← Retour

Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires

16px
100%

18. — Premières cultures.

Au printemps, nos colons eurent donc, au bord de la rivière, un potager, placé dans la meilleure exposition, et formé d'un terrain d'alluvion, où les choux et les laitues devaient venir à souhait. Cette partie des terres déjà propres à la culture se composait de trois cent cinquante mètres carrés. Il y en avait près de six cents dans la partie supérieure. Au pied des rochers, et sur une largeur de cinq mètres, Charles planta de la vigne. Les sarments tombés des treilles du voisinage propagèrent chez lui le muscat blanc et le rouge. Rien ne convenait mieux à un jardinier, qui voulait vendre le fruit, et non faire du vin. Tout le reste fut d'abord planté en pommes de terre et semé en légumes.

Une cloison de roseaux protégea le jardin contre le vent du nord. André fit cet ouvrage sous la direction de son frère, qui se chargeait de travaux plus difficiles et plus pénibles. Au reste, tout le monde était occupé dans la colonie. Susanne, heureuse de voir ses enfants autour d'elle et contents de leur sort, retrouva des forces et de la santé. Trop souvent dispersés jusqu'alors, les membres de la famille étaient maintenant réunis pour les soins de la plantation et de la culture. C'est l'avantage des travaux champêtres, d'occuper tous les âges, et de fournir à chacun un emploi convenable de ses forces. Cela fait assez voir combien ces travaux sont propres à donner le bonheur.

Le père avait laissé quelques outils : on put donc éviter d'abord des dépenses ruineuses. Pendant les veillées d'hiver, Charles avait fabriqué tous ceux où le bois peut suffire. De plus, il tira parti de quelques vieilles ferrailles, qu'il reforgea de son mieux, et qu'il emmencha lui-même. Le campagnard qui possède une scie, une hache, un rabot, un marteau, des tenailles, peut se fournir lui-même de bien des choses, s'il ne manque pas de patience et d'adresse. Susanne disait à son fils : « A part l'accroissement, que Dieu seul peut donner, je ne vois ici que ton ouvrage ; tu as créé le sol, tu as fabriqué les outils : tout cela nous est d'autant plus cher. — Je n'aurais rien fait tout seul, répondait Charles, et je trouve toutes mes ressources, qui souvent me surprennent, dans le plaisir de travailler pour vous. Je ne sais pas lequel de nous a le plus d'obligation aux autres, mais nul n'est plus heureux que moi. Ne me louez pas tant, bonne mère, de savoir faire ce qui me plaît. »

Lorsque les premiers semis commencèrent à lever, que les planches se couvrirent de feuilles vertes, non-seulement Isabelle et les petit jumeaux, mais Charles et la mère elle-même, éprouvèrent une joie d'enfant. On visitait à chaque moment ces laitues naissantes, ce cerfeuil, ces petits pois, qui, soulevant la terre crevassée, se montraient à l'envi. On épiait sur les arbrisseaux la sortie des premières feuilles ; on comptait les fleurs. Que de mains empressées à protéger une faible tige contre le vent ou le soleil! Et, quand la terre semblait un peu desséchée, que de jardiniers se disputaient l'arrosoir! Cette joie devint plus calme, mais elle ne s'affaiblit point. C'est le secret de la nature de se faire des amis qui ne peuvent l'oublier.

Charles, pour établir son potager, mit à profit, suivant sa coutume, ce que le riche voisinage lui abandonnait. Les rebuts d'un jardin opulent étaient bien reçus dans le sien ; ils payèrent souvent les soins qu'on leur donna en devenant des sujets d'élite. Avait-on jeté des fraisiers par-dessus la muraille, des mains attentives les relevaient bientôt, et transportaient au Rivage cette nouvelle richesse. C'est ainsi que les meilleures espèces d'herbages, de légumes, de melons, de concombres, y furent cultivées. Sans avoir acheté rien, on eut bientôt beaucoup de choses à vendre.

Le jardinier de M. M… aurait pu, sans faire tort à son maître, aider, dans ce premier établissement, son voisin, encore novice, et sans doute le bon vieillard le voulait ainsi. Mais l'intendant était moins bien disposé. Cet homme, d'un méchant caractère, avait vu de mauvais œil l'entreprise de Charles. Il avait prédit que cela ne réussirait point. Blessé dans son amour-propre par le succès du jeune colon, il ne pouvait souffrir qu'un étranger tirât quelque avantage de ce qu'il avait négligé. Qu'on se figure sa colère, quand il dut prévoir que la prospérité toujours croissante des Baudry les fixerait indéfiniment sur des terres soumises à son intendance! Sa mauvaise volonté ne s'était montrée jusque-là que par des ricanements et des grimaces, quand il passait le long du Rivage : elle parut dès lors plus visiblement : elle arrêta le jardinier, quand il voulut faire part aux Baudry de son superflu et leur donner des conseils. Susanne en fut alarmée ; elle disait : « J'entends gronder le tonnerre dans le lointain ; Dieu veuille qu'il ne nous arrive pas malheur! — Qu'importe M. l'intendant! disait Charles, nous avons le maître pour nous. »

Chargement de la publicité...