Madame Putiphar, vol 1 e 2
XXXIV.
Ayant définitivement arrêté son projet de se retirer à Genève, Déborah se rendit à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés, son église de prédilection, pour prier Dieu de bénir son dessein ou de lui en inspirer un autre si celui-là ne lui pouvoit être agréable.
A l’entrée du chœur, agenouillée, prosternée jusques à terre, le front appuyé sur ses doigts entrelacés, elle pleuroit, et le pavé devant elle étoit mouillé de ses larmes.
Quatre hommes à mine sinistre rôdoient à l’entour, et de temps à autre chuchotoient entre eux. Celui qui sembloit le capitaine promenoit sans cesse ses regards de lady Déborah à une miniature qu’il tenoit à la main, comme s’il eût été occupé à faire une confrontation.
Une querelle s’étant élevée entre eux, le bruit de leur voix arracha Déborah à son abstraction; elle se releva, jeta les yeux de leur côté et les détourna aussitôt avec un mouvement de surprise et d’effroi.
A peine s’étoit-elle prosternée de nouveau contre les dalles, afin de cacher son trouble, qu’un des hommes s’approcha doucement et lui jeta dessus un vaste manteau. Ils la roulèrent dedans, l’enveloppèrent comme on fait d’un cadavre, et l’emportèrent sur leurs bras malgré ses cris et ses sanglots étouffés.
Au portail, ils la jetèrent dans un carrosse qui les attendoit, et les chevaux partirent au galop.
Ensevelie ainsi, Déborah seroit morte; ils la désenveloppèrent aussitôt, et lui mirent seulement un bandeau sur les yeux.
Quand ses esprits lui furent revenus, elle demanda en quels lieux on la conduisoit; les hommes ne lui répondirent point, et durant toute la route ils ne proférèrent pas une parole.
Après avoir fait mille détours et mille circuits, sur la fin du jour le carrosse s’arrêta; une porte et la portière s’ouvrirent; on invita Déborah à descendre, en la guidant par la main, mais elle s’y refusa en disant: Je ne bougerai pas que je ne sache où vous m’entraînez.—On l’emporta de force jusque dans un vestibule; là, entendant un lourd guichet se refermer derrière elle, épouvantée, elle poussa un cri déchirant, et tomba défaillante sur les genoux.
—Au nom de Dieu, répétoit-elle, joignant ses deux belles mains, ayez pitié de moi, ne me tuez pas sans m’entendre! car je sais bien que je suis destinée à la mort, car je sais bien qu’elle est suspendue sur ma tête; j’ai senti le vent de la hache. De grâce, ayez pitié de moi! Ce n’est pas que je redoute le trépas, ce n’est pas que je tienne à la vie maintenant qu’on m’a tué mon époux! Ce n’est pas que je sois lâche; non! non! j’ai assez de courage pour mourir! ce n’est pas pour moi que j’implore pitié, c’est pour l’enfant que je porte en mes entrailles, car je suis mère!... ayez pitié de lui!...
Tout resta muet autour d’elle, et sa voix seule, grossie par l’écho, gronda long-temps dans l’escalier sonore.
—Suis-je au désert que rien ne répond à mes larmes, ou parlé-je à des tigres!... On ne vous a point commandé un double meurtre; grâce pour mon enfant! Vous n’avez pas à craindre que votre proie échappe; jetez-moi dans un cachot jusques à l’heure de ma délivrance, et sitôt que mon fruit sera sorti de mon sein, vous y plongerez vos couteaux!
Comme elle achevoit les derniers mots, un bras entoura ses épaules, une bouche se posa sur la sienne et couvrit ses joues de baisers. Déborah poussa un cri, et ce long râlement guttural expression violente du dégoût. Alors une voix de femme lui dit:—Ne craignez rien, madame, on n’en veut point à vos jours, on ne vous conduit point au supplice; vous n’êtes entourée ici que de gents qui vous aiment. Relevez-vous et calmez-vous, ma bonne amie. Allons, valets, conduisez mylady en son appartement.
