Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
32. — L'agneau Frise-Laine.
On eût dit que l'intendant prévoyait que son règne allait finir, car il sembla profiter des jours qui s'écoulèrent avant que la réponse fût arrivée, pour maltraiter plus que jamais les pauvres colons.
De leur côté, ils souffrirent ces nouvelles injures avec une patience toujours plus égale, dans l'attente où ils étaient d'une prompte délivrance. Et certainement Cravel, tout insensible qu'il était, dut s'étonner enfin de tout ce que ses malheureux voisins pouvaient supporter.
Un soir, il entre soudainement dans la chaumière et dit à Isabelle, avec un rire cruel : « Petite bergère, j'ai quelques amis à traiter ; il me faut un rôti qui me fasse honneur et qui leur plaise : vous avez un agneau de trois semaines, faites qu'il soupe bien ce soir : ce sera son dernier repas ; je viendrai le chercher demain. »
Qu'on juge de l'effet que durent produire dans la cabane cette affreuse nouvelle et la manière dont elle était annoncée! Les deux sœurs en versèrent des larmes, et, la tendresse l'emportant sur tout autre sentiment, Juliette s'humilia devant Cravel, et le supplia les mains jointes d'épargner cette pauvre bête, le premier agneau de Brunette, qui était si doux, et auquel elle avait fait de ses mains un si joli collier! André gémissait dans un coin pendant cette prière ; Charles regardait sa mère en frémissant. « Non! répondit le barbare. Sera-t-il dit que je n'aurai rien de vous de bonne grâce? Payez-vous trop cher tout ce que vous récoltez ici? Voilà le premier tribut qu'on exige de votre étable. Consolez-vous ; l'agneau sera mis à la broche : c'est pour cela qu'ils sont faits. »
Après cette réponse, Cravel se retira. La mère essaya de calmer ses enfants. Elle leur dit : « L'agneau était bien joli sans doute ; il était né le jour de la fête de Juliette, et Juliette devait être sa maîtresse : c'est elle qui avait trouvé pour lui ce nom de Frise-Laine qui lui allait si bien ; mais il faut en prendre notre parti. Ne nous démentons pas, au moment où nous attendons l'arrêt de notre juge, et méritons par une patience inaltérable la justice qu'il ne manquera pas de nous rendre. »
C'étaient là de sages paroles, et la voix touchante d'une mère leur donnait beaucoup de force ; malheureusement l'agneau vint à bêler, et l'on entendait dans la cabane les moindres bruits de l'étable : ce bêlement fit oublier à tout le monde, et à Susanne elle-même, ce qu'elle avait dit. Frise-Laine fut pleuré sur nouveaux frais par la famille entière. Après un moment de silence, Charles dit avec fermeté : « Le malheur que nous déplorons aujourd'hui ne peut arriver que demain : or, savons-nous si demain Cravel sera libre de nous faire le mal qu'il médite? J'irai de grand matin à la ville ; je verrai à la poste s'il n'y a pas de lettre pour nous ; je peux revenir avant que Cravel paraisse : il n'est pas bien matineux ; et peut-être apporterai-je des nouvelles qui arracheront la victime des mains du bourreau. » Une si faible espérance fut reçue avidement par ces cœurs désolés, et l'on passa dans la cabane une nuit plus tranquille.
Charles partit au point du jour. Quelques temps après, les deux sœurs et André se mirent aux aguets, regardant d'une part le chemin qui menait à la ville, et de l'autre le sentier par lequel on voyait d'ordinaire s'avancer le cruel intendant. Après une longue attente, Juliette, qui avait dans ce moment les yeux fixés sur le grand chemin, s'écria vivement : « Le voici! » On reconnut Charles à ne pas s'y méprendre, quoiqu'il fût à un quart de lieue. Un moment après, André, ayant regardé de l'autre côté, dit d'une voix étouffée : « Le voilà! » C'était Cravel, qui s'approchait derrière les arbustes. Il devait arriver avant Charles, étant beaucoup plus près que lui. André courut au chemin ; il fit signe à son frère de hâter sa marche, et revint tout essoufflé, en disant : « Il vient, il court ; les nouvelles sont bonnes : il a mis son chapeau au bout de son bâton. »
Cependant l'ennemi était déjà si près, que Charles courait le risque de ne pas revoir l'agneau dans l'étable. Alors Juliette alla au-devant de Cravel, et, pour l'arrêter un peu, elle lui fit remarquer de fort belles pêches, dont plusieurs étaient mûres. « M. l'intendant, lui dit-elle doucement, vous avez pensé au rôti, mais il ne faut pas oublier le dessert. Voici des pêches qui feraient aussi beaucoup d'honneur à votre table, et qui plairaient fort à vos amis. — Vraiment, elle a raison! dit Cravel, étonné de sa prévenance ; et, puisque j'en ai le temps, je vais cueillir les plus belles. »
Pendant que le misérable était à l'ouvrage, sans scrupule et sans défiance, Charles arrivait enfin. Il était en nage ; il montrait de loin une lettre ouverte. Il n'eut pas le temps de la lire à la famille, avant que le pillard eût achevé de dépouiller le pêcher. Cravel s'avançait les poches pleines, et disait à Isabelle : « Faites sortir l'agneau. — Vous ne l'aurez pas! dit Charles avec véhémence. — Je ne l'aurai pas! » En prononçant ces mots d'une voix menaçante, l'intendant allait forcer la faible porte de l'étable : Charles lui barra le passage : « Reconnaissez-vous cette écriture, monsieur l'intendant? » Il lui montrait le dessus de la lettre. Cravel reconnut avec étonnement la main de son maître.
« Écoutez, ma mère, poursuivit le jeune homme, écoutez, mes amis, et vous aussi, monsieur : je me suis plaint de vous à M. M… ; et voici ce qu'il m'a répondu : »
« Mon cher voisin, votre lettre m'aurait surpris autant qu'elle m'afflige, si je n'avais pas reçu dernièrement des avis étrangers, qui confirment toutes vos plaintes. Je n'aurais pas imaginé que Cravel pût oublier à ce point mes ordres et ses devoirs. Je vous trouve bien généreux, dans ces circonstances, de me taire une action qui vous honore, et que Cravel n'aurait pas dû me laisser apprendre par d'autres. J'ai su que vous lui avez sauvé la vie. Après cela, sa conduite à votre égard est d'une ingratitude révoltante. Je me réserve de le juger plus tard : en attendant, je lui fais savoir qu'il ait à réparer ses torts. Nous nous verrons le mois prochain, je l'espère ; et je saurai par vous, mon ami, l'effet qu'aura produit la lettre que mon intendant recevra par ce même courrier. »
On comprend avec quels sentiments cette lecture fut écoutée par les divers auditeurs. Charles ajouta : « Vous n'auriez eu votre lettre que ce soir, monsieur Cravel ; dans l'intérêt de l'agneau, j'ai cru nécessaire, je l'avoue, de vous la faire avoir plus vite ; excusez-moi : je l'ai retirée en votre nom ; la voici. » L'intendant la reçut, tout pâle de colère et de confusion. Il tourna le dos à la famille, et ouvrit la lettre d'une main tremblante. On le vit s'éloigner en lisant, et l'on comprit à ses gestes que la lettre n'était pas de nature à le satisfaire. Juliette s'écria en sautant de joie : « Frise-Laine est sauvé! »