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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE V

LE DUC, d’abord avec L’ARCHIDUCHESSE, puis avec THÉRÈSE.

LE DUC, à l’Archiduchesse, languissamment.

Oh ! le profond parfum qu’ont les tilleuls, ce soir !

L’ARCHIDUCHESSE.

As-tu vu mon petit plateau ?… J’en suis très fière !

LE DUC.

Vous êtes déguisée en ?…

L’ARCHIDUCHESSE.

En Chocolatière
De Dresde.

LE DUC.

Ra-vis-sant !… mais votre chocolat
Doit bien vous ennuyer.

L’ARCHIDUCHESSE, s’éventant avec le plateau de carton, sur lequel le verre et la tasse restent collés.

Mais non !

LE DUC, qui s’est assis sur le banc, lui faisant place auprès de lui,— avec une familiarité tendre.

Mettez-vous là !

L’ARCHIDUCHESSE, s’asseyant gaiement.

Eh bien ! Franz, aimons-nous un petit peu la vie ?

LE DUC.

J’aime être le neveu d’une tante jolie.

L’ARCHIDUCHESSE.

Moi j’aime être la tante, aussi, d’un grand neveu.

LE DUC.

Trop jolie.

L’ARCHIDUCHESSE, se reculant un peu sur le banc.

Et trop grand !

LE DUC.

Oui, pour jouer ce jeu.

L’ARCHIDUCHESSE.

Quel jeu ?

LE DUC.

D’intimités tendres qui sont les nôtres.

L’ARCHIDUCHESSE, le regardant avec inquiétude.

Je n’aime pas vos yeux, ce soir.

LE DUC.

Moi si, les vôtres.

L’ARCHIDUCHESSE, voulant plaisanter.

Ah ! je comprends ! ce soir, tout se masque à la cour,
Et l’amitié doit prendre un domino d’amour !

LE DUC, se rapprochant de plus en plus.

Oh ! d’abord, l’amitié, tante aux yeux de cousine,
L’amitié, de l’amour est toujours trop voisine
Entre les tantes et les neveux, les filleuls
Et les marraines — oh ! sentez-vous les tilleuls ? —
Entre les colonels et les chocolatières,
Pour qu’il n’y ait jamais d’incidents de frontières.

L’ARCHIDUCHESSE, se levant, un peu sèchement.

Je n’aime plus votre amitié.

LE DUC, la retenant par le poignet, d’une voix sourde.

Moi, j’aime bien
Ces sentiments auxquels on ne comprend plus rien,
Dans lesquels tout se mêle et s’embrouille…

L’ARCHIDUCHESSE, lui arrachant sa main.

Non, laisse !

(Elle s’éloigne.)

LE DUC, boudeur.

Oh ! bien ! si vous prenez vos airs d’archiduchesse !

L’ARCHIDUCHESSE.

Adieu, Franz !… Tu m’as fait beaucoup de peine !

(Elle sort sans se retourner.)

LE DUC, la suivant des yeux.

Bah !
Dans la claire amitié cette goutte tomba,
Qui fait qu’en amour trouble elle se précipite !
Attendons !…

(Il aperçoit Thérèse de Lorget qui, depuis un instant arrêtée au fond, joue distraitement à tremper dans l’eau du bassin les longues herbes qui pendent de ses épaules.— Avec étonnement.)

Tiens !… Comment ! Vous êtes là, petite ?
Vous ne roulez donc pas vers le ciel Parmesan ?

(Il regarde le déguisement de Thérèse.)

Mais que d’herbe ! En quoi donc êtes-vous ?

THÉRÈSE, souriante et les yeux baissées.

Je suis en
Petite…

LE DUC, se souvenant.

Ah ! oui ! c’est vrai !

(Mélancoliquement.)

Sur sa roche lointaine
Mon père, pour amie, avait une fontaine.
Elle le consolait d’un geôlier. C’est pourquoi
Il fallait qu’à Schœnbrunn, ma Sainte-Hélène à moi,
Mon âme ne fût pas tout à fait sans ressource,
Et qu’ayant le geôlier, elle eût aussi la Source !

THÉRÈSE.

Vous évitiez pourtant, vers moi, de vous pencher ?…

LE DUC.

Parce que je songeais à m’enfuir du rocher.
Mais c’est fini !

THÉRÈSE.

Comment ?

LE DUC.

Plus d’espoir !… J’abandonne
Tout rêve !…

THÉRÈSE, se rapprochant vivement de lui.

Vous souffrez ?

LE DUC, d’une voix de tendresse suppliante.

Il faut qu’elle me donne,
Ma Source,— sa fraîcheur, son murmure !…

THÉRÈSE, tout près de lui.

Elle est là.

LE DUC, lentement.

Et même si je veux la troubler ?

THÉRÈSE, levant sur lui des yeux limpides.

Troublez-la.

LE DUC, changeant de ton, à voix tout d’un coup basse et brutale.

Viens ce soir. Tu sais bien, la maison tyrolienne,
Sous bois, mon pavillon de chasse…

THÉRÈSE, avec un recul effrayé.

Que je vienne ?…

LE DUC, précipitamment.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.

THÉRÈSE, bouleversée.

Mais…

LE DUC, reprenant sa voix câline et triste d’enfant malheureux.

Songe combien je suis malheureux désormais :
J’ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle.
Je n’ai plus qu’à pleurer : j’ai besoin d’une épaule.

(Il a presque laissé tomber sa tête sur l’épaule nue de la Petite Source, lorsque le bruit d’un pas sur le gravier les fait se séparer vite. C’est Tiburce, drapé dans sa cape de spadassin, qui passe au fond, ayant au bras une femme. En les voyant, il cesse de causer, et arrête sur Thérèse un regard de menace. Elle lui répond d’un œil dédaigneux, et disparaît vers le bal. Tiburce, reprenant sa galante conversation, s’éloigne. Le duc, qui n’a même pas reconnu Tiburce, appelle d’un signe un des laquais debout à la sortie de droite, et tire de son frac un feuillet de papier qu’il griffonne sur son genou.)

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