Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
4. — Premier voyage de commerce.
Je fis ce que j'avais dit. Un voisin me remit une voiture légère, qu'il avait fabriquée lui-même, et me chargea de la vendre. Je la remplis et l'habillai de mes produits. Sophie et Claude m'aidèrent de leur mieux ; l'étalage prit sous nos mains une façon qui plaisait. Des cercles, fixés sur la voiture, portaient toute sorte d'ustensiles, qui se balançaient au moindre mouvement. Ce spectacle attira presque tout le village ; on me faisait compliment sur cette exhibition de mes ouvrages, et chacun me souhaitait une bonne chance : on me la prédisait même. Quelques villageois, montrant à leurs fils la voiture chargée, leur disaient :
— Voyez ce que peuvent le travail et la persévérance!
— Attendez, mes amis, leur disais-je. Sachons d'abord quel sera mon succès. Après quoi, si mes affaires vont bien, je ne refuserai pas de prendre chez moi des apprentis. Je serais bien heureux si je prouvais à vos fils qu'on peut, sans quitter le village, gagner sa vie honorablement. C'est ce que nous saurons dans quelques jours.
Sophie et la voisine Claude m'accompagnèrent assez loin, et ne me quittèrent qu'à une demi-lieue du village. Elles me suivirent des yeux, aussi longtemps que les détours du chemin ne leur cachèrent pas Germain et sa voiture.
Dans certains endroits j'avais de la peine à la retenir à cause de la pente rapide ; quelquefois, si le chemin était rocailleux, je ne me fatiguais pas moins à la traîner. Il est dur d'être à la fois le cocher et le cheval. Patience, me disais-je, peut-être finirai-je par posséder au moins un âne ou un mulet.
Mon entrée dans le premier village de la plaine fit événement. On n'avait pas encore vu chose pareille. Les femmes et les enfants me suivaient, en m'adressant questions sur questions. Il y avait au bout du village une maison plus belle et plus grande que les autres : je m'arrêtai un moment devant la porte ; il en sortit une petite demoiselle qui s'écria :
— Maman, maman, viens voir les jolies choses!
La maman parut à son tour, et me demanda si ces objets étaient à vendre et qui les avait fabriqués.
— Ils sont à vendre, madame, et ils sont tous de ma fabrique.
— Combien donc me demanderez-vous pour cette jolie corbeille?
— Madame, je n'en sais vraiment rien ; vous êtes la première personne avec qui j'ai affaire. Je fais mon premier voyage, une tournée d'essai.
Là-dessus je donnai quelques explications, et la dame, qui m'écoutait avec le plus vif intérêt, me fit entrer dans la cour avec la voiture. On me dit de m'asseoir sur un banc de pierre ; on me servit quelques rafraîchissements, et encouragé par la bonté de mes hôtes, je fis mon histoire en détail.
La dame, qui me témoignait tout l'intérêt d'une amie, me dit enfin :
— Puisque vous désirez fixer vos idées sur le prix que peuvent valoir vos produits, vous ferez bien d'aller jusqu'à la ville avec tout votre assortiment. Vous y trouverez des marchands de vannerie, et vous apprendrez à connaître les prix des divers articles. Vous pourrez alors commencer à vendre, sans craindre de demander trop ou trop peu. Au retour, si vous avez encore quelques objets qui me conviennent, je les achèterai.
— Non, madame, je ne veux pas que vous ayez le rebut. Votre conseil est excellent, et il ne sera pas trop payé par cette corbeille, que je vous prie d'accepter.
— Je la prends, mais je la paie un écu, me dit-elle. Vous voilà étrenné ; le cœur me dit que cela vous portera bonheur.
Il me fallut en passer par là ; je suivis le conseil de la dame, et ne vendis plus rien avant d'être arrivé à la ville. Je vis des ouvrages du même genre que les miens. Il y en avait d'une jolie forme, mais le plus grand nombre étaient faits négligemment. C'était ce qu'on appelle de la marchandise de pacotille. Je trouvai pourtant que ces articles se vendaient assez cher, et je me dis : si l'on paie aussi raisonnablement les miens, je serai content.
Je commençai donc à circuler dans les rues avec ma petite voiture. Cet objet nouveau attira l'attention. Les connaisseurs s'aperçurent bientôt que ma vannerie était travaillée en conscience ; cependant quelques personnes croyant le pauvre montagnard simple et sans expérience, voulaient avoir les choses à vil prix ; mais d'autres furent plus justes et plus généreuses. Je vendis tout en trois jours, et je comptai avec joie dans ma bourse cent vingt-cinq francs et quelques centimes.
Il ne me restait plus que la voiture ; je la vendis, comme le voisin me l'avait demandé, et, quoiqu'elle ne fût pas d'un bien bon travail, j'en tirai quelques sous de plus que le prix fixé par le fabricant. Alors, prenant mon bâton, je m'acheminai vers nos montagnes. J'avais les pieds et le cœur bien légers, et m'en retournai plus vite que je n'étais venu.
Je saluai en passant la dame qui m'avait donné un bon conseil, et la remerciai du mieux que je sus faire. Mais que j'eus de plaisir à revoir Claude et Sophie, et qu'elles furent heureuses elles-mêmes d'apprendre le bon succès de mon voyage!
— Il ne s'agit plus que de fabriquer, leur disais-je ; le débit de notre marchandise est assuré.