Madame Putiphar, vol 1 e 2
LIVRE CINQUIÈME.
VIII.
Hola! sentinelle, veillez-vous?
—Qui vive?
—Ordre du Roi. Faites baisser le pont.
Il se fit un long silence. Onze heures de la nuit sonnèrent au château. L’obscurité était profonde.
—Qui vive? s’écria de nouveau une voix dans l’éloignement.
—Ordre du Roi! Jean Buot!
—Ah! c’est vous, monsieur Buot! votre serviteur très-humble. Vous nous amenez sans doute du gibier? toutes nos cages à poulets sont pleines, à quel croc voulez-vous que nous le logions?
Les chaînes du grand pont-levis grincèrent, il s’abaissa lourdement et un carrosse s’avança: deux hommes en descendirent, l’un avoit une épée au côté, l’autre des fers et des boulons aux pieds et aux mains; et ces deux hommes en suivirent deux autres, le sergent de garde et le concierge du donjon.
Arrivés à une enceinte de muraille d’une hauteur excessive, percée d’une seule entrée, défendue par deux sentinelles, trois portes énormes, scellées de distance en distance dans l’épaisseur d’un mur ayant plus de seize pieds, s’ouvrirent et se refermèrent sur eux.
Une lampe de fer, vraiment sépulcrale, éclairoit de sa lueur mourante leurs pas, qui retentissoient sous les voûtes et se mêloient aux cris des verrouils et des grilles, pivotant sur leurs monstrueuses crapaudines. Partout où l’œil perçoit il ne rencontroit, à travers les ténèbres, qu’un effroyable spectacle de serrures, de verrouils, d’écrous, de cadenas et de barres de fer.
Après avoir passé par un escalier à noyau, tortueux, étroit, escarpé, allongeant le chemin, multipliant les détours, de toise en toise obstrué de portes rigoureusement closes, au premier étage un guichet, semblant une muraille qui va et vient, s’ouvrit, et ils pénétrèrent dans une vaste chambre, voûtée en ogive, avec un seul pilier au centre.
Le jeune homme chargé de chaînes, soulevant alors sa tête inclinée en victime, lut au-dessus de la porte cette inscription: CARCE TORMENTORUM, Salle de la Question; et apperçut les parois des murs et le berceau des voûtes couverts d’instruments de torture, étranges et inconnus. Tout au pourtour se trouvoient des stalles de pierre, environnées d’anneaux scellés dans des blocs, servant à assujétir, au moment des épreuves, les membres des malheureux placés sur ces sièges de douleur. Çà et là se voyoient aussi quelques lits de charpente, où l’on enchaînoit le patient, lorsqu’anéanti par le surcroît de la souffrance et près d’expirer, on lui donnoit un peu de relâche pour le rendre à la sensibilité, afin de lui faire subir de nouveaux supplices.
Le lieutenant du Roi au Donjon ne tarda pas à paroître. M. Jean Buot lui ayant remis les ordres et la lettre-de-cachet du ministre Phélypeaux de Saint-Florentin de la Vrillière, il considéra un instant son nouvel hôte, et, selon l’usage, ordonna aux guichetiers de le fouiller. Pour qu’ils le fissent avec plus de zèle, il commença lui-même par leur en donner le bon exemple. Ayant retroussé les parements de ses manches, il introduisit ses mains dans les goussets et dans toutes les poches; et, comme un chirurgien qui veut sonder une hernie, il promenoit ses doigts jusque dans les lieux les plus secrets.—Honte et dégoût!... Le prisonnier fit un mouvement d’indignation, et détourna la tête et cracha sur la muraille. On lui enleva son argent, sa montre, ses bijoux, ses dentelles, son portefeuille.... On lui détacha ses fers: ses bras et ses jambes étoient écorchés par leur frottement et bleuis par la compression qui, arrêtant la circulation de la sève, avoit fait lever tout au tour des bourrelets comme à un cep étranglé par des liens. Quand notre infortuné fut débarrassé de ses entraves, M. Jean Buot s’écria avec une emphase vraiment risible: Messieurs, cet homme est un forcené redoutable, tenez-vous sur vos gardes; et vous, commandant, tirez s’il vous plaît votre épée hors du fourreau.—A cette exhortation, le prisonnier ne fit que sourire, mais d’un sourire amer.
