Madame Putiphar, vol 1 e 2
XIX.
En effet, le lendemain matin, Patrick, plus résolu que jamais dans sa courageuse entreprise de tirer Fitz-Harris de sa basse-fosse, se rendit de fort bonne heure au château de Choisy-le-Roi, qui avoit, comme beaucoup d’autres choses royales, passé des mains de feu mademoiselle de Mailly, marquise de Tournelle, duchesse de Château-Roux, aux mains de la Poisson, femme Lenormand, dame Putiphar.
La favorite n’étoit pas encore levée: on vint lui annoncer qu’un mousquetaire du Roi lui demandoit audience. Surprise et intriguée de cette visite si matinale, elle envoya aussitôt sa femme de chambre, madame du Hausset, voir ce qu’il pouvoit être et ce qu’il pouvoit désirer.
—Je n’ai point de message à remettre à madame Putiphar, dit Patrick, je n’ai rien à demander pour moi, si ce n’est qu’il lui plaise de me faire la faveur de la voir et de lui parler un moment, faveur dont je lui garderai une reconnoissance éternelle, moment qui sera le plus doux de ma vie.
Madame du Hausset courut reporter de suite à sa maîtresse ces paroles mêmes. Il m’a dit cela, ajouta-t-elle, avec un ton d’onction et d’excellente courtoisie qui m’a séduite. Il est tout jeune, vingt ans au plus; il est beau, d’une beauté rare, plus beau que M. de Cossé-Brissac, que M. le comte de Provence; plus beau que vous! beau d’une beauté inconnue, beau à se mettre à genoux devant; c’est un Ange! c’est un mousquetaire du Paradis-Perdu.
—Quel enthousiasme, madame du Hausset, mon Dieu! Ce matin vous êtes tout salpêtre! dit madame Putiphar, affectant une profonde indifférence.
—Je n’exagère rien, vous verrez, madame.
Faut-il le faire introduire?
—Non, ma bonne; dites-lui que je suis indisposée et ne peux recevoir personne.
C’étoit une fausse nonchalance pour déguiser ses désirs impatients, car elle brûloit de le voir.
—Quoi, vous seriez assez cruelle, madame!...
—Je gage que c’est encore quelque jeune sot amoureux de moi, comme il m’en est si souvent tombé des nues, quelque jeune fat qui vient me faire une déclaration à la Don Quichotte.
—Oh! non, madame, il y avoit sur sa figure de la raison et du chagrin.
—Assez. Qu’on l’introduise!
Quand Patrick entra, madame Putiphar, étendue gracieusement sur son lit, fit un mouvement d’admiration, et demeura quelque temps à le contempler d’un regard langoureux.
—Madame, je vous demande pardon à deux genoux, dit alors Patrick avec une sensible émotion et avançant de quelques pas timides, si je viens vous troubler jusqu’en la paix du sommeil, et effaroucher de mes tristes prières vos rêveries du matin.
—J’accepte votre visite, mon cher monsieur, comme un heureux présage de la journée qui se lève.
—Je vois avec attendrissement, madame, que j’étois loin d’avoir trop présumé de votre bonté en osant espérer d’arriver jusqu’à vous. Veuillez croire que ni l’orgueil ni une vaine présomption ne m’ont guidé en cette démarche.
—De grâce, monsieur, approchez, prenez un siége et asseyez-vous près de moi.
Sur le velours rouge d’un vaste fauteuil où il s’étoit assis, la belle figure blanche et blonde de Patrick se dessinoit merveilleusement et se coloroit de reflets de laque qui sembloient donner à son incarnat la transparence d’une main présentée à la lueur d’une bougie. Près de lui, sur un petit meuble de Charles Boule, étoient semés, pêle-mêle, des crayons, des pastels, des dessins, quelques planches de cuivre, quelques burins, et Tancrède de M. le gentilhomme ordinaire, ouvert à sa courtisanesque dédicace.