Après avoir monté l’escalier et entendu crier plusieurs serrures, tout-à-coup son bandeau fut enlevé, et elle se trouva au milieu d’une chambre, face à face avec deux vieux domestiques en livrée verte, si laids et si difformes qu’elle recula épouvantée et fut se jeter le visage sur un sopha.
—Mademoiselle, nous vous appartenons, nous avons l’honneur d’être choisis pour votre service, lui dirent alors ces deux magots en lui faisant la révérence, nous vous sommes dévoués à toute heure. Lorsque vous aurez besoin de nous, vous n’aurez qu’à sonner. Désirez-vous quelque chose en ce moment?
—Oui. Je vous somme de me dire en quel repaire je suis, et quels animaux vous êtes?
—Appaisez-vous, mademoiselle, vous n’êtes point ici en péril. Nous sommes d’honnêtes serviteurs.
Dans une heure nous vous apporterons à souper.
—C’est inutile, messieurs; à d’autres votre poison!
Au bout d’une heure, en effet, les mêmes valets servirent à Déborah un excellent souper; malgré leur instance, elle ne voulut pas s’en approcher, et quoiqu’elle fût mourante de soif elle n’accepta pas même un verre d’eau. Le couvert enlevé, une duègne vint l’inviter à se coucher; et l’ayant aidée à se déshabiller et à se mettre au lit, elle lui souhaita une bonne nuit, et emporta la bougie.
La fatigue et le chagrin l’assoupirent bientôt; mais dans le milieu de la nuit elle s’éveilla au dénouement d’un rêve pénible, et dans la solitude tout l’affreux de sa position se peignit à ses yeux et la replongea dans la plus vive inquiétude. Elle se creusoit la tête pour découvrir en quel lieu, en quelles mains, et au pouvoir de qui elle pouvoit être. Le luxe des meubles, les valets, les soins, l’égard avec lequel on sembloit la traiter, ne lui permettant pas de se croire en une prison, et en outre un air pur de campagne, et une odeur de vacherie, qui plusieurs fois l’avoient frappée dans le carrosse durant le trajet, lui ayant donné la presque certitude qu’elle étoit éloignée de Paris, elle s’étoit mis en l’esprit qu’elle avoit été enlevée par les ordres de M. de Villepastour, et transportée dans une de ses maisons de plaisance.
D’heure en heure, elle s’attendoit à le voir paroître, et se préparoit à la plus opiniâtre résistance. Résolue à subir la mort plutôt que le moindre outrage, elle étoit désolée de se trouver sans armes, et poursuivie du regret de n’avoir point dérobé un couteau sur la table du souper.
Pour éviter toute surprise, et se tenir mieux sur ses gardes, elle se leva, ouvrit la fenêtre, qui donnoit sur un jardin, passa toute la nuit à faire le guet contre la porte de sa chambre et à écouter attentivement sonner les heures pour voir si elle ne reconnoîtroit point le timbre de quelque horloge. Personne ne vint: et dans la profondeur du silence, elle n’entendit au sommet des tours que des voix étrangères mesurer le passé, qu’elle maudissoit, et annoncer l’avenir qui l’emplissoit de terreur.
Le matin, quand les duègnes entrèrent dans sa chambre, elle la trouvèrent endormie sur le sopha, où, sans doute, le sommeil l’avoit surprise; elles lui mirent au pieds de jolies pantoufles brodées, en la priant de vouloir bien descendre avec elles, ce qu’elle ne fit pas sans hésitation.
Après avoir passé par un bel escalier et des corridors ornés de sculptures et de fleurs, elle se trouva dans une petite salle de bain revêtue de stuc et de marbre d’Alep.
Une baignoire de marbre pareil fut aussitôt emplie d’une eau tiède et parfumée, et les duègnes l’y plongèrent.
Peu d’instants après, en riche négligé du matin, entra une dame, sur le retour de l’âge, dont la figure étoit commune mais les manières fort distinguées. A un signe qu’elle fit les deux servantes se retirèrent, et alors elle vint s’asseoir tout à coté du bain.
Dès les premières paroles qu’elle prononça Déborah reconnut sa voix pour être celle de la femme qui la veille lui avait parlé en l’embrassant.
