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L'Aiglon: Drame en six actes, en vers

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SCÈNE XIII

LES MÊMES, TOUT LE MONDE.

FLAMBEAU, l’oreille tendue vers le théâtre d’où viennent des applaudissements et des rumeurs.

Il sort !

(Le duc se sépare de la comtesse. Une musique bruyante éclate. La scène s’éclaire vivement. Car de tous côtés des laquais entrent, roulant devant eux des orangers dont le feuillage est criblé de verres lumineux. Sur chaque caisse verte on a posé deux planches que recouvre un napperon de dentelle laissant passer par un trou le tronc de l’oranger, et sur chacune de ces petites tables d’où jaillit un arbre illuminé, un somptueux petit couvert est mis. Vaisselle de vermeil. Cristaux irisés. Luxe de fleurs. Nuée de laquais poudrés qui, en un clin d’œil, flanquent chaque caisse de quatre chaises légères, et habillent les deux orangers qui étaient déjà en scène comme les nouveaux venus.— Cependant tous les masques sortent du théâtre, en farandole, se tenant par la main, sur l’air de galop qu’attaque l’orchestre. En voyant la surprise que leur réservait Metternich, ils poussent des cris d’enthousiasme. La longue chaîne dansante, conduite par l’Archiduchesse et l’Attaché français, se met à serpenter autour des orangers,— et ce sont des éclats de rire, des appels, des interjections, parmi lesquels on entend à peu près :

Les orangers !— C’est ici que l’on soupe !
— Vous marchez sur ma robe !— Hop ! hop !— Je perds ma houppe !
— Bravo, les orangers !— Dansons en rond !— Baron !
— Marquise !— Hop ! hop !— Plus vite !— Encor !— Toujours !— En rond !
— Attention ! Un, deux… à trois, on se sépare !
Trois !

Et la farandole se disloque.)

TOUT LE MONDE, se précipitant vers les tables pour se placer.

Hourrah !

FANNY, au duc, lui montrant la comtesse qui, restée debout au premier plan, à gauche, a été immédiatement entourée par tous les dominos mauves.

Notre essaim de femmes l’accapare !

LES DOMINOS MAUVES, autour du faux duc, feignant de coqueter pour que personne ne l’approche.

Prince !— Duc !— Monseigneur !— Altesse !

GENTZ, qui les regarde en passant, avec une jalousie de vieux galantin.

Il n’y en a
Que pour le Duc ce soir !

DES MASQUES, s’appelant pour souper ensemble.

Sandor !— Zichy !— Mina !

L’ARLEQUINE, masquée qu’on a appelée Mina, s’asseyant.

On me reconnaît donc ?

LE POLICHINELLE.

A ce collier de jade !

LE SCARAMOUCHE, s’attablant et regardant les petites oranges de l’oranger.

Au dessert on pourra se faire une orangeade !

UN DOMINO MAUVE, minaudant, au faux duc.

Duc !…

L’OURS, qui a ôté sa tête pour souper, lisant le menu.

Sterlets du Danube !— Et caviar du Volga !

L’ARCHIDUCHESSE, qui va et vient, plaçant les soupeurs.

Mimi de Meyendorf à la table d’Olga !

(Tout le monde est assis, excepté la comtesse qui, toujours debout à gauche, continue à marivauder avec un domino mauve. Le duc, sans la quitter des yeux, s’est attablé, avec Flambeau et Fanny, à l’un des orangers. Rires. Murmures. Le souper commence.)

GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.

Mesdames et Messieurs…

QUELQUES SOUPEURS, réclamant le silence.

Chut ! Chut !

LE DUC, voyant la comtesse faire un pas vers la droite.

C’est la minute
Terrible !…

GENTZ.

Je brandis cette première flûte
En l’honneur…

LE DUC.

Elle va pour sortir…

GENTZ.

… de l’absent
Qui régla nos plaisirs et s’en fut — nous laissant
Ces musiques, ces fleurs et ces sorbets aux pêches,—
Travailler jusqu’à l’aube et dicter des dépêches !

