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Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires

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41. — Une visite chez Rodolphe.

Quand Rodolphe revint, il trouva ses amis un peu plus tranquilles ; il les invita à dîner. Il était en même temps vigneron et fermier du domaine. La famille exilée se rendit avec lui dans sa modeste mais confortable demeure. « Vous voyez toute ma fortune, » disait Rodolphe, en leur montrant ses récoltes, ses instruments aratoires, son troupeau de cinq vaches et son mobilier, fort complet, mais d'une antique simplicité. « Je n'ai pas de terres à moi, ajouta-t-il, et je n'en ai pas trop de regret. Celles que je cultive me rapportent, je crois, beaucoup plus qu'au maître, et j'en jouis certainement bien plus que lui. Il est le propriétaire ; mais, en payant une rente, je suis l'usufruitier. J'ai vu cette campagne passer déjà dans plus d'une main : ces arbres, ces champs, me connaissent beaucoup mieux que leurs maîtres passagers, qui font ici quelques rares visites, et puis disparaissent comme des ombres. Au reste, mon sort est assez doux, parce que j'ai, comme on dit, plusieurs cordes à mon arc : je suis vigneron, laboureur, berger, un peu tout : c'est moins chanceux. Quand la vigne manque, le pré donne abondamment ; si mon herbe est brûlée, mes raisins sont dorés. — J'aime à vous voir si content, lui disait Charles ; pour moi, je l'avoue, j'ai toujours désiré d'avoir un petit coin de terre à moi. C'est pour cela que j'ai tant travaillé au Rivage, et vous me voyez prêt à recommencer : on ne perd pas si vite courage à vingt ans. Je prendrai avec mon frère des terres à défricher ; le fruit de nos efforts paiera, je l'espère, le prix d'achat, et nous nous verrons un jour propriétaires d'un petit bien. — Projet très-louable et très-bon, répondit Rodolphe. Vous serez heureux à votre manière : tous les états, Dieu merci, peuvent mener au bonheur ; et l'on peut fort bien ne pas le trouver dans un château comme celui de mon maître. Aussi monsieur n'y vient-il presque jamais, et c'est dommage! une maison si magnifique! »

Les jeunes filles ayant exprimé vivement le désir de la visiter : « J'en ai les clefs, leur dit-il ; je vous ferai tout voir. Je n'aurais pas osé vous en faire la proposition maintenant. — Mes pauvres filles oublient qu'elles n'ont plus ni feu ni lieu, dit la bonne mère ; la curiosité l'emporte chez elles sur la crainte d'avoir à faire une triste comparaison. — J'espère qu'elles auront d'autres pensées, dit Rodolphe ; elles remplaceront bientôt ce qu'elles ont perdu ; d'ailleurs beau logement n'est pas contentement, comme je dis quelquefois, quand je pense à nos maîtres. »

On se rendit au château. Isabelle et Juliette, qui n'avaient jamais rien vu de pareil, admiraient tout et se récriaient « Comment se fait-il, disait Isabelle, qu'on possède une si belle maison et qu'on ne l'habite pas? — Notre maître est retenu à la ville par les devoirs de sa charge. Il habite un appartement encore plus somptueux, où il ne cesse pas de regretter la campagne. Si j'étais libre! dit-il souvent ; en effet, il est esclave de sa dignité ; car nous avons tous nos chaînes, et celles d'or sont plus pesantes que celles de fer. Au reste, vous voyez ici des lits moelleux, superbes, des couvertures et des rideaux de soie ; cependant mes pauvres maîtres y passent de bien mauvaises nuits. Madame a des maux de nerfs, des vapeurs, des misères, que sais-je moi? qui la tourmentent sans cesse ; monsieur est souvent pris de la goutte, et il en souffre à crier. Si quelquefois ces maux leur laissent du relâche, ils se rongent l'esprit, en pensant à M. Philippe, leur fils unique, capitaine de vaisseau, qui a déjà essuyé deux naufrages, et qui cherche le troisième aux Grandes-Indes. Allez, mes amis, ces riches sont souvent bien misérables. Quand monsieur vient ici, il me conte ses peines, et je tâche de le consoler. J'attends sa visite à présent ; il me l'a fait annoncer, dans cette saison cela m'étonne un peu. — Approuvera-t-il, dit Susanne, l'hospitalité que vous nous avez donnée? — Lui? Il me grondera de n'avoir pas mieux fait, et de vous recevoir si mal. Il aurait trouvé le moyen de vous loger dans quelque pavillon. Il est si affable, si obligeant! A-t-il souvent amusé mon petit Julien! tenez, par exemple, avec cet instrument, que vous voyez braqué, comme un petit canon, devant la fenêtre. C'est un téles… — Un télescope, » dit Julien, qui vint au secours de son père.

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