D’abord elle s’informa d’un air affable de l’état de sa chère santé, et comment elle avoit passé la nuit, puis elle l’engagea à se défaire de toutes ses craintes.
—Vous êtes ici en sûreté, ma charmante comtesse, vous n’avez pas à redouter la plus légère égratignure, lui disoit-elle d’une bouche mielleuse, je suis la surintendante de cette maison, et je vous le jure sur l’honneur; bien loin de là, vous ne trouverez ici que des gents empressés à vous plaire et à satisfaire vos caprices et vos désirs.
Avez-vous quelque soupçon de la ville que vous habitez et du lieu où vous êtes?
—Non, madame.
—Êtes-vous allée quelquefois à Fontainebleau ou à Versailles?
—A Versailles, seulement, madame.
—Avez-vous été présentée à la Cour? Connoissez-vous le Roi? l’avez-vous vu?
—Jamais, madame.
—Puisque vous vous prétendez enceinte, vous avez sans doute un amant?
—Avant-hier on me l’a tué!
—Pauvre enfant!... allons, courage, nous ferons tout pour vous consoler.
—Permettez-moi de récuser à l’avance toutes consolations, je les considérerois comme autant d’outrages.
J’ai répondu avec franchise et complaisance à vos questions, madame; j’espère que vous voudrez bien me traiter avec un pareil égard, et que vous daignerez répondre à celle que je vais vous adresser. Suis-je accusée ou coupable de quelque crime?
—Non pas, que je sache, mylady.
—Alors de quel droit, contre toute justice, s’est-on emparé de moi et m’a-t-on entraînée et emprisonnée dans cette demeure?
—Pour vous sauver de l’abandon où vous étiez, isolée et étrangère; et du besoin où vous auriez pu tomber, et où il n’est pas séant de laisser tomber une fille de noble et haute famille.
—L’intérêt qu’on me porte est trop violent, madame; c’est un zèle indiscret et insultant que je blâme et repousse. Mais pourrois-je au moins savoir qui professe une si exorbitante bienveillance pour moi? Au nom de qui m’a-t-on conduite en ce refuge? quel est ce refuge et quel sort m’y attend?
—Vous le voyez, j’en suis désolée, mylady, mais je ne puis encore vous satisfaire sur touts ces points. Dans quelques jours vous saurez tout.
—Ce mystère ne sauroit être que ridicule ou criminel, et je vous fais l’honneur de vous estimer trop grave pour prendre part à une stupide mascarade, ou trop honnête pour vous prêter à un infâme complot. Suis-je ici, répondez-moi, en une prison d’État?
—Ce séjour, mylady, a-t-il l’air d’un donjon? et moi, ai-je l’air d’un geôlier?
—Serois-je dans un couvent?
—Peut-être.
—Je vous en prie, madame, ne me laissez pas dans cette mortelle inquiétude. C’est un tourment affreux. C’est une angoisse que je ne pourrois supporter long-temps. Vous prétendez n’avoir rien à cœur que mon bien-être et ma joie: je ne vous demande qu’un peu de pitié. Votre silence confirme mes soupçons: allez, je sais tout; faites du secret tant que bon vous semblera!—Je suis ici au pouvoir de votre sieur le marquis de Villepastour.
—Non, mylady, il n’est rien de cela.
