Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
35. — Nouvelles inquiétudes.
On attendait avec impatience la fin du mois et la visite promise ; soudain le bruit se répandit dans le voisinage que M. M… était malade. Ce fut un grand sujet de chagrin et d'alarme pour les habitants du Rivage. Ils allaient souvent demander des nouvelles aux domestiques de la maison, qui ne leur en donnaient pas toujours de bien positives. Ce qui était malheureusement assez clair, c'est que Cravel devenait moins honnête de jour en jour. « Notre protecteur est bien malade, disait Charles, car l'intendant ne me salue plus. »
Un jour il se fit un mouvement extraordinaire dans la maison voisine ; un personnage d'importance venait d'arriver : les Baudry apprirent que c'était le neveu du maître, et son héritier. Le lendemain ils le virent se promener dans la campagne avec l'intendant. Celui-ci, le chapeau à la main, suivant le visiteur avec une contenance humble et soumise, paraissait lui donner des renseignements et répondre à ses questions. Ils avancèrent enfin jusque sur les rochers qui dominaient le Rivage, et ils eurent à cette place une conversation très-animée. André, qui, sans être aperçu, avait observé les gestes des deux personnages, crut pouvoir les expliquer de la manière suivante :
« Le neveu a indiqué du doigt notre cabane, et regardé Cravel fixement, ce qui voulait dire : « Qu'est-ce que cela? » Cravel a montré, de même, notre frère, qui émondait dans ce moment les branches gourmandes du pommier de rainettes. Il est clair que Cravel a répondu : « Voilà celui qui l'a bâtie. » Ensuite le neveu a tourné lentement la tête, en promenant ses regards depuis l'entrée du Rivage jusqu'à l'autre bout, et il a regardé de nouveau l'intendant, en lui indiquant, d'un geste du bras, tout ce qu'il venait de parcourir des yeux. « Oui, tout cela, » a répondu Cravel, car il a fait un signe de tête aussi clair qu'expressif. Alors le neveu a regardé à ses pieds, comme pour y chercher quelque chose, puis à droite et à gauche, dans la direction des plantations qui nous séparent ; il a montré de la main le lieu sur lequel il se trouvait, et il a demandé, je gage, si c'était donc là que se bornait la propriété de son oncle? Sur quoi Cravel a répondu négativement, avec beaucoup de vivacité, et, d'un air triomphant, il a étendu à son tour les deux bras, comme cela, et a fait comprendre, j'en suis sûr, que, jusqu'au lac, comme ceci et comme cela, tout appartenait à son maître, ce qui a paru faire grand plaisir au neveu, car il a balancé plusieurs fois la tête, d'un air qui voulait dire : « A la bonne heure! » Après quoi il a frappé du pied vivement, en mettant les mains dans ses poches et en paraissant adresser à Cravel une question pressante, savoir (ou je suis bien trompé) : « Mais pourquoi donc ces gens sont-ils là? » Alors notre ennemi a plié le dos, et s'est incliné en avant, les bras entr'ouverts, les mains à la hauteur de la tête, dans une posture qui, certainement, voulait dire : « Ce n'est pas ma faute. » Là-dessus, le neveu a secoué la tête d'un air menaçant, et s'est retiré, après avoir jeté sur le pauvre Rivage des regards qui ne lui présageaient rien de bon. »
Malgré leur inquiétude, les bonnes gens ne purent s'empêcher de sourire, en écoutant le petit frère expliquer à sa façon, et si nettement, une conversation dont il n'avait pas entendu un mot. Le neveu partit deux jours après, et Cravel, qui paraissait fort content de la visite qu'il avait reçue, recommença à se montrer davantage. Il se contenait encore ; mais, comme le chien du chasseur, il paraissait n'attendre qu'un signe pour se jeter sur la proie.