L'Aiglon: Drame en six actes, en vers
SCÈNE XIII
LES MÊMES, TOUT LE MONDE.
FLAMBEAU, l’oreille tendue vers le théâtre d’où viennent des applaudissements et des rumeurs.
(Le duc se sépare de la comtesse. Une musique bruyante éclate. La scène s’éclaire vivement. Car de tous côtés des laquais entrent, roulant devant eux des orangers dont le feuillage est criblé de verres lumineux. Sur chaque caisse verte on a posé deux planches que recouvre un napperon de dentelle laissant passer par un trou le tronc de l’oranger, et sur chacune de ces petites tables d’où jaillit un arbre illuminé, un somptueux petit couvert est mis. Vaisselle de vermeil. Cristaux irisés. Luxe de fleurs. Nuée de laquais poudrés qui, en un clin d’œil, flanquent chaque caisse de quatre chaises légères, et habillent les deux orangers qui étaient déjà en scène comme les nouveaux venus.— Cependant tous les masques sortent du théâtre, en farandole, se tenant par la main, sur l’air de galop qu’attaque l’orchestre. En voyant la surprise que leur réservait Metternich, ils poussent des cris d’enthousiasme. La longue chaîne dansante, conduite par l’Archiduchesse et l’Attaché français, se met à serpenter autour des orangers,— et ce sont des éclats de rire, des appels, des interjections, parmi lesquels on entend à peu près :
Et la farandole se disloque.)
TOUT LE MONDE, se précipitant vers les tables pour se placer.
FANNY, au duc, lui montrant la comtesse qui, restée debout au premier plan, à gauche, a été immédiatement entourée par tous les dominos mauves.
LES DOMINOS MAUVES, autour du faux duc, feignant de coqueter pour que personne ne l’approche.
GENTZ, qui les regarde en passant, avec une jalousie de vieux galantin.
DES MASQUES, s’appelant pour souper ensemble.
L’ARLEQUINE, masquée qu’on a appelée Mina, s’asseyant.
LE POLICHINELLE.
LE SCARAMOUCHE, s’attablant et regardant les petites oranges de l’oranger.
UN DOMINO MAUVE, minaudant, au faux duc.
L’OURS, qui a ôté sa tête pour souper, lisant le menu.
L’ARCHIDUCHESSE, qui va et vient, plaçant les soupeurs.
(Tout le monde est assis, excepté la comtesse qui, toujours debout à gauche, continue à marivauder avec un domino mauve. Le duc, sans la quitter des yeux, s’est attablé, avec Flambeau et Fanny, à l’un des orangers. Rires. Murmures. Le souper commence.)
GENTZ, se levant, un verre de champagne à la main.
QUELQUES SOUPEURS, réclamant le silence.
LE DUC, voyant la comtesse faire un pas vers la droite.
GENTZ.
LE DUC.
GENTZ.
(Applaudissements. La Comtesse profite de ce que l’attention est attirée par Gentz et se dirige, parmi les tables, vers la sortie. A mesure qu’elle avance — en imitant l’allure distraite du duc et sans avoir l’air de se presser — il se lève, de chaque table, sur son passage, un domino mauve qui l’accompagne un instant en lui faisant des agaceries, et ne la quitte que lorsqu’un autre domino mauve vient à son tour l’accaparer coquettement.)
FANNY, qui la suit des yeux, bas au duc.
GENTZ, continuant d’une voix éclatante.
FANNY, regardant toujours la comtesse qui se rapproche de plus en plus de la sortie.
GENTZ.
LE DUC, bas à Flambeau dont il serre convulsivement la main.
GENTZ.
FLAMBEAU, bas.
GENTZ.
LE DUC, fébrilement, les yeux fixés sur la comtesse qui avance toujours.
GENTZ, avec un enthousiasme croissant.
LE DUC, de plus en plus énervé, voyant la comtesse s’arrêter tout près de la sortie avec un domino mauve.
GENTZ.
(Il s’arrête, s’épongeant le front.)
LA VOISINE de droite de Gentz, à sa voisine de gauche.
(Les deux éventails s’agitent avec une violence comique des deux côtés de Gentz.)
GENTZ, ranimé, concluant avec emphase.
ENTHOUSIASME GÉNÉRAL.
(Tout le monde est debout. Les verres se choquent. La comtesse est arrivée à la sortie avec le dernier domino mauve ; le pied sur le seuil, elle cause et rit nerveusement, s’attarde une seconde de peur de se trahir par un départ brusque, baise la main du domino mauve pour prendre congé.)
FLAMBEAU, bas au duc qui n’ose plus regarder.
L’ARCHIDUCHESSE, qui depuis un instant suit des yeux le faux duc, à voix haute, de sa place.
(La comtesse chancelle, elle est obligée de s’adosser au treillage pour ne pas tomber.)
LE DUC, bas.
FLAMBEAU.
L’ARCHIDUCHESSE, qui se lève et se dirige vers la comtesse.
FANNY, atterrée.
L’ARCHIDUCHESSE, qui est arrivée près de la comtesse.
(Elle lui prend le bras, et d’un doux ton de reproche.)
(Elle tressaille, en recevant à travers le masque un regard qu’elle ne reconnaît pas. Elle s’arrête, examinant de près le bas du visage, et presque sans voix.)
LE DUC, qui suit cette scène.
L’ARCHIDUCHESSE, reculant hésitante.
(Puis, après le siècle d’une seconde, elle reprend sa voix naturelle, et très haut, tendant la main à la comtesse.)
LA COMTESSE, à qui l’émotion, la peur qu’elle a eue, la gratitude font perdre un instant la tête.
L’ARCHIDUCHESSE, vite et bas.
(La comtesse se ressaisit, baise tout à fait en duc de Reichstadt la main de l’Archiduchesse, se redresse, et sort.)