Les Colons du Rivage, ou Industrie et Probité: Ouvrage destiné a servir de lecture courante dans les écoles primaires
34. — Instants de bonheur.
Tant que leur ennemi fut arrêté par la crainte, nos colons goûtèrent de nouveau la joie et la paix. Tout prospérait dans la famille. Depuis son établissement au Rivage, Susanne semblait rajeunie ; Charles était devenu un homme robuste : il avait vingt-deux ans, Isabelle près de dix-neuf, André et Juliette dix-sept ; ils étaient heureux, et cependant lorsque Susanne, assise devant sa porte, mêlait le bruit de son rouet au murmure de la fontaine et au bourdonnement des abeilles ; quand elle voyait ses fils jetant leur filet à quelques encâblures du Rivage, Isabelle donnant la pâture aux poules, aux moutons et à ses deux chèvres, et Juliette cueillant des herbes pour le repas, la pauvre femme sentait ses yeux se mouiller de larmes.
« Cela est bien doux, se disait-elle en soupirant, mais cela ne doit pas durer. La vague qui paraît la plus éloignée est bien vite au bord ; nous avançons comme elle sans bruit, pour nous briser en gémissant. Dieu veuille qu'avant ce terme naturel du bonheur, le nôtre ne soit pas troublé par de nouveaux orages! » Telles étaient les pensées mélancoliques de la bonne mère ; une ombre de tristesse passait sur son front, et tout à coup Juliette revenait en chantant ; Isabelle s'approchait, le sourire sur les lèvres, et comptait ses œufs dans son tablier ; André, monté sur la pointe du bateau, agitait en l'air son chapeau de paille, pour annoncer un bon coup de filet, et la veuve attendrie se livrait à la joie où la conviaient ses enfants.