Enfin on le dépouilla de ses vêtements, et on le recouvrit de haillons, sans doute imbibés des pleurs et des sueurs d’agonie de quelque infortuné mort à la chaîne.
De grosses larmes tomboient des yeux de ce pauvre jeune homme, ses jambes fléchissoient; il se renversa sur un des sièges de torture. Profitant de son évanouissement, deux porte-clefs le traînèrent hors de cette salle; et, redescendant l’escalier tortueux, et traversant au-dessous un repaire à peu près semblable, paroissant servir de cuisine, ils le firent passer dans un affreux cachot, à rez-de-chaussée, où on l’étendit sur un peu de litière, après l’avoir enchaîné à la muraille. Puis comme s’il eût été en état de l’entendre, M. le lieutenant du Roi lui fit alors l’injonction brève et hautaine de ne pas se permettre le plus léger bruit, car c’est ici, lui dit-il, la maison du silence.
En effet, c’étoit la maison du silence, mais c’étoit aussi celle de la faim et de la mort.
Peu de temps après, il commença à reprendre possession de ses esprits; mais à mesure qu’il recouvroit le sentiment ses larmes redoubloient. Pour tâcher de découvrir en quels lieux il pouvoit être, il se dressa sur son séant, palpant de ses doigts à l’entour de lui et cherchant à déchiffrer quelques formes dans l’obscurité.—Tout-à-coup, il lui semble entendre un bruit de respiration pénible, il écoute:—le même bruit se prolonge.—Plus de doute, c’est un souffle!... Mais est-ce le souffle d’un être humain ou d’une bête fauve?—L’effroi le saisit, il se penche, il écoute encore.... Cette fois, son oreille distingue un froissement léger et un craquement de membres étirés qui se disloquent.
—L’obscurité est si épaisse que j’échappe à mes propres regards. Quelqu’un autre n’est-il pas en ce lieu? dit-il alors, presque à voix basse.
Pas de réponse. Seulement un objet se mut, et un long soupir s’exhala.
—Soyez sans crainte, vous qui pouvez être près de moi! je ne suis qu’un misérable prisonnier. Au nom de Dieu! ayez la pitié de me répondre!
—Qui donc a parlé ici? est-ce vous, guichetier?... Qui donc, à cette heure, vient troubler la paix de mon cachot?
—Spiorad-naom! Mais cette voix ne m’est pas inconnue!...
—Suis-je donc éveillé, ou suis-je en rêve!... murmura sourdement la même voix, un accent familier a frappé mon oreille!...
—Dia-an-mac! Quelle vision funèbre passe et repasse devant moi, et abuse mon âme? Je suis fou! Ce n’est pas lui,... il est mort.... Qui sait si l’on demeure en la tombe?... Patrick, Patrick, mon frère, seroit-ce toi! Est-ce toi, Mac-Phadruig?...
—Fitz-Harris!... Ah!... malheureux, toi aussi dans cet abyme!
—Patrick, Patrick, mon frère, ah! je te retrouve!... Bonheur affreux!... Si tu le peux, viens que je me jette dans tes bras, pour que je sente, pressé sur mon cœur, que tu n’es point un fantôme! car mon esprit troublé ne peut croire à toi; car tout ceci ne lui paroît qu’une illusion de fièvre.
Et s’élançant dans les ténèbres, de toute la longueur de leurs chaînes, ils se heurtèrent poitrine contre poitrine, et tombèrent à genoux, les bras entrelacés.