Ici, La Madame, feignant l’indécision, se tut et parut se recueillir quelques instants. C’étoit une fine bohême. Depuis long-temps elle brûloit d’impatience de faire un de ces mensonges ordinaires dont elle usoit avec ses élèves; mais elle tardoit, et se faisoit prier et supplier afin de lui donner un air plus grand de vérité et de confidence. Enfin, elle reprit:—Écoutez, ma chère amie, j’éprouve pour vous un sentiment de tendresse que dès l’abord vous m’avez inspiré; vous me semblez bonne, je veux l’être avec vous. Mais promettez-moi une entière discrétion; car, en révélant ce qu’il seroit de mon devoir de vous taire encore long-temps, je cours le plus grand danger. Pour vous complaire je vais commettre une grosse faute, ma noble amie, mais je vous aime trop pour vous faire un refus. Un riche seigneur françois, le comte de Gonesse, vous ayant vue plusieurs fois je ne sais où, et ayant conçu pour vous l’amour le plus ardent et le plus généreux, afin de vous soustraire à la méchanceté de vos ennemis, et de vous mettre hors des périls qui vous environnoient, vous a fait amener ici mystérieusement; vous êtes aux Trois-Moulins, aux portes de Melun, dans une de ses retraites d’été dont j’ai la garde et l’intendance. Il seroit impossible de vous découvrir en ce lieu aussi secret qu’inviolable. Vous pourrez maintenant dans cette paix profonde goûter une vie délicieuse, et abandonner votre âme à toute la volupté du regret et de la mélancolie.
—Madame, vous me permettrez de ne point croire à cette fable.
—Mylady, je vous proteste devant Dieu et sur les cendres de mon père que cela est la vérité pure.
—Refuser de me rendre à un pareil serment ce seroit vous accuser d’une perfidie et d’une scélératesse dont la pensée seule m’épouvante: je préfère, madame, ajouter foi à votre histoire. Mais quelles vues a-t-il sur moi, ce comte de Gonesse? Que me veut-il?
—C’est un homme sensible et magnifique, il n’a d’autres désirs que de vous couvrir de sa protection.
—Les hommes pleins d’un pareil désintéressement ne sont pas abondants aujourd’hui. J’ai l’orgueil de me croire capable d’apprécier à son prix tant de vertu et de lui vouer toute l’admiration et la reconnoissance qu’elle mérite. Mais me donner sa protection n’est pas un but: quels sont ses projets?
—Son ambition est de vous faire partager son amour.
—Je ne le partagerai jamais! mon âme est descendue dans la tombe de mon époux.
—Et par la suite, lorsqu’il en sera digne à vos yeux, il vous offrira sa fortune et sa main.
—Que je repousserai. J’ai fait des vœux que je ne parjurerai point. J’ai mon époux à venger, et je me dois à l’enfant que je porte.
—Quelle que soit l’excellence de vos sentiments austères, vienne le temps et ils seront modifiés. On ne peut demeurer toujours en un triste et déraisonnable veuvage.
Allons, ma belle, si vous ne voulez vous affoiblir, il est temps de sortir du bain.
Reposez-vous sur ma bienveillance. Ma bonté et ma prévenance pour vous seront sans borne. Mon cœur et ma main vous sont ouverts. Soyez en paix, il ne vous arrivera rien de fâcheux tant que vous serez auprès de moi. Je vous aime tant! vous êtes si jolie! Laissez que je dérobe un baiser sur votre front candide. Que votre col est gracieux! vit-on jamais épaules plus blanches?
La Madame pour capter son amitié s’efforçoit ainsi de paroître affable. Elle la traitoit avec touts les soins possibles et touts les égards imaginables pour se ménager ses faveurs dans la suite, et la mettre dans la nécessité de faire sa louange auprès de son maître.
Alors elle l’aida à sortir de l’eau, et quand elle fut levée elle voulut lui faire tomber le linge qui l’enveloppoit, mais Déborah le retint de ses deux mains.
—Allons, ma fille, rejetez ce linge humide, pour que je vous essuie. Auriez-vous peur de paroître nue devant moi, devant votre mère? Que vous êtes enfant!
Déborah devint pourpre et baissa les paupières.
—Fi donc! rougir! la pudeur est faite pour les laides, mais non pour vous. Soyez glorieuse de tant de beautés. Ne craignez pas de faire connoître touts vos avantages. Quel dommage d’ensevelir tout cela dans un fourreau de toile! quel dommage de cloîtrer dans un corset ce beau sein, qui glisse sous ma main et lui résiste comme un marbre poli! Je ne puis m’empêcher d’y porter mes lèvres! Pardonnez-moi ces baisers, c’est l’admiration qui me les arrache.
