Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
45. — Qui était l'hôte du Rivage.
Rodolphe ne fut pas libre de revenir aussitôt qu'il l'aurait bien voulu. Pour comprendre ce qui se passait chez lui, il est nécessaire de savoir qui était l'hôte du Rivage, et ce qu'il était devenu depuis qu'il avait quitté les Baudry en homme qui redoute les poursuites de la justice.
Pierre Lastec était entré de bonne heure dans le courant révolutionnaire. Il avait embrassé par orgueil et par ressentiment une cause que de tout autres motifs rendaient chère aux nobles cœurs. En se proclamant défenseur de la liberté, il n'avait pensé qu'à lui-même. Les droits de l'homme c'était seulement les droits de Lastec. Roturier et pauvre, il avait souffert l'oppression : il voulait la faire souffrir à son tour. Étant devenu démocrate par égoïsme, il fut démocrate insatiable, comme la passion qui l'animait. Jamais la victoire de son parti n'était assez complète ; jamais les riches et les nobles n'étaient assez humiliés, écrasés, anéantis. Il marchait donc toujours à la tête des plus pressés ; enfin il se trouva impliqué dans la conspiration de Babeuf, qui voulait, comme on sait, abolir la propriété et la famille, pour mettre ses horribles folies à la place de ces institutions divines.
Lastec, poursuivi avec ses complices, se cacha longtemps, puis il s'évada ; c'est alors qu'il parut chez les colons du Rivage. Ensuite il parvint à faire perdre sa trace ; il changea de nom. Sa conduite antérieure demeura inconnue ; il parut avoir oublié lui-même son passé. Il avait cherché vainement à s'élever en abaissant les autres ; lorsqu'il vit l'ordre social raffermi sous la main puissante du Premier Consul, il courut à la fortune par d'autres chemins. L'ennemi de la propriété devint fournisseur d'armée. Malgré la sévère vigilance du chef de l'État, on sait combien d'abus se glissèrent dans cette partie de l'administration, encore mal organisée ; combien de bénéfices illégitimes se firent aux dépens du trésor et des soldats. Lastec, audacieux et fripon, acquit promptement, dans ce nouvel emploi, une fortune considérable.
Il était vieux, il voulut se hâter de jouir, c'est-à-dire d'étaler impudemment une fortune acquise frauduleusement. « A mon tour! » disait-il, comme autrefois sous le toit de Susanne. Le château de V… lui parut une demeure digne de lui ; il en devint acquéreur, comme on l'a dit plus haut. Cependant ses richesses mal acquises avaient fixé l'attention d'administrateurs justes et sévères. Un rapport fut adressé au chef de l'État, qui ordonna d'abord de plus amples recherches, puis l'arrestation, dès qu'on eut des preuves suffisantes. Le coupable eut-il vent de ce qui le menaçait, ou vit-il de loin approcher les gendarmes? On ne le sait pas ; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'au moment où ils cernèrent la maison, Lastec n'y était plus. On craignit que le fermier et ses fils ne voulussent favoriser sa fuite, et l'on s'assura de leurs personnes, pendant les premières perquisitions.
Les pauvres Baudry, ignorant ce qui se passait, continuaient leur déménagement. Le soir, à la nuit close, ils furent installés dans la grotte. Les enfants se désolaient de voir leur mère si mal abritée. « Nous menons une vie de Bédouins, disait André. — Je commence à m'y faire, » répondait Susanne en souriant. L'expérience rendait les deux frères ingénieux à trouver de nouvelles ressources ; ils savaient tirer parti de tout. Voyant donc la grotte assez spacieuse, ils entassèrent à l'entrée des bottes de foin, comme une muraille, en ne laissant qu'un étroit passage, qu'ils se proposaient de fermer plus tard. Ils étendirent de la paille sur le sol. La grotte ne présentait d'ailleurs aucune humidité, si bien que Susanne en vint à faire l'éloge du nouveau gîte, où l'on veilla quelque temps à la clarté de la lampe. « Ce logement vaut bien celui que nous quittons, disait en souriant la bonne mère, et, cette fois, c'est André qui nous héberge. Nous avons lu des histoires de pieux solitaires, qui ont passé leur vie dans des retraites non moins sauvages que celle où nous passerons tout au plus quelques nuits. Ne me laissez donc pas voir tant de tristesses, mes bien-aimés! Plus le Seigneur nous éprouve, plus je crois qu'il nous chérit, et je me trompe fort, ou ce redoublement de peines nous promet, si nous le supportons sans murmurer, un prompt changement de fortune. Car on a beau dire, c'est presque toujours dès ce monde que la vertu est récompensée et que le vice est puni. »