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Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires

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48. — Est-ce un rêve?

Ces paroles semblaient venir jusqu'à lui, toujours plus fortes et mieux accentuées ; il prêtait l'oreille en se disant : « Je rêve, » et il écoutait toujours ; puis les voix faisaient silence et des rires joyeux y succédaient. Ces rires provocateurs l'excitaient lui-même ; il se mêlait à cette gaîté folâtre, et, le sourire sur les lèvres, il prononçait quelques paroles confuses. Cependant les rires cessent à leur tour ; des conversations bruyantes s'établissent ; la surface de l'eau apporte jusqu'à ses oreilles des paroles distinctes ; enfin il entend son nom : « Charles! Charles! » disaient les vagues murmurantes. A demi-réveillé, il lève la tête : « Charles! Charles! » répétaient les échos du rivage.

Il se lève en sursaut : « On m'appelle sans doute! » se dit-il ; et lorsque, s'étant délivré des obstacles qui l'entourent, il a pu jeter les yeux sur le lac, il voit distinctement deux, trois bateaux pavoisés, qui cinglent droit à lui. « Charles? bonnes nouvelles, bonnes nouvelles du Rivage! » Il voyait les bateaux près du bord ; il entendait les cris de joie ; il reconnaissait même la voix de ses voisins : cependant il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles. « Ma tête s'égare, disait-il tristement. C'est un rêve, étrange comme ma position. Ah! qu'il faut souffrir pendant le jour, pour avoir la nuit de si folles idées! »

Il ne laissait pas, en faisant ces réflexions pénibles, de courir vers l'image qui l'attirait. Alors tout ses doutes cessèrent ; la lumière se fit chez lui tout à coup, et la réalité fut plus belle que le songe. On débarque ; Charles est reconnu. C'est à qui l'embrassera le premier. « Votre protecteur n'est pas mort, il est revenu ; le Rivage vous est rendu. » On voulait lui donner tous les détails : « Assez, mes amis! Je ne veux pas en savoir davantage avant ma mère. Courons auprès d'elle ; ne lui dérobons pas un instant de bonheur. »

Quelques-uns restèrent pour la garde des bateaux ; tous les autres suivirent Charles, ou plutôt le menèrent en triomphe chez le bon Rodolphe. Au bruit de leurs chansons, les chiens aboient ; le bruit redouble. Rodolphe ouvre sa fenêtre : la joie pénètre du dehors au dedans ; mais il se passe un peu de temps encore, avant que Susanne, Isabelle, Juliette, André, qui goûtaient enfin les douceurs du premier sommeil, reviennent de leur surprise, se mettent sur pied, et soient en état de recevoir les nombreux visiteurs. La cour était seule assez grande pour contenir une telle assemblée. On y descend ; Rodolphe éclaire la scène, en élevant, du seuil de la porte, sa lampe rustique, et les épanchements confus de la joie recommençaient de plus belle. Alors le bon Emmanuel, le même qui avait voulu recueillir toute la famille chassée du Rivage, monte sur un banc de pierre, et, d'une voix forte, demande la parole, afin d'instruire tous les intéressés à la fois.

« Mes amis, leur dit-il, le Rivage vous est rendu. Notre cher voisin n'est point mort, comme les journaux l'avaient annoncé : c'est un autre personnage du même nom et de la même province. Pour lui, il est arrivé ce matin, et d'abord il a chassé Cravel de sa maison. Vous ne verrez plus monsieur l'intendant, mais vous ne reverrez pas non plus votre cabane ; le misérable l'a brûlée, le soir même de votre départ, comme un monceau de chènevottes. Consolez-vous ; en vous rendant le Rivage, M. M… a résolu de vous rendre aussi une maison. Elle vaudra bien la première. C'est en son nom que je vous parle : il vous abandonne en toute propriété le petit domaine ; l'acte en sera passé demain. »

Ces paroles, plus vives que bien ordonnées, avaient toutefois informé les Baudry de ce qu'il leur importait le plus de connaître. Après le discours, les explications recommencèrent. On apprit, entre autres, que la visite du neveu avait eu pour objet l'examen secret de la conduite de Cravel, et que, ce jeune homme ayant fait un rapport sévère à son oncle, l'expulsion de l'intendant fut dès lors arrêtée. « Il faut en conclure, dit la bonne Susanne, que notre petit homme n'avait pas bien saisi une certaine conversation, qu'il expliquait avec tant d'assurance. » André répartit : « J'ai mieux vu, de notre barque, quand j'ai annoncé la cause de l'incendie ; mais je reconnais, bonne mère, qu'on peut se tromper souvent, à juger trop vite et de loin. — Mes amis, dit Emmanuel, le lac est tranquille, la nuit est belle, il faut en profiter à l'instant. Nous avons promis de ramener sans retard les hôtes du Rivage. — Il sera dit, s'écria Rodolphe avec chagrin, que je ne pourrai pas les héberger une fois! — Bon Rodolphe, lui répondit Charles, nous reviendrons bientôt. Le lac nous sépare, mais l'amitié ne connaît point de barrières. Et d'ailleurs, ce lac n'est-il pas le plus beau des chemins pour visiter un ami? Faites vous-même à présent la traversée avec nous ; il manquerait quelque chose à notre joie, si vous n'étiez pas là, quand nous reprendrons possession du Rivage. »

Rodolphe se joignit aux voisins de Charles. Un bateau, qui était à sa disposition, et les trois qui avaient passé l'eau cette nuit, composèrent, avec celui des Baudry, une petite escadre, qui ramena tout à la fois la famille, les moutons, les chèvres, la volaille, le chat et le chien ; on chargea sur les bateaux tout le bagage, et l'on partit en chantant.

M. M… avait fait prendre les mesures nécessaires pour que le rétablissement de nos colons dans leur enclos fût une véritable fête. A l'aube naissante, dès qu'ils furent signalés, on sonna la cloche du village, le canon de réjouissance salua leur approche : la foule les attendait au lieu du débarquement, en poussant des cris de joie, et l'on voyait flotter un drapeau sur la pointe la plus avancée du Rivage. Le bon vieillard était là quand la famille prit terre : il embrassa son jeune voisin en présence de la foule. « Honneur au travail! dit cet homme respectable. Honneur à la persévérance! Vingt fois j'ai été sur le point de faire cesser l'épreuve de mon ami Charles, en venant à son aide, comme je pouvais le faire ; mais je me suis toujours arrêté, pour lui laisser le mérite d'achever lui-même son établissement. Maintenant l'épreuve est finie, et je me livre au penchant de mon cœur, en l'aidant selon mes moyens. Charles, ce qui vous entoure est votre ouvrage ; et la justice non moins que l'amitié, me presse de vous dire : « Le Rivage est à vous. »

Trois mois après, une nouvelle habitation fut élevée à la place de la cabane ; c'était une simple maison de bois, un chalet, comme on en voit quelques-uns sur cette rive. Gracieux au dehors, il avait au dedans tout ce qui était nécessaire au bien-être d'une modeste famille. Au reste, nos colons vécurent de leur travail comme auparavant. Leur ami était trop sage pour les détourner de la voie dans laquelle ils avaient trouvé le bonheur.

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