← Retour

Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires

16px
100%

21. — Un hôte.

Un soir, comme Charles rentrait chez lui, il vit s'approcher un homme d'assez mauvaise apparence, les habits en désordre, l'air inquiet et agité. A ses rides profondes, à ses rares cheveux gris, on pouvait lui donner soixante ans. Il dit à Charles, en lui montrant du doigt le bateau : « Par humanité, passez-moi sur l'autre bord. — C'est impossible, lui répondit Charles. Le bateau est vieux et mauvais, et vous voyez comme le lac est agité ; quand même il serait tranquille, je n'essaierais pas de vous le faire traverser sur une si mauvaise barque. — Où passerai-je donc la nuit? dit l'inconnu avec angoisse. — Dans ma cabane, monsieur, si cela vous plaît. Je peux vous offrir une soupe maigre et un lit de paille. » L'étranger accepta sur-le-champ.

La veuve ne l'admit pas sans défiance dans sa demeure, et Charles lui-même n'était pas très-rassuré sur le caractère et la personne de son hôte ; mais l'âge et la détresse de cet homme l'avaient ému. Après souper ils causèrent, et nos colons virent que, si les années avaient ridé ce visage et blanchi cette tête, la sagesse n'avait pas encore apaisé le cœur. L'inconnu parlait un langage passionné.

« Vous avez une bien chétive demeure, dit-il, en jetant autour de lui des regards de pitié. — Dieu veuille nous la maintenir! répondit la veuve. — Quelle différence de votre cabane à ces châteaux du voisinage! — On a vu de tout temps des châteaux et des cabanes. — Les habitants des châteaux ne furent jamais plus insensibles au malheur du pauvre. — Je ne peux le croire, monsieur, car nous éprouvons le contraire, nous autres. Le maître de la campagne, ou, s'il vous plaît de l'appeler ainsi, du château qui touche notre demeure, nous a prêté un asile sur sa terre ; nous sommes chez lui, sans qu'il exige de nous aucune rétribution. — Ah! ce terrain n'est pas à vous? — Il n'est pas à nous. — Le voisin peut donc vous chasser quand il lui plaira? — Oui, monsieur. — Vous n'y resterez pas longtemps. — Voici deux ans que nous y sommes. — Et vous plantez, vous semez, sans défiance? — Qu'avons-nous à craindre? — Votre homme attend que la poire soit mûre pour la cueillir. » Charles l'interrompit avec émotion : « Connaissez-vous, monsieur, celui de qui vous parlez ainsi? — Jeune homme, tous les riches se ressemblent ; ils sont tous durs, égoïstes, perfides. — Je conviens, reprit la veuve, qu'on peut dire assez de mal de tous les hommes ; il faut que nous soyons bien méchants, puisque le sang de Dieu même fut nécessaire pour laver nos crimes. Mais vous ne blâmez que les riches : les pauvres, à votre avis, auraient-ils toutes les vertus? — Les pauvres sont des lâches de souffrir ce qu'ils souffrent. — Fort bien, nous avons aussi des torts! Pour les réparer, nous devrions, à vous entendre, mettre le feu aux châteaux : nous en serions mieux logés! — Non pas cela, ma bonne dame ; il faudrait ménager les châteaux, et mettre leurs habitants à la porte, en leur disant : A notre tour! — Dès-lors, nous serions les riches et les méchants : les nouveaux pauvres auraient une belle revanche à prendre. J'imagine qu'ils n'y manqueraient pas. Voyez donc la jolie société que vous nous faites! En vérité, monsieur, si mon fils avait pu vous verser du vin, je dirais,… vous m'entendez… Pardonnez-moi de vous parler si vivement ; je suis mère, et je pense à mes enfants qui vous écoutent. — Vous voulez qu'ils soient trompés comme vous! — Je suis chrétienne, et je veux en faire des chrétiens. — Les premiers chrétiens avaient tout en commun. — Quelques-uns, ceux qui le voulaient ainsi ; mais l'Évangile est une loi de liberté. — Il commande aussi la charité, et les riches s'en moquent. — Quelques riches, monsieur, et vous ne faites pas autre chose vous-même dans ce moment, car la charité c'est l'amour, et vous prêchez la haine. — Vous ne ménagez pas votre hôte, bonne dame! — Encore une fois, monsieur, c'est que vous oubliez mes enfants. — Comment se modérer, quand on voit ceux qui souffrent baiser la main de leurs oppresseurs? » Charles répliqua : « Je ne souffre point ; on ne m'opprime point ; je ne baise la main de personne. Je suis pauvre : ne m'en demandez pas la cause, je vous prie ; sachez seulement que les riches ne m'ont rien ôté. Dieu m'a donné des forces et de l'intelligence : je les emploie librement ; mes affaires avancent peu à peu ; c'est ainsi, je le crois, que la plupart des fortunes se sont faites : elles sont le résultat de longs efforts. Il est vrai que les possesseurs actuels n'ont pas tous amassé leurs biens eux-mêmes, mais ils les ont reçus de celui qui les avait gagnés, et qui pouvait, certes, les donner à qui bon lui semblait. — Non pas, dit vivement l'étranger. — Ah! vraiment? Quand j'aurai gagné du bien, je ne serai pas libre d'en disposer à mon gré, pendant ma vie et après ma mort? — Non. — Alors, vive la joie! Je vais me donner du bon temps. Plus d'économies. J'aurai toujours assez pour moi. Tous les gens bien avisés vivront ainsi au jour le jour, à l'aventure, comme les sauvages ; quand le blé manquera, nous ferons encore comme eux, nous nous mangerons les uns les autres. »

L'étranger allait répondre, car on répond toujours.

« Il est tard, monsieur, dit la veuve, et il faut que de bonne heure nous soyons debout. Vous ne serez pas surpris qu'on se lève matin chez des gens qui ne veulent rien demander qu'au travail. Je vous souhaite le bonsoir. » Là-dessus elle fit un signe à Isabelle et à Juliette, qui passèrent dans le cabinet. Charles étendit par terre une gerbe de paille. « Voilà votre lit, monsieur, dit-il à l'étranger. Je voudrais en avoir un meilleur à vous offrir ; cependant j'espère que vous y trouverez du repos ; le lit ne fait pas le sommeil. »

Chargement de la publicité...