—Je vous en prie, madame, laissez-moi me vêtir; et calmez, s’il vous plaît, cet excès d’admiration. Vos regards s’arrêtent sur moi avec trop de complaisance. Vous me couvrez de honte.
—Mylady, vous êtes faite d’une façon divine, vous êtes faite comme un vase précieux: votre taille est semblable à son col évasé, et vos hanches à son renflement. Vos hanches sont si amples, que c’est tout au plus si je puis les entourer de mes bras....
—Laissez-moi, madame! vous vous oubliez, arrêtez! vous dépassez toutes bornes!...
Déborah, la main appuyée sur le front, repoussoit la tête de La Madame, qui s’étoit agenouillée devant elle, et l’étreignoit comme si elle eût imploré une grâce.
—Ne vous fâchez point, ma bonne amie, je n’ai pas le moindre désir de vous blesser. Le hasard seul a égaré ma bouche. Je vous en demande pardon. Je sais trop le respect qu’on doit aux jeunes filles, pour jamais chercher à en abuser. Mais ne défendez pas au moins quelques privautés sans conséquences à votre surintendante prête à se consacrer entièrement à vous; mais ne lui défendez pas au moins les regrets. Hélas! que ne suis-je ce que je voudrois être, un beau jeune homme aimé de vous. Heureux comte de Gonesse! que de charmes délicieux vous sont réservés! quel choix plus délicat eussiez-vous pu faire? Oh! je suis jalouse de ce choix!...
A quoi bon ce vœu stérile d’être un beau jeune homme? les jeunes hommes qui n’ont pas en leur pouvoir touts les amours, toutes les voluptés. Mon souhait devoit être de vous plaire. Je vous en avertis, je tiens à votre affection, et je ferai tout pour la gagner.
—Je n’ai jamais refusé mon affection à quiconque m’en a semblé digne, et j’ose espérer, madame, que vous y aurez beaucoup de droits.
—Si vous voulez, mylady, de votre gardienne que je suis vous ferez votre esclave. Au revoir, ma belle, j’irai vous rendre visite incessamment, peut-être ce soir. Appelez vos suivantes, qu’elles vous reconduisent chez vous, où votre déjeuner doit être servi. Vous aurez aujourd’hui la compagnie de mes deux sous-maîtresses.
Déborah trouva effectivement dans sa chambre une table de trois couverts abondamment pourvue de viandes froides, de hors-d’œuvre et de bouteilles. En attendant ses deux convives elle s’accouda pensive à la fenêtre. Réfléchissant à ce qui venoit de lui être révélé, elle se demandoit si elle devoit croire à ce comte de Gonesse; ce que pouvoit être cet homme; si réellement, dans son abandon, le ciel lui avoit envoyé un protecteur puissant, et, si ce n’étoit par générosité, quel sentiment avoit pu pousser cet inconnu à la faire enlever; quel sort lui étoit préparé, et quel salaire lui seroit demandé en retour de ce dévouement.
La conduite de La Madame au sortir du bain lui repassoit aussi dans l’esprit. Ses caresses, ses compliments outrés, ses attouchements, ses regards enflammés, ses baisers indiscrets, son trouble, ses spasmes, ses galanteries, tout cela lui sembloit bien étrange. Dans son souvenir, elle ne pouvoit le comparer qu’aux caresses amoureuses de Patrick, et pour elle ce n’en devenoit que plus inexplicable; la noble enfant étoit ignorante de toute dépravation.
Rarement celui qui plante et qui sème a les prémices de la récolte. Les fruits et les graines qui se vendent en nos marchés ne sont que les restes des insectes, des bêtes fauves et des oiseaux. C’est ainsi que Pharaon, en se fondant, à grands frais, un harem, n’avoit fait autre chose que d’en élever un à La Madame, qui prélevoit une grosse dixme anticipée sur ses odaliques. Il n’arrivoit à sa couche royale que le dessert de la servante.
Après un moment de rêveries, il vint dans l’esprit de Déborah la fantaisie soudaine d’examiner son appartement, qu’elle n’avoit point encore visité. Les murailles étoient couvertes de gravures encadrées et de peintures; elle s’en approcha, et recula d’étonnement et de dégoût; ce n’étoient que des nudités, des débauches, des scènes lascives, dont une lui donna l’intelligence des manières de La Madame à son égard, et de ses paroles ténébreuses.
