SCÈNE IV
LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH, à mi-voix, regardant autour de lui avec méfiance.
LE DUC, tranquillement, à voix haute.
On écoute.
Mais on ne redit rien, jamais.
PROKESCH.
LE DUC.
Dans le doute,
J’ai proféré, pour voir, des mots séditieux :
On n’a rien répété jamais.
PROKESCH.
LE DUC.
Je crois que l’écouteur que la police paye
Lui vole son argent et qu’il est dur d’oreille.
PROKESCH, vivement.
Et la Comtesse ? — Rien de nouveau ?
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC, avec désespoir.
Rien !
Elle m’oublie !… ou bien, on l’a surprise !… ou bien…
— Oh ! l’an passé, n’avoir pas fui, quelle folie !…
Non ! j’ai bien fait… je suis plus prêt !— mais on m’oublie !…
PROKESCH.
(Il regarde autour de lui.)
Vous travaillez là ? C’est charmant !
LE DUC.
C’est chinois.
— Oh ! ces oiseaux dorés ! oh ! ces magots sournois
Tapissant tout le mur de sourires à claques !
Ils me logent ici, dans le Salon des Laques,
Pour que sur le fond noir de ce sombre décor,
Mon uniforme blanc ressorte mieux encor !
PROKESCH.
LE DUC, allant et venant, avec agitation.
Ils ont composé de sots mon entourage !
PROKESCH.
Que faites-vous ici, depuis six mois ?
LE DUC.
PROKESCH, remonté vers le balcon.
Je ne connaissais pas Schœnbrunn.
LE DUC.
PROKESCH, regardant.
La Gloriette, au fond, sur le ciel, c’est très beau !
LE DUC.
Oui, pendant que mon cœur de gloire s’inquiète,
J’ai ce diminutif, là-bas : la Gloriette !
PROKESCH, redescendant.
Vous avez tout le parc pour monter à cheval.
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC.
Le val est trop petit pour que l’on y galope !
PROKESCH.
Et que vous faut-il donc pour galoper ?
LE DUC.
PROKESCH, voulant le calmer.
LE DUC.
Et quand je relève un front éclaboussé
De gloire par mon livre, et lorsque du passé
Je ressors ébloui, quand je ferme Plutarque,
Quand je saute, ô César, en pleurant, de ta barque,
Quand je quitte mon père, Alexandre, Annibal…
UN LAQUAIS, paraissant à une porte de gauche.
Quel habit Monseigneur mettra-t-il pour le bal ?
LE DUC, à Prokesch.
(Au laquais, violemment.)
(Le laquais disparaît.)
PROKESCH, qui feuillette des livres, sur la table.
On vous laisse tout lire ?…
LE DUC.
Tout !… Il est loin le temps où Fanny, pour m’instruire,
Apprenait des récits par cœur !— Plus tard j’obtins
Que quelqu’un me passât des livres clandestins.
PROKESCH, souriant.
LE DUC.
Oui. Chaque jour, un livre.
Dans ma chambre, le soir, je lisais : j’étais ivre.
Et puis, quand j’avais lu, pour cacher le délit,
Je lançais le volume en haut du ciel-de-lit !
Les livres s’entassaient dans ce creux d’ombre noire,
Si bien que je dormais sous un dôme d’Histoire.
Et, le jour, tout cela restait tranquille, mais
Tout cela s’éveillait dès que je m’endormais ;
De ces pages, alors, qui les pressaient entre elles,
Les batailles sortaient en s’étirant les ailes !
Des feuilles de laurier pleuvaient sur mes yeux clos ;
Austerlitz descendait tout le long des rideaux ;
Iéna se suspendait au gland qui les relève,
Pour se laisser tomber, tout d’un coup, dans mon rêve !
— Or, un jour que chez moi, Metternich gravement,
Me racontait mon père, à sa guise !… au moment
Où, très doux, j’avais l’air tout à fait de le croire,
Voilà mon baldaquin qui croule sous la gloire !
Cent livres, dans ma chambre, agitent un seul nom
En battant des feuillets !
PROKESCH.
LE DUC.
Non.
Calme, il me dit, avec son sourire d’évêque :
« Pourquoi placer si haut votre bibliothèque ? »
Et sortit… Depuis lors, je lis ce que je veux.
PROKESCH, désignant un volume.
Même Le Fils de l’homme ?
LE DUC.
PROKESCH.
LE DUC.
Oui. Ce livre français — car la haine est injuste !—
Prétend qu’on m’empoisonne, et parle de Locuste.
Mais, France, s’il se meurt, ton prince impérial,
Pourquoi diminuer la beauté de son mal ?
Ce n’est pas d’un poison grossier de mélodrame
Que le duc de Reichstadt se meurt : c’est de son âme !
PROKESCH.
LE DUC.
De mon âme et de mon nom !… ce nom
Dans lequel il y a des cloches, du canon,
Et qui tonne, sans cesse, et sonne des reproches
A ma langueur, avec son canon et ses cloches !
Salves et carillons, taisez-vous !— Du poison ?
Comme si j’en avais besoin dans ma prison !
(Il est remonté vers la fenêtre.)
Oh ! vouloir à l’histoire ajouter des chapitres,
Et puis n’être qu’un front qui se colle à des vitres !
(Il redescend vers Prokesch.)
Je tâche d’oublier, quelquefois.— Quelquefois
Je m’élance à cheval, éperdument. Je bois
Le vent ; je ne suis plus qu’un désir d’aller vite,
De crever mon cheval et mon rêve ; j’évite
De regarder courir au loin les peupliers
Pareils à des bonnets penchés de grenadiers ;
Je vais ; je ne sais plus quel est mon nom ; je hume
Avec enivrement la forte odeur d’écume,
De poussière, de cuir, de gazon écrasé ;
Enfin, vainqueur du rêve, heureux, brisé, grisé,
J’arrête mon cheval au bord d’un champ de seigle,
Lève les yeux au ciel,— et vois passer un aigle !
(Il tombe assis,— reste un instant accoudé sur la table, la tête dans
ses mains.— Puis, d’une voix plus sourde :)
— Encor, si je pouvais en moi-même avoir foi !
(Il lève sur Prokesch un regard d’angoisse.)
Vous qui me connaissez, que pensez-vous de moi ?
Ah ! Prokesch ! Si j’étais ce qu’on dit que nous sommes,
Que nous sommes souvent, nous, les fils de grands hommes !
Ce doute, avec des mots, Metternich l’entretient !
Il a raison,— et c’est son devoir d’Autrichien !—
J’ai froid quand, pour y prendre un mot de sa manière,
Il ouvre son esprit comme une bonbonnière !
— Vous, dites-moi quelle est au juste ma valeur ?
Vous qui me connaissez… puis-je être un empereur ?
(Avec désespoir.)
Que de ce front, mon Dieu, la couronne s’écarte,
Si sa pâleur n’est pas celle d’un Bonaparte !
PROKESCH, ému.
LE DUC.
Répondez-moi ! Dois-je me dédaigner ?
Parlez-moi franchement : que suis-je ? — Pour régner,
Ai-je le front trop lourd et les poignets trop minces ? —
Que pensez-vous de moi ?
PROKESCH, gravement, lui prenant les deux mains.
Prince, si tous les princes
Connaissaient ces tourments, ces doutes, ces effrois,
Il n’y aurait jamais que d’admirables rois.
LE DUC, avec un cri de joie, l’embrassant.
Merci, Prokesch !— Ah ! ce seul mot me réconforte !
— Travaillons, mon ami !