Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
42. — Le Télescope.
Charles, qui avait entendu parler de cet instrument, demanda s'il ne pourrait pas y regarder. « Certainement, reprit le vigneron, et vous verrez des choses merveilleuses. Sur vos montagnes, de l'autre côté, où vous apercevez à peine les chalets à la simple vue, vous verrez les vaches et vous distinguerez les rouges, les noires et les mouchetées. — On peut donc voir l'autre bord? dit Juliette. — Sans doute, comme si l'on y était. » Julien, ayant disposé l'instrument, demanda aux Baudry ce qu'ils voulaient voir : « Le Rivage! » répondirent tous les enfants.
« Le Rivage? C'est bien facile : je l'ai vu très-souvent. » Julien chercha un instant, et, lorsqu'il eut trouvé la place : « C'est singulier, dit-il, voilà bien les arbres, les rochers, et je ne vois pas la maison! — Je crois bien, dit André, l'intendant l'a brûlée. » Et il conta, en quelques mots, ce qu'ils avaient vu sur l'autre bord, pendant la traversée. « En effet, reprit le jeune vigneron, je vois une place toute noire, comme celles où l'on a fait le charbon à la montagne. »
Chacun voulut constater cette observation de Julien, et chacun vit comme il avait vu. — « N'accusez pas encore l'intendant, dit la charitable Susanne ; un autre peut avoir mis le feu ; l'incendie peut être l'effet d'un pur accident. Laissez-moi donc, pour croire le mal, attendre que j'y sois forcée. » Pendant que la mère faisait ces réflexions, dont Rodolphe approuvait la sagesse, les enfants regardaient tour à tour le lieu qu'ils avaient quitté avec tant de regrets. Ils signalaient les moindres détails, s'étonnaient de pouvoir les distinguer, et gémissaient à ce triste spectacle, auquel ils ne pouvaient s'arracher. L'instrument, en rapprochant pour eux la distance, semblait rapprocher aussi le passé, et le faire naître une seconde fois.
André avait l'œil fixé, depuis un moment, sur l'oculaire : soudain il s'écrie en frémissant : « C'est lui! — Qui donc? — Cravel. » Isabelle, Juliette, tous, Susanne elle-même, voulurent le voir : tous le reconnurent parfaitement. André s'empara de nouveau du télescope, et, suivant Cravel dans tous ses mouvements : « Il marche, disait-il ; il s'arrête, il regarde le lac : il pense à nous sans doute, le méchant! Il ne se doute pas que je le vois!… Il porte quelque chose comme un bâton, un levier… Le voilà auprès de ma jolie basse-cour. Il ouvre la porte, il entre, il sort… Ah! le monstre! il frappe, il brise tout! »
André n'y tint pas plus longtemps ; il quitta l'instrument, et se promenait à grands pas dans la salle. Tous les autres assistants vérifièrent et confirmèrent l'observation du jeune homme. « Il se croit seul, dit Susanne ; l'insensé!… Et tous les témoins de sa fureur ne sont pas ici ; il en est un… Je me trompe, il est ici, comme nous ; mais il est aussi de l'autre côté, il est partout. — Eh bien, ma mère, dit André, croirez-vous cette fois que Cravel ait brûlé la cabane? — Après ce que j'ai vu, mon enfant, je crois qu'il a pu la brûler, mais je ne l'affirme pas ; un soupçon n'est pas une preuve. » Ensuite elle dit tout bas quelques mots à Julien, qui donna une autre direction au télescope ; quand Susanne fut assurée qu'il avait fait ce qu'elle désirait : « Regarde à présent, » dit-elle à André. Le jeune garçon s'étant mis en posture : « Que vois-tu? lui dit-elle. — Je vois le clocher et la croix de notre église paroissiale. » Puis, en se retirant, il ajouta d'un ton pénétré : « Ma mère, vous n'avez pas besoin de paroles pour vous faire comprendre : vous me montrez le signe de la rédemption, pour m'avertir que je dois pardonner. »
Isabelle et Juliette auraient bien voulu passer encore quelques moments au Rivage, avec le secours du merveilleux instrument ; Charles prit la parole : « Voilà bien du temps donné aux regrets ; songeons à l'avenir et pensons à l'établissement que nous voulons fonder plutôt qu'à celui dont nous voyons la ruine ; le temps de notre ami Rodolphe est précieux : laissons-le à ses affaires, et allons aux nôtres. »