !
(Les trois femmes s’éloignent du lit.)
THÉRÈSE.
L’ARCHIDUCHESSE.
LA COMTESSE.
MARIE-LOUISE, qui, près du lit, a reçu la tête du duc sur son épaule.
Sur mon épaule, là, son front s’appesantit !
LA COMTESSE, s’agenouillant au bout de la chambre.
L’ARCHIDUCHESSE, de même.
THÉRÈSE, de même.
LE DUC, délirant.
Les chevaux ! Les chevaux !
LE PRÉLAT, qui est entré depuis un moment avec des enfants de
chœur portant des cierges allumés.
LE DUC.
Les chevaux pour aller au-devant de mon père !
(De grosses larmes coulent sur ses joues.)
MARIE-LOUISE, au duc qui la repousse.
Mais je suis là, mon fils, pour essuyer vos pleurs !
LE DUC.
Non ! laissez approcher les Victoires, mes sœurs !
Je les sens, je les sens, ces glorieuses folles,
Qui viennent dans mes pleurs laver leurs auréoles !
MARIE-LOUISE.
LE DUC, tressaillant.
Qu’ai-je dit ? Je n’ai rien dit !… Hein ! Quoi ?
(Il regarde autour de lui comme s’il craignait qu’on n’eût compris.)
(Et mettant un doigt sur ses lèvres.)
C’est un secret entre mon père et moi.
(Il désigne le voile de dentelles du berceau.)
Donnez, que de ce voile exquis je m’enveloppe
Pour pousser le soupir qui délivre l’Europe !
Trop de gens ont besoin de ma mort… et je meurs
D’avoir été tué, tout bas, dans trop de cœurs !
(Il ferme un instant les yeux.)
… Ah ! mon enterrement sera laid… Des arcières…
Quelques laquais portant des torches aux portières…
Les capucins diront leurs chapelets de buis…
Et puis ils me mettront dans leur chapelle… et puis…
(Il pâlit affreusement, se mord les lèvres.)
MARIE-LOUISE.
Explique ce que sont tes douleurs ?
LE DUC.
Surhumaines…
Et puis la Cour prendra le deuil pour six semaines !
LA COMTESSE.
Voyez ! au lieu du drap, il ramène sur lui
Le voile du berceau !
LE DUC, haletant.
Ce sera très laid… oui…
Mais il faut en mourant… oui… que je me souvienne…
Qu’on baptise à Paris mieux qu’on n’enterre à Vienne !
(Appelant.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN, s’avançant.
LE DUC, balançant d’une main le berceau.
Oui… j’attendrai la mort
En berçant le passé dans ce grand berceau d’or !
(De l’autre main il tire un livre qui est sous son oreiller, et le tend
au général.)
(Le général prend le livre. Le duc se remet à balancer
le berceau.)
Le passé… je le berce… et c’est comme
Si le Duc de Reichstadt berçait le Roi de Rome !
— Général, voyez-vous l’endroit marqué ?
LE GÉNÉRAL HARTMANN, qui a ouvert le livre.
LE DUC.
Bien. Pendant que je meurs, lisez à haute voix.
MARIE-LOUISE, criant.
Non ! non ! je ne veux pas, mon enfant, que tu meures !
LE DUC, solennellement, après s’être remonté sur ses coussins.
Vous pouvez commencer à lire.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, lisant debout au pied du lit.
Vers sept heures,
Les chasseurs de la Garde apparaissent, formant
La tête du cortège…
MARIE-LOUISE, comprenant ce qu’il se fait lire, tombe à genoux en
pleurant.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
A ce moment,
La foule, où l’on peut voir sangloter plus d’un homme,
Pousse un immense cri : Vive le Roi de Rome !
MARIE-LOUISE.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les coups de canon s’étant précipités,
Le Cardinal vient recevoir Leurs Majestés ;
Le cortège entre ; il est réglé par les usages ;
Les huissiers, les hérauts d’armes, leur chef, les pages,
Les divers officiers d’ordonnance, les…
(Voyant que le duc a fermé les yeux, il s’arrête.)
LE DUC, rouvrant les yeux.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les chambellans avec les préfets du palais ;
Les ministres ; le grand écuyer…
LE DUC, d’une voix défaillante.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Les grands aigles ; les grands officiers de l’Empire ;
La princesse Aldobrandini tient le chrémeau ;
Les comtesses Vilain XIV et de Beauveau
Ont l’honneur de porter l’aiguière et la salière…
LE DUC, de plus en plus pâle et se raidissant.
Lisez toujours, Monsieur. Soulevez-moi, ma mère.
(Marie-Louise aidée de Prokesch le soulève sur ses oreillers.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
Puis le grand-duc, auprès du petit souverain,
Remplaçant l’Empereur d’Autriche, son parrain ;
Puis vient la reine Hortense ; aux côtés de la reine
Vient Son Altesse Impériale la Marraine.
Enfin le roi de Rome est apparu, porté
Par Madame de Montesquiou. Sa Majesté,
Dont la foule put admirer la bonne mine,
Avait un grand manteau d’argent doublé d’hermine,
Que le duc de Valmy soulevait de deux doigts.
Puis les princes…
LE DUC.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, passant une page.
LE DUC.
Passez les rois. La fin de la cérémonie !
LE GÉNÉRAL HARTMANN, après avoir passé plusieurs pages.
LE DUC.
J’entends moins bien. Plus haut !
LE DOCTEUR, à Prokesch.
LE GÉNÉRAL HARTMANN, d’une voix éclatante.
Alors, quand le héraut eut trois fois, dans le chœur,
Crié : « Vive le roi de Rome ! » l’Empereur,
Avant qu’on ne rendît l’enfant à sa nourrice,
Le prit entre les bras de…
(Il hésite en regardant Marie-Louise.)
LE DUC, vivement, et posant avec une noblesse infinie la main sur les
cheveux de Marie-Louise agenouillée.
(A ce mot qui pardonne et qui la recouronne, la mère éclate en sanglots.)
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
L’éleva pour l’offrir à l’acclamation ;
Le Te Deum…
LE DUC, dont la tête se renverse.
MARIE-LOUISE, se jetant sur son corps.
LE DUC, rouvrant les yeux.
LE GÉNÉRAL HARTMANN.
… Le Te Deum emplit le vaste sanctuaire,
Et le soir même, dans la France tout entière,
Avec la même pompe, avec le même élan…
LE DOCTEUR, touchant le bras du général Hartmann.
(Silence. Le général referme le livre.)
METTERNICH.
Vous lui remettrez son uniforme blanc.
FIN