SCÈNE II
L’EMPEREUR, LE DUC.
L’EMPEREUR, d’une voix qui tremble de colère.
LE DUC, immobile et tenant encore à la main son petit chapeau de montagnard.
Donc, si je n’étais rien,
Sire, vous le voyez, qu’un pauvre Tyrolien,
N’ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre,
Qu’une plume de coq à son feutre verdâtre,
Vous vous seriez penché sur mon cœur ébloui.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
Ah ! je comprends que tous vos sujets,— oui,
Que tous les malheureux,— toujours, puissent se dire
Vos fils autant que nous ! Mais est-il juste, Sire,
Est-il juste que moi, quand je suis malheureux,
Je sois moins votre fils que le moindre d’entre eux ?
L’EMPEREUR, avec humeur.
Mais pourquoi donc — il faut, Monsieur, que je vous gronde !—
Là, quand je m’occupais de tout ce pauvre monde,
M’être venu parler, et non pas en secret ?
LE DUC.
Pour vous prendre au moment où votre cœur s’ouvrait.
L’EMPEREUR, bourru, se jetant dans le fauteuil.
Mon cœur !… Mon cœur !… Sais-tu que ton audace est grande.
LE DUC.
Je sais que vous pouvez ce que je vous demande,
Que je suis malheureux, que je me sens à bout,
Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout !
L’EMPEREUR, s’agitant.
Mais il y a l’Europe !— Il y a l’Angleterre !—
Il y a Metternich !
LE DUC.
Vous êtes mon grand-père.
L’EMPEREUR.
Mais vous ne savez pas quelle difficulté !…
LE DUC.
Je suis le petit-fils de Votre Majesté.
L’EMPEREUR.
LE DUC, se rapprochant.
Sire, vous avez, Sire, en qui seul j’espère,
Bien le droit d’être un peu grand-père ?…
L’EMPEREUR, plus faiblement.
LE DUC, plus près.
Grand-père,
Tu peux bien un moment ne pas être empereur ?
L’EMPEREUR.
Ah !… vous avez été toujours un enjôleur !
LE DUC.
Je ne vous aime pas, d’abord, lorsque vous êtes
Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes,
Avec le grand manteau, la Toison d’or au cou !
(Il se rapproche encore.)
Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup.
Avec le doux argent de tes cheveux, qui flotte,
Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote,
Tu n’as l’air que d’un simple aïeul, en vérité,
— Par lequel on pourrait être gâté !…
L’EMPEREUR, bougonnant.
LE DUC, s’agenouillant aux pieds du vieil empereur.
Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe,
Sur les écus français faire toujours sa lippe ?
L’EMPEREUR, ne voulant pas sourire.
LE DUC.
Adores-tu ces gros Bourbons caducs ?
L’EMPEREUR, lui caressant les cheveux, passivement.
Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs !
LE DUC.
L’EMPEREUR.
D’où tenez-vous l’art des gamineries ?
LE DUC.
Mais c’est d’avoir joué, petit, aux Tuileries.
L’EMPEREUR, le menaçant du doigt.
LE DUC.
L’EMPEREUR, fixant gravement l’enfant agenouillé.
En avez-vous gardé, vraiment le souvenir ?
LE DUC.
L’EMPEREUR, après une seconde d’hésitation.
LE DUC, fermant les yeux.
Il me souvient d’un homme
Qui me serrait, très fort,— sur une étoile. Et comme
Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur,
L’étoile en diamants qui m’entrait dans le cœur.
(Il se lève et fièrement.)
— Sire, elle y est restée.
L’EMPEREUR, lui tendant la main.
Est-ce que je t’en blâme ?
LE DUC, avec chaleur.
Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme !
Lorsque j’étais petit, vous m’aimiez, n’est-ce pas ?
Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas.
Nous dînions tous les deux, tout seuls…
L’EMPEREUR, rêvant.
LE DUC.
J’avais de longs cheveux. J’étais prince de Parme.
