Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
12. — Joie et douleur.
Il approchait de sa vingtième année, quand Sophie devint mère pour la troisième fois. J'accueillis avec des transports de joie ce consolateur, que Dieu nous envoyait à la place de Marie : c'était un garçon, mais je vis bientôt qu'il serait, comme sa sœur, tout le portrait de sa mère. Nous appelâmes Philippe ce fruit de notre arrière-saison.
Ce qui mit le comble à notre joie, c'est que Pierre vit avec autant de plaisir que nous ce nouveau membre de la famille. Il avait pour son petit frère les soins et les attentions d'une sœur aînée. Il le prenait souvent dans ses bras, lui souriait, lui parlait, il lui apprit à marcher. Les trois ans qui s'écoulèrent depuis la naissance de Philippe furent au nombre des plus heureuses de notre vie. Nous n'avions qu'une ancienne douleur, mais c'était Dieu qui nous l'avait imposée, et nous savions souffrir avec résignation une perte que sa bonté venait de réparer d'une manière inattendue.
Je ne veux pas accuser Pierre de ruse et d'artifice ; il aimait réellement son frère, mais nous ne tardâmes pas à reconnaître pourquoi la naissance de Philippe l'avait tant réjoui. Pierre s'était regardé jusque-là comme obligé, en sa qualité de fils unique, à se fixer auprès de ses parents. Il avait renoncé à ses projets d'établissement à l'étranger ; mais, à présent que nous avions un appui pour notre vieillesse, il pouvais nous quitter sans crime. Il nous en fit un jour la demande expresse, et nous avoua que le désir de s'expatrier le tourmentait jour et nuit.
Je fus consterné ; Sophie versa beaucoup de larmes. Je représentai à Pierre que je me faisais vieux, que je pouvais mourir avant que Philippe fût en état de gagner sa vie et de soutenir sa mère, si elle devenait infirme. Il me répondit que Dieu détournerait ces malheurs, ou que, s'il les permettait, l'Amérique n'était pas si loin de l'Europe.
— Je reviendrai, mon père, ou du moins j'enverrai des secours assez abondants pour mettre toute la famille dans une aisance qu'elle n'a jamais connue.
Je ne crus pas devoir m'opposer plus longtemps à une résolution si obstinée ; il y a des vocations que les parents n'ont pas le droit de contrarier ; si j'empêchais Pierre de chercher fortune en pays étranger, il pourrait un jour tomber dans le désordre par l'effet du découragement. Nous obtînmes seulement qu'il attendrait que son frère eût accompli sa septième année pour s'occuper de son départ.
Que ne fîmes-nous pas, en attendant, sa pauvre mère et moi, pour tâcher de retenir Pierre dans le pays? Je me souviens d'une tournée que nous fîmes tous les quatre ensemble dans la plaine pour vendre nos marchandises. Nous avions acheté ce petit cheval ; j'avais disposé deux bancs sur la voiture. Pierre occupait la place où je suis, tenant le fouet et les rênes ; Philippe était assis où vous voilà ; la mère au second banc, derrière Philippe, qu'elle surveillait, et moi à côté d'elle. La saison était magnifique ; la lune brillait comme ce soir, et nous aimions à voyager la nuit. Cette tournée fut pour nous une fête continuelle.
Mon Dieu, ils étaient là tous trois, et je vous rendais grâce, et je vous priais d'inspirer à mon malheureux fils une part de cet amour de la famille, qui remplissait mon cœur. Faites, vous disais-je, qu'il ne se puisse passer de nous?
Mais lui, avec l'ardeur de la jeunesse, il regardait au loin, et croyait voir le bonheur et la fortune au delà de nos montagnes.
— C'est pour vous, nous disait-il, que je souhaite la richesse.
— Nous ne la voulons pas, lui répondait sa mère, nous ne la voulons pas cette richesse, qui va nous coûter un de nos enfants.
— Je reviendrai, nous disait-il, et ce jour-là, vous bénirez le Seigneur.
Il partit enfin au terme fixé, et il n'est pas revenu. Chose déplorable! Nous avons su son arrivée à New-York, et dès lors il s'est perdu dans ce vaste monde américain! Nous n'avons eu de lui aucunes nouvelles. Assurément il est mort.
Je ne veux pas faire témérairement à mon pauvre Pierre de nouveaux reproches, ni lui imputer la mort de sa mère ; mais c'est une chose certaine que, depuis son départ, Sophie n'a pas compté un seul beau jour. Elle devint peu à peu languissante ; ni mes soins ni les caresses de Philippe ne purent lui rendre la joie et la santé.
Je crois que l'incertitude est plus funeste pour une mère que la plus affreuse vérité. Nous ne savions ce que Pierre était devenu ; nous fîmes toutes les démarches possibles pour avoir de ses nouvelles : ce fut sans aucun succès. La fièvre jaune avait régné avec une telle violence dans une ville où il a dû séjourner, qu'on avait enseveli les morts pêle-mêle sans enregistrer les décès. Je fus convaincu que Pierre avait succombé au fléau ; je le pleurai ; je portai le deuil ; mais sa mère espéra, ou du moins tâcha d'espérer toujours. Elle mourut elle-même deux ans après ce funeste départ.