En ce moment, madame Putiphar travailloit à graver une petite peinture de François Boucher. Déjà elle avoit gravé et publié une suite de soixante estampes d’après des pierres-fines intaillées de Guay, tirées de son cabinet. Aujourd’hui ce recueil in-folio est fort rare, n’ayant été imprimé qu’à un petit nombre d’exemplaires d’amis.
Ainsi, elle s’étoit toujours fort occupée aux beaux-arts, surtout à la peinture. Et c’est ce qui lui avoit attiré, certain jour que M. Arouet de Voltaire l’avoit surprise dessinant une tête, ce madrigal si trumeau:
Putiphar, ton crayon divin
Devait dessiner ton visage,
Jamais une plus belle main
N’aurait fait un plus bel ouvrage.
Patrick paroissoit fort embarrassé; pour le rassurer et pour lui épargner les ennuis d’une première phrase d’ouverture, elle lui dit avec affabilité:—Vous êtes étranger, sans doute?
—Je suis Irlandois, madame, et j’ai nom Patrick Fitz-Whyte.
—J’avois cru le reconnoître à votre accent. Vous revenez sans doute des guerres de l’Inde, avec le baron Arthur Lally de Tollendal?
—Non, madame; je n’ai quitté ma patrie que depuis un an.
—Comment cela se fait-il que vous ne soyez point dans le régiment irlandois du comte Arthur Dillon?
—Pour ne point m’éloigner de Paris, j’ai préféré entrer aux mousquetaires; et cela m’a été facile, avec l’auguste protection de mes seigneurs François Fitz-James et Arthur-Richard Dillon.
—Si vous êtes ambitieux, si vous voulez arriver à de hauts commandements, vous agiriez sagement de vous faire naturaliser, comme feu le duc James de Berwick.
—Oh! non, jamais, madame. On peut avoir deux mères comme deux patries; mais renier les entrailles qui nous ont conçu, la terre qui nous a donné le jour, ce ne peut être que d’un cœur dénaturé. A l’Irlande mes souvenirs, mes larmes et mon amour; à la France mon dévoument, ma fidélité, ma reconnoissance; mais je décline devant la prostitution, car c’en est une, de feu M. le maréchal duc Fitz-James de Berwick, Irlandois, francisé, grand d’Espagne.
—Je vous loue de ces nobles sentiments, qui pourtant seront trouvés austères.
—Je n’ignore pas, madame, que l’on traitera cela de préjugé. Si toutes les impulsions et touts les penchants spontanés de l’âme sont des préjugés, je reconnois sincèrement en avoir beaucoup, et quoi que puissent dire nos sophistes et leur vaste philanthropie, un Irlandois sera toujours pour moi plus qu’un Italien; un genêt de Macgillycuddy’s-Reeks, plus qu’un marronnier des Tuileries, les belles rives du Loug-Leane, où s’essayèrent mes premiers pas, me seront toujours plus chères que les rives du lac de Genève. Et c’est ce sentiment indéfinissable, mêlé à de l’amitié et de la commisération, madame, qui m’a conduit à vos pieds.
—Parlez sans trouble, mon jeune ami, pour vous je ne suis que charité.
—J’avois aux mousquetaires un seul compatriote, un seul compagnon, un seul ami; madame, il vient par vos ordres d’être plongé dans les cachots de la Bastille.
—Qui donc?
—Un nommé Fitz-Harris, neveu de Fitz-Harris, abbé de Saint-Spire de Corbeil.
—Fitz-Harris.... Ah! je sais, cet homme infâme!... Comment pourriez-vous, sans honte, vous intéresser à un scélérat?... s’écria la Putiphar, avec un accent de colère et de rancune.
—En effet, madame, vous jugez bien de mon cœur, il ne pourroit s’intéresser à la scélératesse; aussi vient-il vous demander grâce pour Fitz-Harris.