Ces ordures ne lui permirent plus de croire à la vertueuse générosité du comte de Gonesse. Elle comprit qu’elle étoit tombée entre des mains infâmes, et peut-être même en un lieu de prostitution. A cette idée, son âme se révolta; son énergie naturelle lui revint, elle résolut de tout braver, d’opposer à tout une volonté opiniâtre et indomptable, et de lasser tellement par son humeur farouche qu’on fût dans la nécessité de lui rendre son indépendance.
Pleine de colère et de désespoir, elle courut à la porte d’entrée, la ferma au double tour et au verrouil, puis décrocha un à un les tableaux et les précipita par les fenêtres. Leur chute et le bruit des glaces qui se brisoient firent un vacarme effroyable. Sur la cheminée et sur les meubles étoient des statuettes et des groupes de biscuit de porcelaine représentant aussi des obscénités, elle les brisa avec non moins de fracas. Dans un des coins du logement se trouvoit une armoire vitrée emplie de livres licencieux; lorsqu’elle en eut parcouru les intitulés, elle les envoya touts rejoindre les tableaux en débris sur le pavé de la cour.
A ce vacarme extraordinaire, les domestiques et La Madame accoururent à la porte de l’appartement de Déborah, et heurtèrent à coups redoublés.—Ouvrez, mylady, dit La Madame; que vous est-il donc arrivé, ma belle enfant? qu’avez-vous? ouvrez-moi donc, à moi, s’il vous plaît!
—Je n’ouvrirai point! répondit-elle.
—De grâce, dites-moi, que voulez-vous? on vous obéira. Si quelque chose vous déplaît en votre logement, on vous le changera. A-t-on manqué aux égards qui vous sont dus? Je vous en supplie, ne jetez plus rien par les croisées. Appaisez-vous. Mais répondez-moi donc, mylady! ouvrez-moi!
—Oui, je vous répondrai que vous êtes une femme abominable, et que vous faites un métier aussi abominable que vous! Vous êtes mal venue avec moi, vous n’aurez pas toutes vos aises. Je vous foule aux pieds vous et vos piéges! Vous avez beau entourer ma jeunesse d’images obscènes, vous ne la corromprez pas! Vous m’avez menti, je ne suis point chez le comte de Gonesse, un honnête homme, je suis chez un gueux! Je suis dans une de ces maisons qui n’ont point de nom pour une bouche pudique, et vous me destinez sans doute au trafic de mon corps et aux plaisirs des passants.
—Au nom des saints Anges, mylady, je vous l’affirme, croyez-moi, toutes vos appréhensions sont fausses et injustes. Vous êtes impitoyable pour moi; je suis une femme d’honneur au service d’un homme d’honneur, qui vous a donné asyle en son domaine: voilà la vérité devant Dieu! Qui a pu vous mettre au cœur si grande colère et si affreux soupçons? Est-ce l’indécence de ces tableaux que vous avez brisés? Ils appartenoient à la personne qui occupoit dernièrement votre chambre. J’avois tant recommandé à vos valets de les ôter, mais les maudits exécutent si mal mes ordres! je vous en fais mes humbles excuses. Pourquoi, mylady, ne voulez-vous pas ouvrir, à moi, si bonne pour vous? Oh! vous feriez perdre patience! Ouvrez donc, vous dis-je!...
—Madame, je n’en ferai rien.
—On ouvrira de force.
—Peut-être.
Voyant qu’il n’y avoit rien à obtenir d’un esprit si irrité et si ferme, La Madame se retira.