(Il s’assied sur le bras du fauteuil.)
Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais !
L’EMPEREUR, souriant.
Et te rappelles-tu ton horreur des poneys ?
LE DUC.
Un jour qu’on m’en montrait un blanc comme la neige,
Je trépignais de rage au milieu du manège.
L’EMPEREUR, riant.
Dame ! un poney pour toi, tu prenais ça très mal !
LE DUC.
Furieux, je criais : « Je veux un grand cheval ! »
L’EMPEREUR, secouant la tête.
Et c’est un grand cheval, encor, que tu demandes !
LE DUC.
Et lorsque je battais mes bonnes allemandes !
L’EMPEREUR, entraîné par ces souvenirs.
Et lorsque, avec Colin, vous creusiez, sans façon,
Des grands trous dans mon parc !…
LE DUC.
L’EMPEREUR, grossissant sa voix.
LE DUC.
J’entrais dans ces cachettes,
Et j’avais un fusil, deux arcs et trois hachettes !
L’EMPEREUR, s’animant de plus en plus.
Puis, tu montais la garde à ma porte !…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
Et les dames, chez moi, n’entraient plus qu’en retard,
Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle :
« Pardon, Sire, mais j’embrassais la sentinelle ! »
LE DUC.
L’EMPEREUR, l’entourant de ses bras.
LE DUC, se laissant glisser sur les genoux de son grand-père.
L’EMPEREUR, tout à fait attendri.
Mon petit-fils, mon Franz !
LE DUC.
Est-il vrai que le roi,
Si moi je paraissais, n’aurait qu’à disparaître ?
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR.
LE DUC, lui mettant un doigt sur les lèvres.
L’EMPEREUR.
LE DUC, l’embrassant avec un cri de joie.
L’EMPEREUR, conquis et oubliant tout.
Eh bien ! oui, sur le pont de Strasbourg,
Si toi tu paraissais, tout seul, sans un tambour,
C’en serait fait du roi !
LE DUC, l’embrassant encore plus fort.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR, riant et se débattant.
J’aurais bien dû me taire !
LE DUC, très sérieusement.
D’ailleurs le vent de Vienne est mauvais pour ma toux.
On m’ordonne Paris.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’air est plus doux.
Et s’il faut qu’à Paris pour moi la saison s’ouvre,
Je ne peux pourtant pas descendre ailleurs qu’au Louvre.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
L’EMPEREUR, très tenté.
Certes, on nous proposa
Souvent de vous laisser enfuir !…
LE DUC, vivement.
L’EMPEREUR.
Mon Dieu ! je voudrais bien…
LE DUC.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
N’ayez pas de pensers de derrière la tête.
Ayez des sentiments, là, de devant le cœur.
Ce serait si joli qu’un jour un empereur
Pour gâter son enfant bouleversât l’histoire ;
Et puis c’est quelque chose, et c’est un peu de gloire,
De pouvoir quelquefois,— sans avoir l’air, tu sais,—
Dire : « Mon petit-fils, l’empereur des Français ! »
L’EMPEREUR, de plus en plus charmé.
LE DUC, impétueusement.
Tu le diras ! Dis que tu vas le dire !
L’EMPEREUR, après une dernière hésitation.
LE DUC, suppliant.
L’EMPEREUR, ne résistant plus et lui ouvrant les bras.
LE DUC, avec un cri de joie.
L’EMPEREUR.
LE DUC.
(Ils sont dans les bras l’un de l’autre, pleurant et riant à la fois. La
porte s’ouvre. Metternich paraît. Il est en grand costume : habit vert
chamarré d’or, culotte courte et bas blancs ; la Toison d’or jaillit de sa
cravate. Il reste immobile une seconde, contemplant d’un œil de ministre
ce tableau de famille.)
L’EMPEREUR l’aperçoit, et vivement, au duc.
(Le grand-père et le petit-fils se séparent, comme pris en faute.)