Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
16. — Soucis d'avenir.
Il était bien joyeux de voir ses travaux avancer et le domaine s'agrandir. On l'entendait siffler ou chanter en faisant son ouvrage. Sa mère ne pouvait lui faire prendre aucun repos. Un témoin, presque toujours invisible, le suivait avec intérêt, et ne souhaitait pas moins que les Baudry eux-mêmes l'heureux succès de leur entreprise. Pendant son travail, Charles aperçut un jour, à travers les plantes vertes du bosquet, le vénérable M. M…, qui lui fit un signe d'approbation, sourit et disparut. Le jeune garçon l'avait salué respectueusement ; il aurait fort désiré que l'entrevue se fût prolongée, et que son riche voisin eût enfin daigné s'expliquer clairement sur ses intentions bienveillantes ; quelques paroles auraient pu lui donner une grande sécurité. Mais n'était-il pas visiblement protégé par cet homme de bien? Son silence ne valait-il pas mieux que les discours des autres? « Il est juste et bon, disait Charles ; il me laissera jouir paisiblement du fruit de mes travaux. »
La bonne Susanne n'avait plus la naïve confiance que donne la jeunesse ; elle était moins tranquille que son fils. Dans les rares moments de loisir qu'elle s'accordait, assise aux rayons du soleil, devant la cabane, elle regardait Charles aller et venir avec sa voiture vide ou pleine, et se disait tristement qu'il travaillait peut-être pour d'autres que lui. A supposer que la rivière respectât son ouvrage, le caprice d'un homme suffirait pour qu'il en perdît tout le fruit. Elle ne put s'empêcher d'exprimer plusieurs fois ses craintes à son fils ; elle lui conseillait d'appliquer à un autre objet ses forces et son activité. « Ne dressons dans ce lieu qu'une tente, disait-elle ; nul établissement n'est solide sur le sol étranger ; nous sommes ici des oiseaux de passage : les mauvais jours viendront, qui nous forceront de prendre le vol, et de chercher un autre gîte. » Charles répondait : « Mère, ne m'ôtez pas le courage ou peut-être les illusions dont j'ai besoin. Je me suis attaché à ce rivage : ne me faites pas entrevoir qu'il faudra peut-être le quitter un jour. Eh! pourquoi ne nous laisserait-on pas ici à l'avenir, comme on nous y laisse aujourd'hui? Voici bientôt une année que nous y sommes, et, bien loin que notre présence paraisse le gêner, le voisin se prête avec bonté à tout ce que je veux entreprendre. Je ne peux croire qu'il attende le moment où j'aurai achevé ces travaux pour me dépouiller. Il faudrait pour cela qu'il fût bien méchant, lui qui paraît si bon. D'ailleurs le voisin est intéressé à me laisser jouir sans trouble d'un fonds que j'améliore tous les jours, et j'ai encore de l'ouvrage pour bien des années. Jusque-là on nous laissera tranquilles. C'est déjà beaucoup, ma bonne mère, car, en attendant, je vous aide, et je suis heureux. — Et quand tu auras consacré à ces travaux une bonne partie de ta jeunesse, on peut te dépouiller tout à coup. — Cela peut se faire, mais il peut arriver aussi qu'on soit plus juste et plus humain. Laissez-moi l'espérer. Quoi qu'il arrive, nous aurons vécu sous le même toit ; nous aurons élevé mes sœurs et mon frère. — Je conviens, dit la veuve, que beaucoup de gens n'ont pas une existence plus assurée. Combien de familles vivent d'une place, que le père occupe aujourd'hui, et qu'une révolution ou le caprice d'un supérieur peut lui ôter demain! Si donc je ne pensais qu'à moi, mon bon Charles, à tes sœurs et à ton frère, j'accepterais tranquillement la douce vie que tu veux nous faire : c'est pour toi que je m'inquiète, c'est toi qui te dévoues, et, puisque tu oublies tes intérêts, il faut bien qu'on y pense pour toi. — Je les oublie moins que vous ne croyez. En travaillant comme je fais, j'apprends tous les jours quelque chose. Forcé de chercher en moi toutes mes ressources, je deviens adroit, inventif, entreprenant : qualités précieuses, que je ne laisserai pas au Rivage, si je dois le quitter. D'ailleurs, si je n'ai fait que semer jusqu'à présent, nous allons bientôt recueillir ; nous ne tarderons pas à cultiver un jardin ; ce sera pour moi un nouvel apprentissage. Le bon Jardinier, que je possède, votre expérience, les conseils de quelques voisins seront mes guides. Le temps approche, ma mère, où vous porterez au marché de beaux légumes et de beaux fruits. Voyez comme cette terre est grasse et fertile. L'eau ne nous manquera pas. Après avoir empêché qu'elle ne nous nuise, nous l'obligerons de nous servir. »
Le jeune homme réussit, dès ce temps même, à faire travailler la rivière pour lui. Il en détourna les eaux, quand celles du lac furent basses, et les fit passer par un long détour sur le sol du Rivage, en rendant la pente presque insensible. L'eau dormante déposait, où notre, jeune colon le voulait, la terre limoneuse dont elle était souvent chargée. Charles y trouvait un double avantage : il empêchait la barre de se reformer, et il élevait insensiblement le sol du petit domaine. Ce procédé fut lent, mais il était sûr, et cela n'empêchait pas l'industrieux ouvrier de travailler de son côté, pour élever le niveau du terrain. Ayant vu les bords de la route couverts, à une grande distance, de terres extraites des fossés, il offrit aux cantonniers de les enlever ; il en eut la permission, et dès lors il ne cessa de transporter au Rivage toutes les terres qui furent ainsi mises à sa disposition.