Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
11. — Nouveaux soucis.
Cependant les mauvais jours arrivèrent aussi pour nous, comme pour la plupart des hommes. Nous eûmes le malheur de perdre notre petite Marie ; elle fut atteinte d'une fièvre scarlatine, et emportée en quelques jours.
Je ne vous dirai pas, mon cher monsieur, quelle fut notre douleur. Nous regrettâmes d'autant plus cette chère enfant, que Pierre, mon fils aîné, alors mon fils unique, nous donnait des sujets d'inquiétude. Il avait lu, dans je ne sais quels livres, des choses singulières sur l'état du peuple en France ; il croyait que tout allait mal pour les pauvres gens dans notre patrie, et se figurait qu'il n'y avait qu'un beau et bon pays au monde, c'étaient les États-Unis d'Amérique. Il aurait voulu nous décider à y transporter notre établissement.
— Avec notre industrie, nous disait-il, nous y ferions fortune, tandis qu'ici nous végétons.
Je répondis à Pierre que je ne voulais pas quitter mon pays ; que sa mère pensait comme moi ; nous n'étions plus assez jeunes pour songer à passer la mer ; quand nous voudrions le faire, ce ne serait pas pour nous établir dans un pays étranger, dont la langue nous était inconnue.
— Nous végétons, s'il faut t'en croire? Moi, j'appelle cela vivre comme il convient à des chrétiens. Nous avons ce que souhaitait le sage : « O Dieu, ne me donnez ni pauvreté ni richesse! » C'est le plus heureux des états. Tu nous promets la fortune ; mais il faudrait d'abord dépenser tout notre avoir en frais de voyage et d'établissement. Il ne manquerait plus après cela qu'une maladie ou un autre accident, pour nous abîmer tout à fait. On ne court presque jamais les chances de la fortune sans courir celles de la ruine.
Je dis encore beaucoup de choses à Pierre ; sa mère en ajouta quelques-unes de son côté. Elle ne voulait pas quitter son lieu natal ; elle voulait vivre et mourir près de la tombe de Marie.
— Travaillons, mon Pierre, disait-elle ; le travailleur ferait venir le pain jusqu'à lui depuis le bout du monde. Tu vois qu'on aime ici nos ouvrages ; chaque nouvelle tournée nous réussit mieux que les autres. Ailleurs peut-être on n'aurait pas le même goût. Et je suppose que tu veuilles par la suite étendre ton marché, tu pourras expédier au loin tes marchandises ; fais-leur passer la mer et reste dans tes montagnes.
Pierre n'était pas convaincu, mais, je dois le dire, il se montra résigné ; seulement il paraissait triste et devenait silencieux.
— Tout notre bonheur terrestre dépend de toi, lui disais-je : sois donc joyeux et content, si tu veux que nous le soyons aussi.
Il fit quelques efforts pour nous complaire : nous lui en savions gré, mais nous aurions voulu qu'il n'eût pas besoin de se contraindre, pour nous montrer un visage satisfait.