(Applaudissements. La Comtesse profite de ce que l’attention est attirée par Gentz et se dirige, parmi les tables, vers la sortie. A mesure qu’elle avance — en imitant l’allure distraite du duc et sans avoir l’air de se presser — il se lève, de chaque table, sur son passage, un domino mauve qui l’accompagne un instant en lui faisant des agaceries, et ne la quitte que lorsqu’un autre domino mauve vient à son tour l’accaparer coquettement.)

FANNY, qui la suit des yeux, bas au duc.

Elle a bien attrapé votre pas nonchalant !

GENTZ, continuant d’une voix éclatante.

Au Prince Chancelier, Conseiller, Chambellan !
Dédions ton premier grésillement, champagne,
A Metternich, prince d’Autriche et grand d’Espagne,
Seigneur de Daruvar et duc de Portella…

FANNY, regardant toujours la comtesse qui se rapproche de plus en plus de la sortie.

Elle avance ! Voyez l’air tranquille qu’elle a.

GENTZ.

Chevalier de Sainte-Anne…

LE DUC, bas à Flambeau dont il serre convulsivement la main.

En parlant, il nous aide,
Ce Gentz, sans le savoir !

GENTZ.

… Des Séraphins de Suède,
De l’Éléphant Danois et de la Toison d’or !…

FLAMBEAU, bas.

Pourvu que Metternich ait des titres encor !

GENTZ.

Curateur des Beaux-Arts, Magnat héréditaire…

LE DUC, fébrilement, les yeux fixés sur la comtesse qui avance toujours.

Oh ! mon pas n’est pas si traînant… elle exagère !

GENTZ, avec un enthousiasme croissant.

Bailli de Malte…

LE DUC, de plus en plus énervé, voyant la comtesse s’arrêter tout près de la sortie avec un domino mauve.

Eh bien ! qu’attend-elle ?

GENTZ.

Grand-croix
Du Faucon, du Lion, de l’Ours, de Charles III !…

(Il s’arrête, s’épongeant le front.)

Ouf !…

LA VOISINE de droite de Gentz, à sa voisine de gauche.

Il va succomber ! Il faut que tu l’éventes !

(Les deux éventails s’agitent avec une violence comique des deux côtés de Gentz.)

GENTZ, ranimé, concluant avec emphase.

Et Membre de plusieurs Sociétés savantes !

ENTHOUSIASME GÉNÉRAL.

Hourrah !…

(Tout le monde est debout. Les verres se choquent. La comtesse est arrivée à la sortie avec le dernier domino mauve ; le pied sur le seuil, elle cause et rit nerveusement, s’attarde une seconde de peur de se trahir par un départ brusque, baise la main du domino mauve pour prendre congé.)

FLAMBEAU, bas au duc qui n’ose plus regarder.

Et pendant qu’ils trinquent de toutes parts,
Prince, elle va sortir… elle sort !…

L’ARCHIDUCHESSE, qui depuis un instant suit des yeux le faux duc, à voix haute, de sa place.

Franz, tu pars ?

(La comtesse chancelle, elle est obligée de s’adosser au treillage pour ne pas tomber.)

LE DUC, bas.

Tout est perdu !

FLAMBEAU.

Tonnerre !

L’ARCHIDUCHESSE, qui se lève et se dirige vers la comtesse.

Attends !

FANNY, atterrée.

L’archiduchesse
N’est pas du complot !

L’ARCHIDUCHESSE, qui est arrivée près de la comtesse.

Franz !

(Elle lui prend le bras, et d’un doux ton de reproche.)

Tu blessas ma tendresse,
Tout à l’heure, mais…

(Elle tressaille, en recevant à travers le masque un regard qu’elle ne reconnaît pas. Elle s’arrête, examinant de près le bas du visage, et presque sans voix.)

Ah !…

LE DUC, qui suit cette scène.

Perdu !

L’ARCHIDUCHESSE, reculant hésitante.

Mais…

(Puis, après le siècle d’une seconde, elle reprend sa voix naturelle, et très haut, tendant la main à la comtesse.)

A demain !

LA COMTESSE, à qui l’émotion, la peur qu’elle a eue, la gratitude font perdre un instant la tête.

Ah ! Madame,— comment ?…

L’ARCHIDUCHESSE, vite et bas.

Baisez-moi donc la main !

(La comtesse se ressaisit, baise tout à fait en duc de Reichstadt la main de l’Archiduchesse, se redresse, et sort.)

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