Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
47. — La veille de Charles.
Heureux de savoir que sa mère et ses sœurs passeraient une bonne nuit, Charles n'était pas fâché de rester seul quelque temps, pour se livrer enfin en toute liberté à ses regrets. La situation où il se trouvait en ce moment lui rappela le jour où, s'étant assis sur la grève de l'autre bord, il avait fait ses premiers projets de fortune. Couché à l'entrée de la grotte sur quelques bottes de foin, de sa dernière récolte, il regardait le lac, les montagnes et le rivage, que la lune éclairait de sa douce et triste lumière.
« J'ai perdu cinq années de ma vie, disait-il avec amertume. Que je suis éloigné du moment où je faisais la moisson des roseaux! Combien de travaux ont rempli l'intervalle! Et me voilà, comme autrefois, couché sur le sable! Moi!… qu'importe? je ne songe pas à moi. C'est vous, bonne mère, c'est vous, pauvres sœurs, qui me coûtez ces larmes! Je me hâte de les répandre à l'écart ; mais vous n'en verrez pas trace demain sur mes joues. Je saurai vous sourire gaîment ; je ne vous parlerai que d'espérances.
« Elles ne verront donc plus ce Rivage, qu'elles aimaient tant, parce qu'il était l'ouvrage de Charles! Elle n'est donc plus cette chère cabane, où nous supportâmes si doucement la pauvreté! Les secrets innocents de notre vie patriarcale s'en sont allés en fumée avec les joncs et les roseaux! Où retrouverai-je ce que j'ai éprouvé devant ce foyer, grossière ébauche de mes mains ; au milieu de ces cultures, ma lente et paisible conquête ; au bord de cette fontaine, que j'ai tirée pour d'autres du sein de la terre? D'autres lieux me donneront, je l'espère, du pain pour la famille ; mais le bonheur, je ne dois pas le retrouver : il ne sait pas renaître ; il ne se transplante pas avec nous ; il s'attache aux lieux où nous l'avons rencontré pour la première fois, et, si nous les quittons, il nous quitte.
« Je n'aimerai jamais rien autant que le Rivage. Pauvre petit domaine, je m'étais donné à toi pour toute la vie! J'avais espéré de vieillir et de mourir chez toi. C'est là, me disais-je, qu'après de longs travaux, j'assurerai enfin à ma mère et à mes sœurs une véritable aisance. Tant qu'elles auront besoin de moi, je serai tout à elles ; personne ne partagera mon affection avec celles à qui j'ai tenu lieu de tout. Ces projets étaient bons, ma conscience les approuvait ; Dieu les renverse : j'adore ses incompréhensibles desseins!
« Je lui rends grâce encore de ce que j'ai conservé dans la misère l'honneur et la liberté! Avec son secours, j'en saurai faire un bon usage. Mon infortune est le bonheur même, quand je la compare à l'état horrible de cet homme que l'on vient d'arrêter sous mes yeux. Il voulait être riche à tout prix, je ne souhaitais que de vivre honnêtement et de faire vivre ma famille ; nous sommes ruinés tous les deux : mais quelle différence dans notre sort! La honte le courbe vers la terre, où il voudrait se cacher et disparaître : le sentiment de l'innocence me relève, me raffermit, me rappelle, au milieu des hommes, à de nouvelles entreprises, qu'ils suivront de leurs vœux et qu'ils aideront de leur appui, car la malice est rare et la bienveillance commune, mille bonnes âmes nous feront oublier les injures d'un méchant. »
C'est ainsi que l'honnête Charles s'affligeait et puis se consolait à l'entrée de la grotte ; enfin, sentant que l'heure tardive amenait le sommeil, il y cédait sans trop de résistance, parce qu'il voyait la plage déserte, et qu'il s'était accoutumé depuis longtemps à laisser beaucoup de choses à la garde de Dieu. Dans ce vague intervalle qui sépare la veille du sommeil, il faisait encore de beaux projets d'établissement dans les friches du voisinage ; il réformait ses premiers desseins ; il donnerait moins à la fantaisie et davantage au produit solide ; il bâtirait lui-même une cabane de pisé ; il s'attacherait à la culture des céréales et des prairies artificielles ; il aurait bientôt du bétail en abondance ; il voyait alterner dans ses champs le trèfle sanguin, le colza jaune, l'esparcette rose ; enfin, comme la Perrette de La Fontaine, il rêvait veau, vache, cochon, couvée : pauvre Charles, seras-tu réveillé aussi tristement que la naïve laitière?
Au milieu de cette insomnie délirante, il revenait par moments à ses premières affections ; il voyait sur l'autre rive du lac les maisons, les arbres, et ses voisins à travers les branchages ; quelques bateaux passaient, chargés de joyeux promeneurs, qu'il entendait répéter ensemble sa chanson favorite :