SCÈNE IV
LE DUC, PROKESCH.
DES MASQUES passent de temps en temps.
PROKESCH, au duc.
Quoi ! parmi ces gaietés une langueur pareille ?
Qu’a donc fait Metternich ?
(Mouvement du duc.)
LA CHINOISE, qui repasse avec l’Ours, remarquant un bloc de pierre
qu’il porte sous son bras.
Mais que portez-vous donc sous le bras ?
L’OURS, flegmatiquement.
(Ils s’éloignent.)
PROKESCH, au duc.
Le complot va très bien, si j’en crois plusieurs signes.
(Il tire de sa poche un billet.)
Ne m’a-t-on pas remis, ce matin, ces deux lignes ?
(Il lit.)
Dites-lui de venir de bonne heure et qu’il ait
Son uniforme sous un manteau violet !
— Prince, c’est pour ce soir, car ce billet…
LE DUC, prenant le billet et le chiffonnant entre ses doigts.
Doit être
D’une femme qui veut au bal me reconnaître !
J’ai suivi le conseil, d’ailleurs, n’étant ici
Venu que pour chercher aventure.
PROKESCH, désolé.
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC, à lui-même.
Oh ! ce serait un crime
Que de faire monter, pays clair et sublime,
Sur ton splendide petit trône impérial
Un être de malheur, d’ombre et d’Escurial !
Et si, lorsque plus tard, je serai sur ce trône,
Le Passé m’allongeant dans l’âme sa main jaune,
Venait y déterrer, de ses ongles hideux,
Je ne sais quel Rodolphe ou quel Philippe Deux ?…
J’ai peur qu’au bruit flatteur et doré des abeilles,
Monstre qui dors peut-être en moi, tu te réveilles !
PROKESCH, riant.
Mais voyons, Monseigneur, vous êtes fou !
LE DUC, tressaillant, et avec un regard qui fait reculer Prokesch.
PROKESCH, comprenant l’angoisse du prince.
LE DUC, lentement.
Au fond de leurs châteaux de rois,
Dans leur retraite castillane ou bohémienne,
Ils ont tous eu la leur !… Quelle sera la mienne ?…
Voyons, décidons-le !… Je me résous, tu vois.
Mais voici le moment de choisir.
(Avec un rire amer.)
J’ai le choix.
Des aïeux prévenants m’ouvrent le catalogue !…
Serai-je mélomane ? oiseleur ? astrologue ?
Marmonneur d’oremus ? ou souffleur d’alambic ?
PROKESCH.
Je ne comprends que trop ce qu’a fait Metternich !
(Baissant la voix.)
Des malheureux Habsbourg, il vous dressa la liste ?
LE DUC.
Ah ! dame, ils ont tous eu la démence un peu triste !
Mais des parfums mêlés font des parfums nouveaux,
Et mon cerveau, bouquet de ces sombres cerveaux,
Va peut-être en produire une autre, plus jolie !
Voyons, quelle sera la mienne, de folie ?
Eh ! pardieu, mes penchants vaincus jusqu’à ce jour
Nous le disent assez : moi, ce sera l’amour !
Je veux aimer, aimer,
(De son poing fermé, il frappe rageusement sa lèvre.)
écraser avec haine,
Sous des baisers d’amour cette lèvre autrichienne !
PROKESCH.
LE DUC, parlant avec une volubilité fiévreuse.
Mais, mon cher, à la réflexion,
C’est logique, Don Juan fils de Napoléon !
C’est la même âme, au fond, toujours insatisfaite,
C’est le même désir incessant de conquête !…
O magnifique sang qu’un autre a corrompu
Et qui, voulant éclore en César, n’a pas pu,
Ton énergie en moi n’est donc pas toute morte :
Cela fait un Don Juan, lorsqu’un César avorte !
Oui, c’est une façon d’être encore un vainqueur !
Ainsi, je connaîtrai cette fièvre de cœur
Fatale, dit Byron, à ceux qu’elle dévore…
Et c’est une façon d’être mon père encore !
— Bah ! qui sait, après tout, s’il est plus important
De conquérir le monde ou d’aimer un instant ?
Soit ! soit ! c’est bien qu’ainsi finisse la Légende,
Et que ce conquérant de cet autre descende !
Soit ! je serai le reflet blond du héros brun,
Qui s’en allait les battant tous l’un après l’un,
Et tandis que je les vaincrai l’une après l’une,
Mes soleils d’Austerlitz seront des clairs de lune !
PROKESCH.
Ah ! taisez-vous, car c’est trop tristement railler !…
LE DUC.
Oui, je sais bien, j’entends des spectres me crier,
Spectres aux habits bleus, tordus par la rafale :
« Eh bien ! alors, cette épopée impériale,
« Nos travaux, nos clairons, la gloire ?… Eh bien ! alors
« Cette neige, ce sang, l’Histoire… et tant de morts
« Sur tant de champs où tant de fois nous triomphâmes,
« Cela te sert à quoi, petit ? » — « A plaire aux femmes ! »
C’est beau, sur le Prater, parmi les voiturins,
De monter un cheval de trois mille florins
Que l’on peut appeler Iéna ! C’est une aigrette
Certaine, qu’Austerlitz, aux yeux d’une coquette !…
PROKESCH.
Vous n’aurez pas le cœur, ainsi, de la porter !
LE DUC.
Mais si, mais si, mon cher, et je ferai monter
— Car c’est, sur un amant, une chose qui flatte !—
L’aigle rapetissée en épingle à cravate !
(L’orchestre, qui s’était tu un moment, reprend au loin.)
De la musique !… Et tu n’es plus, fils de César,
Qu’un Don Juan de Mozart !…
(Ricanant.)
Pas même de Mozart :
De Strauss !
(Il salue gravement Prokesch.)
(Et pirouettant avec une gaieté désespérée.)
Il faut que je devienne
Inutile et charmant, comme un objet de Vienne !
(Il va sortir, il s’arrête en voyant paraître l’archiduchesse.)
PROKESCH, épouvanté de l’éclair trouble de ses yeux.
LE DUC, du coin mauvais de la bouche.
(Et repoussant Prokesch qui s’écarte à regret, il s’avance d’un pas
traînant vers l’Archiduchesse. L’Archiduchesse porte un costume très
simple : jupe courte, corsage à basques, fichu, tablier, bonnet ; enfin,
tout à fait pareille au fameux tableau de Liotard, elle tient avec conviction
devant elle un petit plateau sur lequel sont posés une tasse de chocolat
et un verre d’eau.)