Dans cette étreinte de serpent, ils se couvroient de baisers et de larmes.
Enfin Fitz-Harris s’écria:—Patrick, j’ai tant pleuré sur ta mort!... Je te retrouve.... Et il faut encore que je pleure sur toi!...
—Mon frère, reprit Patrick, puisque touts deux nous sommes destinés à la souffrance, béni soit le Ciel, qui nous fait un sort jumeau, et nous lie au même malheur comme deux esclaves à la même chiourme!—Frère, c’est une joie de se retrouver, même sous la hache du bourreau.
Et ils s’embrassèrent de nouveau, et ils pleurèrent, et il se fit un long silence.
—Mais Harris, tu ne me dis rien de Déborah, ne l’aurois-tu point vue depuis ma disparition? Ne sais-tu point ce qu’elle est devenue? Va, parle, ne crains pas d’accroître mon affliction; j’ai tout le pressentiment de son infortune, assurément affreuse comme la nôtre! Pauvre enfant!...
—Avant d’abandonner la France, je voulois, mon frère, te dire un long adieu, et te demander une dernière fois le pardon et l’oubli de tout le mal que si lâchement je t’avois fait; dans ce dessein je me rendis à l’hôtel Saint-Papoul; mais Déborah vint m’ouvrir, seule, éperdue, échevelée, et, m’accusant de choses dont la pensée me fait frémir, elle me dit que tu avois été tué, et que j’en étois de ta mort!—Quand elle fut revenue de cette idée atroce, je lui offris, pour réparer mes torts envers toi, de me donner à elle en expiation; mais elle me repoussa, et appela sur ma tête l’abomination. Oh! cette malédiction tomba sur moi comme un manteau de plomb. Elle me suit partout comme une louve; elle me mord, elle me ronge, elle surnage au-dessus de toutes mes pensées et les empoisonne.—Je la quittai, enfin; je partis, et depuis je ne l’ai plus revue.
—Je te tiens compte, Fitz-Harris, de cette démarche qui montre l’excellence de ton cœur, dont je n’ai jamais douté. Je te remercie de tes bons offices offerts à Déborah; je suis désolé qu’elle se soit montrée si dure envers toi. Je sais qu’elle a peu de penchant à l’oubli des injures, qu’elle garde rancœur.... Mais aussi n’étoit-elle pas dans un moment terrible? On pardonne péniblement quand les blessures sont ouvertes, quand le fer est dans la plaie. Ne t’afflige pas de sa malédiction: la malédiction lancée dans la colère n’a point de fruits. Si jamais il nous est donné de rentrer dans la vie, ou de revoir Déborah, sois tranquille, je la ferai revenir à des sentiments meilleurs. Quant aux miens pour toi, ils ne sont pas altérés, veuille le croire. Jetons dans l’oubli pour toujours ce qu’il y a eu de mauvais entre nous; ressouvenons-nous seulement des jours où nous nous sommes aimés, et que nous sommes compagnons d’enfance, de jeunesse, d’infortune et de patrie.—Frère, conservons bien notre amitié, nous en aurons besoin.
—Frère, l’amitié ne peut plus exister entre nous; la mienne n’honore pas, et je suis indigne de la tienne: je n’aspire qu’à regagner ton estime, et je ne te demande que pardon et pitié.
Et ils s’embrassèrent encore, et ils pleurèrent, et il se fit encore un long silence.
—Patrick, où sommes-nous ici? car le ciel étoit si noir que je n’ai pu reconnoître où j’entrois.
—Nous sommes au donjon du château de Vincennes.
—Et quel est donc ce bruit sourd et régulier?
—Silence. C’est la ronde qui passe sous les fenêtres. Elle rôde ainsi toutes les demi-heures, et le matin et le soir elle fait le tour des fossés.
Mais, Patrick, apprends-moi donc, car je l’ignore encore, quelle circonstance a pu faire croire que tu as été assassiné?