—Grâce pour un pamphlétaire, un libelliste, allant partout souillant par ses insultes la majesté du trône! un vil calomniateur, qui pousse la lâcheté jusques à outrager une foible femme que Pharaon daigne honorer d’un regard de bienveillance! Non, point de grâce pour cet homme!... Les assassins ne sont pas les criminels les plus dangereux pour une monarchie: le coup de canif de Damiens a gagné autant de cœurs à Pharaon, que les coups de plume de Voltaire lui en ont aliéné. C’est Damiens qu’il eût fallu envoyer à la Bastille, et monsieur votre ami qu’il auroit fallu écarteler.
—On a égaré votre justice, madame: je vous atteste, par Dieu que j’adore, et par tout ce que vous vénérez, que Fitz-Harris n’est point un malfaiteur, un suppôt ignoble et dangereux, un libelliste, un odieux pamphlétaire. Votre police, sans doute, pour faire la zélatrice et faire valoir sa capture, vous l’a dépeint sous des couleurs atroces; mais Fitz-Harris est un homme pur et un fidèle serviteur du Roi.
—Vous niez donc qu’il m’ait outragée publiquement, en déclamant contre moi un poème injurieux.
—Vos agents, madame, sont à coup sûr de Gasgogne ou de Flandre? car ils ont un goût prononcé pour l’amplification et l’hyperbole: ce long poème, cette Iliade diffamatoire se borne simplement à un quatrain, qu’on m’a dit plus mauvais que méchant. Non-seulement, comme vous le voyez, je ne nie pas la faute, mais je ne cherche pas même à l’atténuer: l’atténuer ce seroit la détruire.
Fitz-Harris, il est vrai, et je l’en blâme violemment, a eu un tort, qui, si vous n’étiez pas si bonne, pourroit être impardonnable, celui de répéter dans un salon une épigramme, partie dit-on de la Cour, et qui depuis long-temps couroit le monde; mais il l’a fait, comme on répète une nouvelle, sans intention hostile, sans arrière-pensée, inconsidérément, follement, comme il fait tout. Ayant la vanité d’être des premiers au courant des bruits de ville, il va quêtant des nouvelles à tout venant, et va les remboursant à tout venant, comme on les lui a données; il n’est, vous me passerez cette bizarre comparaison, qu’une espèce de porte-voix, de cornet acoustique, transvasant machinalement tout ce qu’on lui confie; pour être juste, ce n’est pas lui, instrument, qu’il faudroit punir, mais ceux qui l’embouchent.
—A merveille, vous faites de sir Fitz-Harris un parfait perroquet, un fort aimable vert-vert.
—Je vois avec satisfaction, que vous avez daigné me comprendre, madame, et j’ose espérer que vous ne ferez pas Fitz-Harris victime, comme Vert-Vert, de la grossièreté des bateliers.
—Votre générosité si flexible, monsieur, vous ouvre mon cœur et mon estime. Parlez de vous, tout vous sera accordé; mais oubliez cet homme: un trucheman semblable, à une époque de vilipendeurs comme celle-ci, est un être pernicieux qu’il est bon de séquestrer du monde.
—Au nom de Dieu, madame, au nom de votre frère, que vous aimez!...
—Vous n’obtiendrez rien. Ne suis-je pas déjà assez environnée d’ennemis, ameutés pour me perdre! Si non quelques artistes et quelques poètes qui m’ont voué à la vie, à la mort, leur affection intéressée, je ne compte pas un seul cœur qui batte pour moi; je n’entends au loin que les aboiements de la haine, je n’ai autour de moi que des chiens muets.
—Ah! madame, ne vous laissez pas abattre ainsi par la mélancolie. Sans doute, les hommes sont ingrats et injustes, mais il vous reste encore tout un monde d’amour et d’amis.
—Vous croyez?... Hélas! ce que vous dites là me fait du bien! soupira-t-elle, en lui prenant la main, et la lui serrant tendrement. Quel sort plus cruel! être déchue de tout, de la jeunesse, de l’amour, du Pouvoir.... Ah! ce que vous m’avez dit là m’a rafraîchi le cœur! Si vous pouviez sentir ce que l’on souffre à être l’exécration de tout un royaume? car, je le sais bien, la France m’abhorre: elle se prend à moi de touts ses malheurs, elle m’en fait la source. Pauvre France! tu verras quand je ne serai plus, si tu seras plus heureuse! C’est à moi qu’on reproche les désastres de la guerre de sept ans; tout m’accuse, tout m’accable, jusques à ce cardinal de Bernis!... C’est un serpent que j’ai réchauffé dans mon sein!... Ne réchauffez jamais de serpent dans votre sein, mon beau jeune homme.
