← Retour

Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires

16px
100%

9. — L'aisance augmente dans le village, grâce aux avis de Germain.

Quoique le village fût moins pauvre chaque année, on sentait encore de la gêne. Un dimanche, que les hommes étaient réunis, au sortir de l'église, on se mit à parler des affaires de la commune. On dit que les ressources manquaient pour nourrir les pauvres, pour entretenir les fontaines et les chemins, enfin pour toutes les dépenses d'utilité publique à la charge de la commune.

Chacun fit là-dessus les observations qu'il jugea convenables. Je pris la parole à mon tour, et l'on fit cercle autour de moi, parce que je commençais à passer pour une des bonnes têtes du village.

— Mes chers voisins, dis-je en regardant l'assemblée, ce sont nos chèvres qui nous ruinent.

On se récria de toutes parts :

— Nos chèvres?

— Oui, nos chèvres, et ce que je vous dis là n'est pas une découverte que j'ai faite moi-même : d'autres s'en sont avisés avant moi. Nos voisins, les habitants des Épinailles, ont reconnu que le libre parcours des chèvres dans les communaux plantés en bois finirait par détruire leurs forêts, et ils ont défendu qu'on les y menât paître à l'avenir.

Pour nous, notre cas est encore plus grave ; notre forêt communale a été rasée ; et maintenant nous envoyons paître nos chèvres parmi les jeunes pousses. Comment voulez-vous que le bois se rétablisse jamais?

C'est un bien petit avantage que d'envoyer une chèvre courir sur la montagne : elle n'engraisse pas nos terres, et la quantité de son lait n'est pas égale à ce qu'elle donnerait, bien nourrie à l'étable.

Mais quelle perte pour chacune de nos familles! Pensez à vous ; pensez surtout à nos enfants. Figurez-vous ce que sera la forêt dans trente ans, si, au lieu de laisser dévorer chaque année les jeunes pousses par la dent de nos chèvres, nous donnons quelques soins à cette propriété, si riche et si belle du temps de nos pères!

Une forêt qui grandit et prospère chaque année est un capital qui s'accroît pour le propriétaire, sans autre mérite que la patience ; c'est du bien qui vient en dormant. »

Ce discours du pauvre Germain fit beaucoup réfléchir ; on en causa longtemps et diversement dans le village. Il se forma deux partis : il y avait les amis et les ennemis des chèvres. Les femmes se prononcèrent surtout avec beaucoup de vivacité en faveur de celles qu'elles appelaient les nourrices de leurs familles.

Bien des gens me regardaient de travers ; plusieurs voisines faisaient entendre à ma bonne Sophie des paroles très-dures. Malgré tout cela l'opinion se formait, et, dans la municipalité, on pensait généralement qu'il fallait interdire aux chèvres le parcours du terrain qu'on voulait reboiser.

Les défenseurs des chèvres ayant appris qu'à un certain jour on prendrait à ce sujet une résolution définitive, ils se préparèrent à s'y opposer. Le jour venu, il y eut du trouble et de l'agitation dans le village : les femmes s'attroupèrent et vinrent entourer la maison commune. Tout à coup l'une d'elles s'écria :

— Ce n'est pas de là que le mal est venu. C'est ce méchant Germain qui en est le premier auteur : courons chez lui. Mort à Germain!

Sophie, qui était près de la maison, accourut tout effrayée, et me dit ce qui se passait.

— Entre, et fermons la porte, lui dis-je froidement : le domicile est inviolable.

Bientôt nous entendîmes de nouvelles menaces autour de la maison : ma femme s'évanouit. Nous avions alors une petite fille, qui s'appelait Marie, et que Dieu nous a retirée depuis. Je la pris dans mes bras, j'ouvris la porte et me présentai à cette foule égarée, en lui criant d'une voix émue :

— Vous voulez donc, mes voisines, tuer le père de cette enfant? Alors venez la prendre dans mes bras, et, après ma mort, chargez-vous de la nourrir, car la mère ne survivra pas au père.

Ces simples paroles calmèrent sur-le-champ mes pauvres voisines. Je fis signe que je désirais parler.

— Je suis si peu l'ennemi de vos chèvres et des miennes, leur dis-je posément, que je vais vous proposer un moyen d'en nourrir deux pour une.

— Voici du nouveau, s'écria l'une des femmes.

— Oui, du nouveau, du simple et du praticable en même temps. Vous savez que la commune possède un grand pâturage au-dessous du chemin ; tout le monde s'accorde à dire que c'est d'excellent terrain, et qu'il ne rapporte pas la dixième partie de ce qu'il produirait s'il était mis en culture. Adressons une demande à la municipalité ; prions-la de diviser ce terrain entre les familles du village, et de nous en laisser l'usage pour un long terme, sinon indéfiniment. Chaque ménage récoltera sur sa portion assez de trèfle, de luzerne ou d'esparcette pour nourrir non pas deux fois, mais trois ou quatre fois autant de chèvres à l'étable, qu'il en fait paître maintenant dans les communaux. Voilà mon avis.

Les femmes ont l'imagination plus vive que les hommes ; quand une idée leur plaît, elle est promptement saisie. Je fus chargé le jour même de rédiger une pétition ; les femmes la firent signer à leurs maris. Ma seconde proposition fut accueillie favorablement, et permit d'adopter sans risque la première. La forêt fut respectée ; le pâturage fut divisé et mis en culture, et en peu d'années cela transforma le village ; il était pauvre et il devint riche ; il y avait des mendiants, on n'en vit plus ; la santé même y gagna, car les familles furent mieux et plus sainement nourries.

Chargement de la publicité...