Madame Putiphar, vol 1 e 2
X.
Supplique de Fitz-Harris à madame Putiphar.
Madame,
Vous souffrez par Dieu dans un palais; je souffre par vous dans un cachot; j’implore Dieu pour vous et je vous implore pour moi, et je viens en esprit me prosterner à vos pieds. Madame, celui qui ne fait que de naître est assez vieux pour mourir; vous, qui avez passé l’âge de vingt ans[4], la mort peut vous surprendre. Une fois venue, vous ne seriez plus à loisir de me rendre une justice que je ne dois demander qu’à vous, et vous me persécuteriez après votre trépas, dont Dieu nous garde! Madame, on doit pardonner: voulez-vous que je ternisse votre souvenir, et que je dise que vous avez été inébranlable?—Il est un temps où nous cessons d’être injustes et barbares; c’est celui où notre dissolution prochaine nous force à descendre dans les ténèbres de notre conscience, et à nous apitoyer sur les chagrins, les peines, les malheurs et les infortunes que nous avons causés à nos semblables; peut-être touchez-vous à ce temps, madame; or, vous savez que voilà déjà bien des mois que vous me faites pâtir et endurer mille morts au Donjon, où les plus déloyaux sujets du Roi seroient encore dignes de pitié et de compassion; à plus grave raison, moi, qui vous ai offensée légèrement, involontairement, et qui vous en demande mille et mille fois pardon, et qui implore la miséricorde de votre bon cœur. Ah! si vous pouviez entendre les sanglots, les plaintes et gémissements que vous me faites produire, vous me feriez bien vite envoyer en liberté de ma personne. Madame, on doit pardonner. J’ai toujours eu un cœur humble et respectueux à votre égard, encore plus l’aurois-je aujourd’hui, si je devois ma chère liberté à vos bonnes grâces.
Madame, on doit pardonner. Mort, être déposé dans la tombe, c’est la loi commune; mais, vivant, être plongé, comme vous m’avez plongé, dans un tombeau de pierre, que cela est cruel!... Madame, je suis un enfant; j’ai vingt ans; je suis un fou: bien et mal, tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour, je l’ai fait par puérilité; ne me prenez pas au sérieux. Je ne suis rien, rien! pas plus qu’un son achevé, ou qu’une étincelle éteinte, pas plus qu’un fil de la Bonne-Vierge, qui voltige en automne; pas plus qu’un fétu de paille.... De quel poids voulez-vous que je sois dans la balance de votre destinée? Le beau lévier que je fais pour renverser un thrône!... Madame, dites qu’on jette ce fétu de paille à la porte... et le vent l’emportera, et il se perdra dans le tourbillon du monde.
Madame, on doit pardonner. J’ai vingt ans. Ah! si vous sentiez combien je tiens à la vie, vous me l’accorderiez. Je ne suis pas dangereux à laisser vivre, croyez-moi; touts mes sentiments sont bons. J’ai vingt ans. Si vous saviez combien j’aime les femmes; si vous saviez que mon culte pour elles va jusqu’à l’idolâtrie, que ma révérence et ma courtoisie s’étendent même aux femmes viles et déchues, vous ne pourriez croire que pour vous, si noble, si belle, si grande, si admirée, si admirable, j’aie pu trouver en moi de la méchanceté. Non, madame, les mouvements que vos beautés et votre vaillance ont fait naître en mon esprit ont toujours été les plus contraires à la haine.
Madame, on doit pardonner. Au nom du Dieu éternel qui nous jugera touts les deux, qui sera votre juge comme vous êtes le mien; si vous voulez qu’il ait pitié de vous, ayez pitié de moi! ayez pitié de ma pauvre âme! ayez pitié de mon pauvre corps! ayez pitié de mes souffrances!...
Au nom de Dieu qui vous a faite si belle, madame, donnez mandement pour qu’on m’ôte mes chaînes!
Madame, on doit pardonner.—Sous la même voûte, lié à la même chaîne, souffre en silence mon ami, mon frère, mon Patrick, ce même Patrick à qui vous accordâtes autrefois la rémission de ma faute; veuillez, madame, reverser sur lui toutes les prières que je viens de vous adresser en mon nom! veuillez faire comme si deux voix unies vous eussent implorée! Je voudrois m’acquitter envers lui. Jetez-moi sa grâce, madame, au nom de votre frère que vous chérissez, au nom du marquis de Marigny! Soyez généreuse; pardonnez-lui! Si vous daignez être bonne pour moi, soyez meilleure encore pour lui, je vous en supplie! Si je l’osois, si je ne craignois de vous blesser, je vous dirois ce qu’il vaut.... Grâce! grâce pour lui, madame! Au nom de votre frère, grâce pour mon frère, madame! Si ces deux bonnes charités vous étoient impossibles; si votre cœur ne pouvait faire ce double effort; si votre pitié ne devoit couvrir de son manteau que l’un de nous deux et laisser l’autre nu, je vous en prie, madame, oubliez-moi et soyez toute pour Patrick.
Madame, attachez à mon pardon la condition que vous voudrez; quelle qu’elle soit, je m’y soumettrai comme à un arrêt du Ciel: je serai votre esclave fidèle, et vous servirai à genoux, et je coucherai en travers de votre porte.—Je quitterai à jamais la France.—Si vous succombiez au mal qui vous possède, je porterai ma vie durante votre deuil, et j’irai touts les jours que Dieu fera prier à deux genoux sur votre tombe!...
Grâce! grâce!... La face contre terre, grâce!... Madame, la prison me tuera; le chagrin m’a déjà ruiné.... Oh! qu’il me seroit doux de revoir un arbre, de revoir une herbe des champs, un oiseau, un cheval;... d’entendre un clavecin, de presser la main d’une femme!... d’une amante!...
Madame, on doit pardonner. J’ai une pauvre mère de soixante et onze ans, qui a besoin de mon secours, et qui compte comme moi ses moments par des larmes. Madame, daignez mettre fin à notre désolation; je vous ai toujours souhaité du bien, et, en reconnoissance, je vous en souhaiterai toute ma vie.
Grâce pour Patrick, madame, grâce pour moi! grâce au nom de votre frère!
Je suis, avec vénération, respect et soumission,
Madame,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur et sujet,
Fitz-Harris.
Au donjon, ce 13 avril 1764.—Le 29 de ce mois, à onze heures de la nuit, il y aura, madame, cinq mille quatre-vingt-huit heures que vous me tenez dans la souffrance.