En ce moment, la Putiphar, ayant peu à peu rejeté son édredon, se trouvoit sur son lit presque entièrement à découvert. Sa fine chemise de batiste et de dentelle, en désordre, laissoit se dessiner voluptueusement l’ampleur de ses hanches, et sa belle taille dont elle étoit si fière. Bien qu’elle eût à cette époque quarante et un ans, son col avoit encore un galbe majestueux, et ses seins étoient blancs et fermes; ses traits seuls avoient subi plus d’altération, non pas l’altération de la vieillesse, mais la décomposition du remords. Appuyée sur son oreiller, elle avoit la tête penchée vers Patrick: son sourire constant, sa contemplation langoureuse avoient une expression de convoitise qui eût fait douter si son regard étoit humide de regrets ou de désirs.
Patrick crut l’instant favorable pour un dernier effort: il se jeta à genoux, couvrant de baisers le bras que la Putiphar laissoit pendre au bord du lit avec coquetterie.
—Au nom de Dieu, madame, au nom de touts ceux qui vous aiment, pardonnez à Fitz-Harris, ne soyez pas inexorable.
—Hélas Dieu! où me ramenez-vous?... Non! ne me parlez pas de cet homme.
—Quoi! madame, oh! non; c’est impossible! vous êtes si bonne! Quoi! pour un mot, pour un rien, pour une inconséquence, pour une erreur, vous arracheriez à la nature, à l’amour, à l’existence, un enfant, un fou?... Quoi! vous feriez pourrir dans un cachot un bon et beau jeune homme, entrant à peine dans la vie? Non, non, c’est impossible! votre cœur n’a pu concevoir cette vengeance, votre âme n’a pu se faire à cette idée: grâce, grâce pour Fitz-Harris!...
—Non: tout pour vous, rien pour lui.
—Ah! vous êtes cruelle, madame, vous me déchirez, vous me faites un mal horrible. Grâce, grâce, sauvez-le!...—Hé bien, oui, cet homme vous a blessée, cet homme est un lâche, un assassin, que sais-je? Il ne mérite que le bourreau! Mais soyez grande, pardonnez-lui. Le plus bel apanage, le plus beau fleuron de la couronne, c’est le droit de clémence; vous l’avez, ce droit! Pardonnez-lui, soyez royale! car Dieu vous a donné un sceptre; car Dieu vous pèsera dans la balance des rois; car Dieu vous a fait Souveraine!
—Tout à vous et pour vous, Patrick; qu’il soit libre!... Vous avez sa grâce; mais dites-lui bien que ce n’est pas à lui que je la donne, mais à vous.
—Merci, merci, madame! merci à Dieu! Je ne sais, dans mon délire, comment vous exprimer ma reconnoissance.
—Point de reconnoissance, Patrick. En m’épanchant dans votre sein comme je ne l’avois fait avec personne au monde, je n’ai point fait de vous un serviteur, mais un ami.
—Bien indigne de vous, madame.
—Laissez Dieu en être juge.
Au revoir, monsieur. Venez après-demain à Versailles où je serai, et je vous remettrai la lettre de grâce de cet homme.
Alors, la Putiphar sonna madame du Hausset et fit éconduire Patrick.
Il étoit dans un état d’émotion indéfinissable, tout ce qui venoit de se passer lui revenoit en foule dans la tête. Une pensée, qu’il chassoit loin de lui, reparoissoit toujours au milieu de ce vertige; il lui sembloit, mais cela répugnoit à sa raison, qu’au moment où, dans son transport de reconnoissance, il avoit couvert de baisers les bras de la Putiphar, deux lèvres brûlantes s’étoient posées sur son front.