—Le jour même où je fus expulsé de la compagnie, ayant pris la résolution de quitter la France pour des raisons que tu n’ignores pas, et pour d’autres que je te ferai connoître plus tard, comme, sur le soir, je sortois pour aller aux Messageries, je fus assailli au nom du Roi par quatre hommes armés. Je fais un bon en arrière pour saisir mon épée, déterminé à ne point me rendre: je crie à l’assassin, et j’en frappe plusieurs. Une croisée s’ouvre, et Déborah, reconnaissant ma voix, m’appelle et me crie: Courage! frappe, frappe! je vole à toi, à ton secours!... Mais en ce moment un des quatre sbires me tourne et me plonge par derrière un fer dans le flanc; je tombe, ils me relèvent aussitôt, et me jettent avec eux dans un carrosse qui attendoit à quelques pas.... Et voici quatorze jours que je suis dans ce cachot. J’ai voulu écrire à Déborah pour l’informer de mon sort, mais on m’a refusé impitoyablement du papier et de l’encre, mais on m’a tout refusé hors un peu de pain et d’eau.
Mais toi-même, Fitz-Harris; explique-moi, par quelle fatalité es-tu venu me rejoindre à ce donjon?
—Il y avoit trois jours que j’avois quitté Paris, j’étois à Calais, et j’attendois à l’auberge le départ d’un paquebot, tout-à-coup un petit homme fleuri comme un amour entra dans ma chambre et me demanda M. Fitz-Harris. Ayant l’esprit occupé d’une idée plaisante, et n’augurant rien de bon de cette visite, je lui rendis interrogation pour interrogation, et lui dis:—Est-ce à lui-même que vous désirez parler?—Oui, monsieur.—Alors, adressez-vous à lui-même.—C’est aussi ce que je fais, monsieur, me répondit-il.—Je suis Jean Buot....—Monsieur, vous m’en voyez charmé.—Je suis agent de police.—Monsieur, recevez-en mes félicitations.—Au nom du Roi, de la Loi et de la Justice, M. Fitz-Harris, je vous arrête.—Dites plutôt au nom de celle qui couche avec le Roi, la Loi et la Justice.... Et comme il s’approchoit pour m’empoigner, je l’enlevai de terre et le portai dans un coffre vide que j’avois remarqué dans un coin. A l’instant où je baissois le couvercle, il donna un coup de sifflet; trois hommes de sa suite se précipitèrent dans la chambre, délivrèrent leur capitaine et me garrotèrent pour me conduire à la prison. Ils me firent traverser la ville à pied; durant tout le trajet, j’essuyai les huées et les insultes de la foule. C’est une joie pour les hommes que de voir succomber leurs semblables. Quelquefois, à défaut d’autres choses, ils font bien des ovations et des triomphes, mais ce qu’ils préfèrent à tout, c’est de voir mener pendre. Je demeurai huit jours dans cette prison où m’avoit déposé mon exempt. Le geôlier me souffla en confidence, que M. Jean Buot avoit fait une conquête en rôdant par la ville, et qu’il m’oublioit ainsi que l’honneur auprès d’elle dans un surcroît de volupté. Enfin, échappé des bras de son Agnès Sorel, M. Jean Buot reparut, me mit des fers aux pieds et aux mains, et je montai en carrosse. Se rappelant l’aventure du coffre, ne se trouvant point en sûreté auprès de moi, il me passa une chaîne sous les genoux et autour du col, qui me tenoit courbé en deux, et ne voulut jamais me délier les mains durant tout le voyage; il aima mieux avoir la peine de me nourrir à la brochette comme un oiseau.—Tu dormois sans doute, mon frère, quand je fus introduit dans ce cachot? Pour moi, j’étois dans un trouble si grand qu’il ne m’en reste aucun souvenir.
