Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
27. — L'intendant.
Les Baudry ne tardèrent pas à sentir que leur position était bien changée, et qu'ils avaient beaucoup perdu au départ du maître. Malgré toutes leurs précautions, ils se virent en butte aux mauvais procédés, aux menaces de l'intendant. Il avait toujours quelque reproche à faire ; une poule était entrée dans le parterre, et avait gratté les plates-bandes où il avait fait semer des fleurs précieuses ; le chien avait aboyé trop tard ; le chat allait manger la part de ses voisins. Un jour Charles trouva M. l'intendant qui se promenait dans le petit domaine, et regardait à tout, comme un inspecteur qui fait sa ronde. Le jeune homme ne s'en montra point fâché ; il salua le visiteur et lui demanda des nouvelles du maître. « Il ne m'a pas chargé de vous en donner, » répondit avec dureté cet homme orgueilleux. Charles s'éloigna doucement sans lui rien répliquer, et le laissa achever sa visite. Il rentra chez lui le cœur blessé.
« Patience, mon ami, disait la bonne Suzanne, jusqu'ici on ne nous a point fait de mal ; souffrons tout ce qui se pourra souffrir. »
Pendant que la veuve faisait écouter ces conseils dans la cabane, quelqu'un se mutinait au dehors, et provoquait, par sa résistance, la colère de l'intendant : c'était le fidèle Caniche. Il l'avait suivi avec humeur dès son entrée dans le petit enclos, et murmurait tout bas de le voir s'impatroniser en un lieu dont lui, Caniche, avait la garde. La patience du pauvre animal fut à bout, lorsqu'après la retraite de Charles, il vit l'homme s'approcher de la basse-cour et mettre la main sur le verrou de bois. Il aboya du ton le plus menaçant, et même, on doit l'avouer, il mordit le bas du pantalon assez vivement pour qu'un morceau d'étoffe lui restât dans la gueule.
« Maudit animal! » s'écria le visiteur indiscret, et il réussit à lui donner en même temps un coup de pied, qui fit pousser à Caniche des cris perçants. Cette vengeance satisfaite fut cependant ce qui sauva le fidèle gardien. L'homme pensa que le coup valait bien la déchirure. Charles accourut au bruit et se confondit en excuses ; Cravel lui répondit en riant : « Soyez tranquille, il n'y reviendra pas. » Pour plus de sûreté, Charles châtia le barbet d'une manière exemplaire, et le mit à la chaîne. Caniche, qui, dès lors, crut avoir commis une faute en accomplissant un devoir, alla se coucher dans sa loge, chaque fois que l'intendant parut au Rivage. Cependant il le regardait de travers au passage : la rancune subsistait toujours. Le chat, témoin de la scène violente que nous venons de rapporter, avait gagné en trois sauts le faîte de la cabane ; et, chose singulière, lorsqu'il voyait, dans la suite, le bon Caniche se blottir dans sa retraite, à l'approche de l'intendant, lui, il retournait sur le comble de chaume, et il restait en observation, les yeux demi-clos, le corps amassé en boule, jusqu'au moment où l'ennemi avait quitté la place.
On parlait beaucoup du farouche intendant chez les habitants du Rivage ; on s'épuisait en conjectures sur ce qui pouvait l'avoir si mal disposé, sur la conduite qu'on devait tenir à son égard, sur les moyens d'apaiser ce méchant homme. Isabelle dit un jour : « Il est gourmand peut-être : tâchons de le gagner en lui offrant quelquefois ce que nous aurons de meilleur au jardin. Tu as raison, dit Juliette, essayons de l'apprivoiser ainsi. Il est peut-être de ces gens qui veulent qu'on les paie pour ne pas faire le mal. — Nous avons, dit la mère, un très-beau melon, qui est à point ; André ira l'offrir ce soir. » André, malgré sa répugnance, fit ce qu'on voulait ; il porta le melon et l'offrit honnêtement. L'intendant, après avoir considéré d'un air dédaigneux l'offrande et le messager, dit avec mépris : « Je n'en ai que faire ; les miens sont plus beaux. »
André murmura quelques excuses en baissant la tête et revint le cœur gros de colère. « Patience! » disait toujours Suzanne. « J'ai cru m'apercevoir, dit Isabelle, qu'il aime beaucoup le poisson. Que de fois je lui en ai vendu, qu'il demandait pour son maître, même quand monsieur ne dînait pas à la maison! — Nous ferons encore une tentative, » dit la veuve. A quelques jours de là, Charles et son frère prirent un brochet d'assez belle taille : malgré les réclamations du petit homme, on porta le poisson à l'intendant. Isabelle fut chargée de la commission. Soit que Cravel fut mieux disposé, soit que le présent lui fût plus agréable, il l'accepta et même il sourit à la jeune fille, qui lui fit une humble révérence, et se retira bien contente.
« Il n'y a pas de quoi se réjouir, disait André de mauvaise humeur. Le beau plaisir de régaler un si méchant homme! — Mon enfant, répondit la mère, il faut nous résigner à ces sacrifices ; un poisson donné de temps en temps nous sauvera les autres et tout ce que nous avons ici. » Depuis, ils ne manquèrent pas d'envoyer à l'intendant, une fois la semaine, ce qu'ils prenaient de plus beau.