Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
46. — Où coucheront-ils enfin?
La mère faisait ces réflexions pendant le repas du soir, qui fut, on l'imagine, simple et frugal ; telle auberge, tel souper. Juliette disait : « Cela ne va pas trop mal, pourvu qu'on nous laisse enfin tranquilles. Je ne serai pas fâchée de pouvoir dire que j'ai passé une nuit comme les ermites. » Charles et André s'entendirent pour veiller tour à tour auprès du bateau, où se trouvait la meilleure partie de leurs effets. Quand la nuit fut venue, Charles se mit le premier en faction, il se promenait de çà de là sur le bord, enveloppé d'un manteau grossier ; soudain il aperçut, derrière une haie, un homme qui se glissait furtivement vers le rivage. Ce personnage, s'étant approché du bateau, le considéra un moment, et chercha des yeux les bateliers. Charles s'avança, et la clarté de la lune lui permit de reconnaître, à sa grande surprise, le nouveau propriétaire, qui l'avait expulsé si durement. La surprise de Lastec ne fut pas moins grande, et ne fut nullement agréable.
« Ce bateau est à vous? dit-il vivement. — Oui. — Eh bien déchargez tout cela, je vous prie ; passez-moi vite de l'autre côté, et vous aurez une belle récompense. — Encore vous, mon hôte? Ainsi nous sommes destinés à nous rencontrer partout, et vous me demandez toujours le passage? C'est impossible à présent ; non que j'y mette de la rancune, mais je ne peux quitter ma famille, que vous avez délogée. — J'en suis au désespoir, mon ami, d'autant plus que je ne peux réparer mes torts. — Monsieur, ils sont graves, soit dit franchement ; on est doublement coupable d'offenser l'humanité, quand on la prêche si bien. — De grâce épargnez-moi ; je suis dans la plus fâcheuse position. Voici une bourse pleine d'or ; passez-moi de l'autre côté ; elle est à vous. — Vous m'étonnez, monsieur, et je craindrais de mal servir le pays, si je vous aidais à fuir. — Point du tout, mon jeune ami : il s'agit de ce qu'on appelle un délit politique, c'est-à-dire que je ne suis pas le plus fort. Sauvez une victime de la tyrannie… — Consultons ma mère. — C'est du temps perdu, et je n'ai qu'un moment peut-être pour échapper à mes persécuteurs! — Permettez, monsieur, je ne suis pas libre de vous obéir. »
Lastec suivit Charles jusqu'à la grotte, avec la plus grande répugnance. A peine étaient-ils arrivés, que le vigneron, accourant d'un autre côté, s'écria de loin : « Venez, mes amis, venez chez moi. Plus de risques maintenant. Vous serez mieux, et ces messieurs le permettent. » Ces messieurs étaient deux gendarmes, à qui le bon Rodolphe avait conté, avec indignation, ce qui s'était passé dans la cahutte. Touchés de pitié (car ces gens-là sont aussi bons que braves), ils s'étaient empressés de l'accompagner jusqu'à la grotte, afin d'inviter les Baudry à passer la nuit dans la ferme. Aussitôt que Lastec les aperçut, il essaya de fuir ; mais ils l'eurent bientôt pris, et, lorsque le signalement leur eut fait connaître l'identité : « Vous êtes libres, messieurs, » dirent-ils à la petite troupe, en s'éloignant avec leur prisonnier. « Nous tenons l'homme, et nous partons à l'instant. » Resté seul avec les Baudry, Rodolphe leur dit : « Je vais retourner, selon toutes les apparences, à mon premier maître : revenez aussi à votre premier logement. » Ensuite il leur conta en peu de mots ce que les gendarmes lui avaient appris sur ce M. Lastec. « Je me rappelle encore, dit la veuve, les discours que cet homme tenait sur l'autre bord, et je ne suis pas surprise de ce qui lui arrive sur celui-ci. — Ma mère, dit Juliette avec effroi, allons-nous encore déménager ce soir? — Non pas, dit Rodolphe, vous passerez la nuit chez moi : Julien gardera vos effets. » Sur quoi, Charles dit à son tour : « J'accepte votre hospitalité pour ma mère, mes sœurs et mon frère, mais je ferai la garde moi-même. — Jusqu'à minuit, je le veux bien, lui répondit Rodolphe, mais Julien viendra vous relever. » Des choses ainsi réglées, le vigneron s'éloigna avec le reste de la famille, et Charles demeura seul au bord du lac.