Le jour commençoit à paroître. A la foible lueur qui pénétroit peu à peu par une sorte de meurtrière, Fitz-Harris put faire alors connoissance avec la fosse où il étoit plongé. L’examen n’en fut pas long: en outre d’un sol fangeux et de quatre murailles pourries, couvertes d’un suint graisseux et noirâtre, de traînées luisantes de limaçons, et de toiles d’araignées épaissies par la poussière, semblables à des membranes de chauve-souris, il ne découvrit autres choses qu’une sorte de lit creusé comme un évier dans la pierre, sur lequel Patrick étoit étendu, et au pied ou à la tête de ce lit ou de cette auge, un trou de latrines d’où sortoit une puanteur infecte: c’étoit le seul endroit de cet égout où les chaînes des prisonniers leur permissent d’atteindre.
Ce qui n’ajoutoit pas peu à la triste horreur de ce cachot, c’étoit la voix monotone des sentinelles du dehors qui, ayant la consigne d’ordonner aux passants de détourner les yeux de dessus le Donjon, depuis l’aube du jour ne cessoient de répéter: Passez votre chemin!
Malgré ses prières réitérées, Patrick n’avoit pu obtenir les soins d’un chirurgien pour sa blessure, restée sans aucun pansement; elle le faisoit horriblement souffrir. Il pria Fitz-Harris de la visiter. Le sabre avoit pénétré à une grande profondeur dans le flanc, et avoit fait une large déchirure. La plaie étoit vive, envenimée et purulente. Fitz-Harris la nettoya légèrement avec un brin de paille et de l’eau, et déchira son linge pour faire des compresses et des bandes à panser. Plein de patience et d’attention, il continua jusqu’à entière guérison, c’est-à-dire pendant au moins six semaines ce pénible office, n’ayant pour tout médicament que de l’eau impure et des cataplasmes de mie de pain qu’il mâchoit.
Vers le milieu du jour, Fitz-Harris entendit au dehors les hurlements d’un chien, qui sembloient partir du pied de la tour, au-dessous de la meurtrière du cachot. D’abord il ne les remarqua que pour en plaisanter:—Entends-tu ce chien qui hurle? disoit-il à Patrick; ce pronostic m’annonce que je perdrai ma liberté et que je serai enfermé dans un donjon. A la bonne heure! voilà un chien qui se respecte, ne voulant pas faire de prophéties téméraires, il attend que mes malheurs soient accomplis pour les prédire. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble un peu à ces tireuses d’horoscopes qui disent avec un air de perspicacité aux jeunes filles dont le ventre énorme saille comme un balcon:—Le valet de pique, mademoiselle, m’annonce que vous avez perdu votre fleur?
Le chien infatigable continuoit ses cris. Tout-à-coup, frappé comme d’étonnement, Fitz-Harris s’arrêta coi, prêtant l’oreille....—Est-il possible! il me semble que c’est la voix de mon pauvre Cork, que le farouche M. Jean Buot n’a jamais voulu laisser monter avec moi dans le carrosse, disant pour raison, le railleur, qu’il n’avoit mandat que pour une tête. Est-il croyable qu’il ait pu nous suivre depuis Calais, où cet homme l’a fait perdre? Cependant... n’est-ce pas que c’est bien son organe tragique? le reconnois-tu? Alors il le siffla et l’appela de touts ses poumons: Cork! my friend Cork! Le chien répondit par des aboiements de joie qui ne laissèrent plus de doutes. Transporté d’allégresse et d’admiration pour tant d’instinct et d’attachement, il ramassa quelques morceaux de pain sec et les lui jeta par la lucarne, le chien se tut, et on l’entendit gruger. En ce moment, le porte-clefs entra; il apportoit à déjeûner. Fitz-Harris lui manifesta le vif plaisir qu’il lui feroit en lui permettant d’avoir son chien avec lui, et le pria de le lui amener. Le porte-clefs lui répondit rudement: Cela ne se peut pas. Fitz-Harris le supplia comme on supplieroit une amante cruelle: le porte-clefs lui tourna le dos et se retira. Fitz-Harris essuya une larme, appela Cork, lui jeta la moitié de sa ration, et lui cria un triste adieu en l’engageant à se chercher un nouveau maître moins infortuné. Mais le lendemain, qu’elle fut sa surprise, à la même heure il revint aboyer au pied du Donjon. Fitz-Harris, comme la veille, partagea encore avec lui son déjeûner, et supplia le porte-clefs, qui lui répondit encore: Cela ne se peut pas.