Le bain et la colère avoient épuisé les dernières forces de Déborah, qui depuis la veille dans l’après-midi n’avoit pris aucune nourriture: elle se mit à table. Malgré son grand appétit, elle mangea avec beaucoup de réserve, pour ne point trop attaquer le peu de provisions qu’elle se trouvoit avoir, et d’où devoit dépendre la durée du siège qu’elle se préparoit à soutenir. Plusieurs fois, dans la journée, La Madame revint heurter à la porte et renouveler ses instances. Déborah ne répondit point. Le lendemain matin trois coups frappés très-violemment la réveillèrent en sursaut.—Qui est là? demanda-t-elle. Cette fois une grosse voix d’homme cria: De par le Roi et la Justice, ouvrez! Déborah répliqua de son lit: Le Roi et la Justice sont-ils tout-puissants?
—Oui, certes! répondit M. de Cervière, car c’étoit lui.
—Eh bien, alors qu’ils ouvrent, et qu’ils entrent.
—Mylady, soyez plus raisonnable, ne me contraignez pas à agir avec rigueur.
—Qui êtes-vous pour avoir de la rigueur à votre service?
—Je suis le gouverneur de ce château.
—Le gouverneur de ce château ne sera jamais le mien.
—Trève de plaisanterie, mylady.
—Alors trève de vous, monsieur.
—Mais, dites-moi, dans quel but vous enfermer ainsi?
—Vous auriez pu, monsieur le gouverneur, vous dispenser d’une question aussi sotte.
—Que gagnerez-vous à cette résistance? vous serez tôt ou tard dans la nécessité de baisser le pont. Vous êtes une folle, de vouloir sans munitions soutenir un siège: et un siège contre qui? contre des gents qui vous chérissent. Cédez enfin, je vous en prie, il ne vous sera fait aucun reproche, aucune punition, je vous le jure sur l’honneur: vous pouvez croire un vieux soldat.
—Jeune ou vieux, soldat ou citadin, je vous crois, monsieur, mais veuillez croire aussi que je ne me rendrai point à vos harangues. Je vous le déclare, je suis inébranlablement résolue à ne sortir d’ici que pour sortir de ce repaire, et je n’ouvrirai qu’à M. Goudouly, le maître de l’hôtel Saint-Papoul, que j’habitois. Allez rue de Verneuil, chercher M. Goudouly, ou laissez-moi en repos.
—Corps-Dieu! voilà comme vous répondez aux ménagements qu’on apporte avec vous! cria alors M. de Cervière avec un accent de colère brutale! Vous voulez qu’on vous maltraite, on vous maltraitera! Croyez-vous donc qu’il soit si difficile de pénétrer jusques à vous et d’effondrer votre porte? Nous allons voir....
Il se tut, et Déborah l’entendit s’éloigner dans le corridor et descendre l’escalier; un moment après des pas lourds et réglés ébranlèrent le plancher et s’arrêtèrent contre la porte: là, plusieurs mousquets résonnèrent en tombant sur le carreau.
—Encore une fois, mylady, au nom du Roi et de la Loi, ouvrez!
—Encore une fois, monsieur, au nom du Roi et de la Loi je n’ouvre pas, le Roi ne peut vouloir l’infamie de ses sujets, et la Loi ne peut prêter appui à l’injustice.
—Soldats! faites votre devoir....
A ce commandement, on donna de violents coups de crosse qui agitèrent à peine la porte massive, et soutenue par des meubles que Déborah avoit amoncelés contre.
—Monsieur le gouverneur, écoutez-moi, dit-elle, se voyant ainsi poussée à bout; je me ris de vous, je vous brave et je braverai la mort. Si c’est pour vous emparer de moi que vous prenez toutes ces peines, il est inutile, vous ne me toucherez point; quand vous aurez renversé la porte et les barricades qui me défendent, et que je n’aurai plus d’autre refuge, j’implorerai Dieu, et je me précipiterai par la fenêtre la tête la première sur le pavé.
On frappa encore quelques coups, mais avec moins de force et d’acharnement. La voix de La Madame se fit entendre au milieu de cette rumeur; le bruit cessa; elle disoit à M. de Cervière:—«C’est une enfant capable de tout; je vous en prie, ne l’exaspérez point. S’il arrivoit malheur, c’est à moi qu’on s’en prendroit; ne faisons plus rien sans ordre supérieur.»
Après quelques chuchotements les assiégeants se retirèrent, et le corridor redevint silencieux.