Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
2. — Germain commence le récit de sa vie.
« Je suis un enfant de ces montagnes. Mon village, déjà fort élevé au-dessus de la plaine, doit cependant à une exposition favorable une température encore assez douce. Nous avons des cerisiers, des pruniers, et même quelques pommiers à l'abri des murailles. La vigne et les noyers ne viennent pas jusque chez nous. Nous moissonnons de l'orge et du seigle ; nous cultivons des pommes de terre et des choux excellents.
Mais la population est trop nombreuse dans nos montagnes pour que le sol suffise à la nourrir. Or, vous savez que le montagnard est fort attaché au lieu de sa naissance ; il aime mieux la pauvreté chez lui que la richesse à l'étranger : pour ne pas quitter son clocher, ou du moins pour revenir à son ombre le plus tôt possible, chacun s'ingénie de son mieux, et l'industrie vient au secours de l'agriculture.
Mon frère Denis et moi nous n'avions hérité de nos parents qu'une pauvre maison et un arpent de terre : il n'y avait pas de quoi nous établir tous deux. Denis me loua sa part de la maison et vendit son terrain pour se faire aubergiste.
On venait de percer une nouvelle route au bas de la montagne : il crut que la fortune l'attendait là. Je fis inutilement tout ce que je pus pour le détourner de ce projet.
— Mon pauvre Denis, lui disais-je, le métier d'aubergiste est le plus ingrat des métiers. Jamais tu ne seras maître chez toi ; tu seras forcé de recevoir toute sorte de gens ; malgré tout ce que tu pourras faire, il se passera dans ta maison des scènes désagréables, peut-être même violentes ou scandaleuses ; et je serai bien trompé si tu n'es pas obligé plus d'une fois de paraître en justice comme témoin ; Dieu veuille que ce ne soit pas comme victime! Tu es bon et confiant, et dans cet état on est exposé à se voir trompé de mille manières. Tu te marieras, mais tu ne goûteras point les douceurs du ménage dans ta maison ouverte à tous venants. Et quelle éducation pourras-tu donner à tes fils et à tes filles? Mon pauvre Denis, tu devrais me croire et entreprendre tout autre chose.
Denis était l'aînée et s'estimait le plus sage : cependant ma prédiction ne s'est que trop vérifiée. Après vingt ans de soucis et de peines, mon frère est mort, laissant une veuve indigente et des enfants qui se sont dispersés pour chercher leur pain de divers côtés.
Pour moi j'étais bien décidé à ne pas quitter notre village. Là étaient morts et ensevelis mon père et ma mère. J'avais des voisins qui m'étaient attachés, et à qui je désirais d'être utile. Ce clocher encore et cette église, où j'avais prié Dieu dès mon enfance, avaient pour moi un attrait inexprimable. Enfin, monsieur, une voisine, madame Claude, élevait à côté de chez moi ma petite cousine Sophie, pauvre orpheline que j'aimais. J'avais promis à ma mère de l'épouser. C'était la fille d'une sœur qu'elle avait beaucoup aimée, et qui avait été bien malheureuse.
— Tâche, mon Germain, m'avait dit souvent ma mère, que Sophie soit plus heureuse que sa mère ne l'a été.
J'avais vingt ans, Sophie en avait quatorze, quand j'héritai de ma maison et de mon demi arpent de terre. Je dis à la voisine Claude :
— Il en sera ce que la petite voudra, mais dans quatre ans d'ici je l'épouserai, si elle veut de moi. Voyez, madame Claude, si vous trouvez bon de la disposer un jour à suivre la volonté de ma mère. En attendant gardez-moi le secret que je vous confie : ne parlez de rien à cette enfant.
— Ce serait le bonheur de Sophie, me répondit la voisine, si tu la prenais pour femme ; mais, mon bon Germain, que ferais-tu pour vivre et pour nourrir ta famille?
— Laissez-moi faire, lui répondis-je, j'ai en tête une idée qui n'est pas mauvaise. Vous verrez!