Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
39. — Le passage.
Le terme accordé était si court, et l'embarras fut si grand, la dernière résolution si difficile à prendre, qu'on s'attarda beaucoup le troisième jour, et l'on ne put partir que le soir. Le temps était froid, le ciel voilé des vapeurs de décembre ; à peine le soleil fut-il couché, que la lune vint éclairer cette triste scène de ses pâles rayons. Quelques amis, plus fermes ou plus dévoués que les autres, avaient accompagné les exilés jusqu'au bord. On pleurait sur la barque et sur le rivage. Susanne était assise entre ses deux filles. Toutes trois s'efforçaient de contenir les chèvres et les moutons qui s'agitaient de frayeur. Lorsque l'amarre fut détachée, et que le mouvement de l'eau et des rames fit balancer la barque, le petit troupeau poussa des cris de détresse. A ce bruit, les sanglots redoublèrent ; Isabelle et Juliette se penchaient sur leur mère, qui avait les mains jointes et les yeux levés au ciel ; Charles et André ramaient de toutes leurs forces ; navrés de douleur, ils avaient hâte de s'éloigner, pour ne plus voir ce qui ne leur appartenait plus.
A mesure qu'ils avançaient, la pleine lune, en s'élevant au-dessus de l'horizon, répandait une lumière plus vive ; le ciel devenait serein, l'air plus tranquille et plus doux ; le lac se calmait ; il parut bientôt uni comme une glace. A brebis tondue Dieu mesure le vent, dit la veuve après un long silence. Si la cause de cette traversée n'était pas si triste, on pourrait y trouver du plaisir. — Nous sommes au milieu du lac, dit Charles. On ne distingue pas mieux un bord que l'autre. Les montagnes s'abaissent du côté que nous quittons, autant qu'elles s'élèvent de l'autre. » André fit observer que l'heure de traire les chèvres se passait. « Elles souffrent de notre oubli, dit Isabelle ; il faut le réparer tout de suite. — Ce n'est pas moins nécessaire pour nous que pour elles, reprit le jeune rameur ; nous avons aussi oublié tous nos repas aujourd'hui, et l'on a beau être affligé, l'air du lac donne de l'appétit. »
Ils cessèrent de ramer pour prendre un peu de repos. Isabelle se chargea de traire une des chèvres, et Juliette l'autre. Susanne tira d'un panier la moitié d'un pain bis et quelques écuelles grossières. Alors la pauvre famille fit, au milieu de ce triste passage, un petit repas, mêlé de prévenances amicales et de mots consolants, que les frères, les sœurs, et surtout la mère, savaient trouver encore.
Elle disait : « Aussi longtemps que je verrai près de moi mes fils et mes filles en bonne santé, je me croirai assez heureuse. Nous voici loin de tout le monde, et comme abandonnés ; cependant n'oublions pas que des regrets bienveillants nous ont suivis jusqu'au bord que nous quittons, et que l'hospitalité d'un ami nous attend sur l'autre. Ce passage est beaucoup moins affreux que je ne l'aurais imaginé. — Je voudrais bien savoir, dit Juliette, ce que fait Cravel dans ce moment, et s'il est seulement aussi tranquille que nous. » Isabelle dit à sa jeune sœur : « As-tu donc vécu jusqu'à dix-sept ans, ma bonne Juliette, sans te douter que le méchant n'est jamais tranquille? Ou peut-être ignores-tu ce qui nous arrive, quand une pensée coupable nous surprend et nous poursuit? Quel trouble et quelle angoisse, jusqu'au moment où nous sommes de nouveau maîtres de notre cœur! Figure-toi donc, si tu peux, l'état d'une âme sans cesse tourmentée de cette manière! L'intendant nous ôte le sommeil pour cette nuit, mais crois bien que nous l'empêcherons aussi de dormir. » André soupira, et prit à son tour la parole : « Isabelle dit bien vrai ; une mauvaise pensée est un supplice, et je vous avouerai que je m'en suis aperçu ce soir même, depuis notre départ. — Eh! mon enfant, quelle mauvaise pensée