SCÈNE VI
LE DUC, PROKESCH.
PROKESCH.
LE DUC, rêveur.
Elle m’aime… et j’aurais pu vraiment…
(Changeant de ton.)
— Mais faisons de l’histoire et non pas du roman !
Travaillons… Reprenons notre cours de tactique.
PROKESCH, déroulant un papier qu’il a apporté et l’appliquant
sur la table.
Je vous soumets un plan. Faites-m’en la critique.
LE DUC, débarrassant la grande table, écartant les livres et les armes
pour ménager un champ de bataille.
Attends ! Prends-moi d’abord — là, dans ce coin, tu vois ? —
La grande boîte où sont tous mes soldats de bois !
Ma démonstration, je vais bien mieux la faire
Avec notre petit échiquier militaire.
PROKESCH, apportant au duc la boîte de soldats.
Prouvez-moi que ce plan est des plus hasardeux.
LE DUC, posant la main sur la boîte, dans un retour de mélancolie.
Voilà donc les soldats de Napoléon Deux !
PROKESCH, avec reproche.
LE DUC.
La surveillance est tellement étroite,
Que même mes soldats — tu peux ouvrir la boîte !—
Que même mes soldats de bois sont Autrichiens !
— Passe-m’en un.— Posons notre aile gauche…
(Il prend sans le regarder le soldat que lui passe Prokesch, cherchant
de l’œil sa place sur la table, le pose, et, brusquement, le voyant.)
PROKESCH.
LE DUC, avec stupeur, reprenant le soldat et le regardant.
Un grenadier de la garde !
(Prokesch lui en passe un autre.)
(A chaque soldat que lui passe Prokesch.)
Un guide !— Un cuirassier !— Un gendarme d’élite !
— Ils sont tous devenus Français ! On a repeint
Chacun de ces petits combattants de sapin !
(Il se précipite vers la boîte, et les sort lui-même avec un
émerveillement croissant.)
Français !— Français !— Français !
PROKESCH.
Quel est donc ce prodige ?
LE DUC.
Quelqu’un les a repeints et resculptés, te dis-je !
PROKESCH.
LE DUC.
Et ce quelqu’un… est un soldat !
PROKESCH.
LE DUC, lui faisant regarder de près les petits soldats.
Il y a sept boutons à l’habit bleu de roi !
Les collets sont exacts. Les revers sont fidèles.
Torsades, brandebourgs, trèfles, nids d’hirondelles,
Tout y est ! Ce quelqu’un ne peut être indécis
Ni sur un passe-poil, ni sur un retroussis !
Les lisérés sont blancs, les pattes ont trois pointes…
Oh ! toi, qui que tu sois, ami, c’est à mains jointes
Que je te remercie, ô soldat inconnu,
Qui je ne sais comment, je ne sais d’où venu,
As trouvé le moyen, dans ce bagne où nous sommes,
De repeindre pour moi tous ces petits bonshommes !
Petite armée en bois, le héros, quel est-il,
— Seul un héros peut être à ce point puéril !—
Qui vient de t’équiper afin que tu me ries
De toutes les blancheurs de tes buffleteries ?
Mais comment a-t-il fait pour échapper aux yeux ?
Oh ! quel est le pinceau tendre et minutieux
Qui leur a mis à tous des petites moustaches,
Qui timbra de canons croisés les sabretaches,
Et qui n’oublia pas de se tremper dans l’or
Pour mettre aux officiers la grenade ou le cor !
(S’exaltant de plus en plus.)
Sortons-les tous !… La table en est toute couverte !
Voici les voltigeurs à l’épaulette verte,
Voici les tirailleurs, et voici les flanqueurs !
Sortons-les, sortons-les, tous ces petits vainqueurs !
Oh ! regarde, Prokesch, dans la boîte, enfermée,
Regarde ! il y avait toute la Grande Armée !
— Voici les Mamelucks !— Tiens, là, je reconnais
Les plastrons cramoisis des lanciers polonais !
Voici les éclaireurs culottés d’amarante !
Enfin, voici, guêtrés de couleur différente,
Les grenadiers de ligne aux longs plumets tremblants
Qui montaient à l’assaut avec des mollets blancs,
Et les conscrits chasseurs aux pompons verts en poires
Qui couraient à la Mort avec des jambes noires !
(Soupirant.)
Pareil au prisonnier rêveur qui se ferait
Toute une frémissante et profonde forêt
Avec l’arbre en copeaux d’un jardin de poupée,
Rien qu’avec ces soldats je me fais l’Épopée !
(Il s’éloigne à reculons de la table.)
— Mais c’est vrai ! Mais déjà je ne vois plus du tout
La rondelle de bois qui les maintient debout !
Cette armée, on dirait, Prokesch, lorsqu’on recule,
Que c’est l’éloignement qui la rend minuscule !
(Il revient, d’un bond, et disposant fiévreusement les petites troupes.)
Alignons-les ! Faisons des Wagram, des Eylau !
(Il saisit un sabre posé parmi les armes sur la console,— et le place
en travers de son champ de bataille.)
Tiens ! ce yatagan nu va représenter l’eau !
C’est le Danube !
(Il désigne des points imaginaires.)
Essling !… Aspern, là, dans la boîte !
(A Prokesch.)
Lance un pont de papier sur l’acier qui miroite !
— Passe-moi deux ou trois grenadiers à cheval !
— Il faut une hauteur : prends le Mémorial !
— Là, Saint-Cyr !… Molitor, vainqueur de Bellegarde !
Et là, passant le pont…
(Depuis un instant Metternich est entré, et, debout derrière le duc
qui, dans le feu de l’action, s’est agenouillé devant la table pour mieux
arranger les soldats,— il suit les manœuvres.)