Ainsi chaque jour, par le froid et la pluie, le fidèle Cork vint gémir et s’entretenir avec son maître, captif et invisible; ainsi chaque jour Fitz-Harris brisa son pain avec lui, ainsi chaque jour il implora pour lui le porte-clefs, qui, inexorable, rendit toujours le même croassement: Cela ne se peut pas.
C’étoit en septembre qu’ils avoient été plongés dans ce sale cachot: sans feu et sans couverture, ils y passèrent tout l’hiver, qui fut long et rigoureux. Dans les premiers jours de mars, M. le lieutenant pour le Roi au Donjon vint les visiter. De Guyonet étoit assez bon, assez juste et assez agréable pour ses prisonniers. Par méfiance il se tint d’abord l’épée à la main hors de leur atteinte; mais ayant causé quelque temps avec eux, ses préventions tombèrent tout-à-coup; il avoit cru avoir affaire à des furieux, et il ne trouvoit devant lui que deux jeunes hommes pleins d’esprit, de dignité et de résignation.
—Mes bons amis, je suis profondément chagrin de vous avoir traité avec tant de dureté, leur dit-il, je suis vraiment désolé de ma méprise. La résistance, que lors de votre arrestation, vous fîtes aux agents de la police et leurs rapports m’avoient trompé. Vous m’aviez été dépeints comme de dangereux forcenés. Je vous demande pardon de ma conduite si mauvaise envers vous; je tâcherai de la réparer par tout ce qui est bon en moi et en mon pouvoir. Je suis émerveillé, et je me félicite surtout de cet heureux hasard qui m’a fait vous réunir dans le même cachot, vous amis et compatriotes. Ce que le hasard a si bien fait, je me garderai de le défaire; soyez sans crainte, vous ne serez point séparés l’un de l’autre. Allons, mes amis, levez-vous et suivez-moi.
Débarrassés de leurs ferrements, nos deux infortunés le suivirent.
Après avoir tourné long-temps par la vis de l’escalier, ils arrivèrent au quatrième étage, dans une grande salle semblable à celle de la torture. A l’un de ses angles, trois portes, armées chacune de deux serrures, de trois verrouils et d’énormes valets pour les empêcher de couler, et s’ouvrant à contre-sens l’une de l’autre, de manière que la première étoit barrée par la seconde, qui l’étoit par la troisième, toute doublée de fer, les introduisirent dans une chambre octogone, très-lugubre, qui au prix de la fosse d’où ils sortoient leur parut un lieu de plaisance. Elle avoit une cheminée, deux chaises, un grabat, une table, une cruche égueulée, et quatre vitres obscures qui laissoient passer quelques rayons de lumière tamisée par une lucarne étroite garnie d’un grillage, d’une rangée de barreaux et de deux treillis de fer.
M. le lieutenant leur fit donner du feu, des livres, du papier, des plumes et de l’encre, et les mit au régime ordinaire des prisonniers, au vin, à la viande et aux harengs. Par un surcroît de faveur rare, il leur accorda, pour le rétablissement de leur santé, la promenade du jardin, de trente pas de long, entre leur geôlier et quatre sergents de garde. La constance de Cork l’avoit touché; il permit à Fitz-Harris de l’avoir auprès de lui, et plusieurs fois même il le caressa. Chose inouïe!