a pu te troubler? — Je me disais malgré moi que, si Charles avait laissé Cravel au fond du lac, nous ne serions pas dessus à l'heure qu'il est. — Mon enfant, je t'invite à nous le dire sincèrement, si tu pouvais faire que Charles n'eût pas réussi à sauver Cravel, le voudrais-tu? » A cette question pressante, faite d'une voix émue, André répondit vivement : « Non, ma mère, je ne le voudrais pas! Je ne veux aucun mal à Cravel! » Après avoir dit ces paroles, parties du cœur, il quitta sa rame un instant pour embrasser sa mère, qui lui dit : « Bien, mon André! Dieu te bénira. »
La barque poursuivit doucement sa course, au milieu de ces émotions diverses. Peu à peu les esprits avaient retrouvé tant de sérénité, que le jeune batelier se mit à murmurer tout bas un chant religieux, qu'il mesurait au mouvement cadencé de la rame ; Juliette se joignit à lui timidement, et puis Isabelle et Charles enfin. Les voix s'affermirent par degrés, et s'unissant dans une harmonie simple et douce, les enfants de Susanne chantèrent les paroles suivantes, non sans faire en eux-mêmes quelques rapprochements avec leur propre situation, comme le sujet pouvait les y conduire :
AGAR ET ISMAËL.
« Agar n'avait qu'un fils, dit la pieuse mère, dont elle avait peine à soutenir les pas, et moi j'ai quatre enfants qui me soutiennent ; elle se traînait avec effort dans le désert aride, et je vogue sans fatigue sur un beau lac, dans ma vallée natale ; elle fuyait, bannie par celui qui devait la chérir et la protéger : tous les miens me suivent et me témoignent leur tendresse. Nous ne verrons pas un ange apparaître ; mais Dieu, l'invisible, est près de nous lui-même ; avec son aide nous trouverons la source d'eau vive sur le bord opposé, comme nous l'avions trouvée au Rivage. Croyez-moi, mes enfants, la riche Sara elle-même, sous les tentes d'Abraham et près de son Isaac, ne me fait pas envie ; car enfin, lorsqu'elle eut fait chasser inhumainement sa pauvre esclave avec l'enfant, elle dut avoir des remords! »
Depuis quelques moments, le temps était devenu sombre ; des masses de nuages s'étaient amoncelées devant la lune, et cette obscurité soudaine rendit à nos passagers leur tristesse. « N'avons-nous point d'orage à craindre? dit Juliette un peu tremblante. — Non, ma petite sœur, répondit Charles doucement, sois tranquille ; d'ailleurs, nous approchons du bord. » André fit remarquer qu'on pouvait à peine distinguer la rive opposée, comme une grande ligne sombre. « Mais quelle est cette flamme? s'écria-t-il aussitôt. — Je viens de l'apercevoir, dit Juliette, comme un point brillant. Voyez comme elle augmente! — Hélas! dit Isabelle, en soupirant, il me semble que c'est exactement dans la direction du Rivage! — N'est-ce pas un adieu de Cravel? » reprit André ; et Charles dit à son tour : « Je le crains ; il se donne peut-être le plaisir de brûler notre cabane. — Ne soupçonnons pas le mal, » dit la mère ; sur quoi, Juliette s'écria : « Oh! il fait son devoir! le neveu lui aura donné des ordres. — Il n'en avait pas besoin, dit le jeune frère. Nous savons assez de quoi il est capable. Il a voulu nous témoigner sa haine de loin comme de près! — André, mon enfant, tu parles comme si tu étais sûr de ton fait, et cependant la charité ne soupçonne point le mal. » Cette réflexion ramena le silence, mais elle ne put empêcher ces jeunes têtes de s'échauffer sur l'idée qu'elles avaient conçue. Tous les regards suivaient les progrès de la flamme ; l'image, réfléchie dans le lac, touchait à l'objet sans intervalle, ce qui faisait juger que le feu était tout près du bord. Au bout de quelques instants, la flamme s'éteignit, aussi promptement qu'elle s'était allumée, et André ne put s'empêcher de dire à demi-voix : « Des roseaux et des joncs ne sont pas longs à brûler! »