Le soin empressé de Patrick fut d’écrire pour tâcher d’obtenir quelques nouvelles de Déborah. Trois jours après, il reçut un coffre et une lettre de M. Goudouly, son ancien hôtelier. Après lui avoir témoigné beaucoup d’étonnement et de satisfaction de le savoir prisonnier à Vincennes, lui qu’il croyoit depuis si long-temps mort, bien mort, le brave homme ajoutoit dans sa réponse, que le lendemain du soir où il avoit été attaqué et enlevé en sortant de l’hôtel, lady Déborah étoit sortie et n’étoit point rentrée, et que depuis, malgré toutes ses recherches, il n’avoit pu découvrir ce qu’elle étoit devenue; enfin, que si jamais il parvenoit à recueillir quelque chose sur son sort, il se hâteroit de le lui faire connoître.
Lorsque Patrick eut achevé la lecture de cette lettre, il ne proféra pas un mot; les deux mains plaquées sur les yeux, il demeura anéanti. Fitz-Harris, qui lui avoit passé un bras autour du corps, le serra affectueusement contre son cœur, et lui dit doucement: Crois-moi, elle est à Genève.
Silencieusement et froidement Patrick, alors, s’agenouilla devant le coffre et l’ouvrit: il étoit plein de touts les vêtements de Déborah; il les prit et les jeta aux pieds de Fitz-Harris en criant:—Tiens! voici ses dépouilles!... Eh bien! est-elle à Genève?... Pourquoi donc auroit-elle abandonné tout cela? Ses robes, ses bijoux?... Non, va, elle est perdue sans retour!... Pauvre Déborah! où es-tu maintenant? Les barbares! qu’ont-ils fait de toi?... N’est-ce pas, Fitz, tout cela répand un parfum d’elle? Il me semble que tout cela respire, qu’elle est près de moi. Ah! Fitz, que je souffre!... O mon Dieu!... pour qu’un homme dise qu’il souffre, Fitz, tu sais, il faut qu’il souffre horriblement.
Alors il s’abattit sur ce monceau de parures, et, la face enfouie, long-temps il demeura immobile, cachant ses larmes et étouffant ses sanglots.
Quand il eut bien pleuré, il se remit à genoux, et, prenant un à un touts ces voiles, ces velours, ces satins, ces rubans, touts ces objets qu’il venoit de fouler sous le poids de son corps énervé, il les agitoit, il les montroit à Fitz-Harris, il les couvroit de baisers, il les pressoit, il les répandoit autour de lui.—Tiens, mon Harris, voici, disoit-il avec douleur, l’écharpe qui battoit sur ses épaules comme les ailes d’un Ange, à notre dernier rendez-vous nocturne au torrent. Tiens, voici tout son deuil pour sa mère, sa malheureuse mère!... Tiens, regarde cette robe; elle est encore empreinte de ses formes. Oh! baise-la par amour pour moi!... Voici les gants de soie de ses petits pieds. Voici le peigne qui mordoit sa chevelure. Ces manches ont emprisonné ses bras si beaux, si blancs, qui se mouvoient avec tant de grâce. Ce corsage a environné sa taille ronde comme l’écorce environne l’aubier; il a palpité des battements et des gonflements de son cœur. A touts ces chiffons mornes et informes que de vie et que d’élégance elle prêtoit! Tout cela appartenoit à sa pudeur; tout cela en étoit le feuillage. La pudeur est un arbre que seulement l’hiver de l’âme et la mort dépouillent de sa feuillée.
Je ne veux pas laisser ces dépouilles dans ce coffre; ce seroit les mettre dans la tombe et planter un jardin au-dessus; ce seroit fermer le livre de mon amour. Je veux que ce livre demeure ouvert pour y lire à toute heure.
Il prit alors touts ses vêtements, toutes ses parures, et les suspendit çà et là aux murailles et aux barreaux de sa lucarne.