← Retour

Madame Putiphar, vol 1 e 2

16px
100%

XXVII.

A l’extrémité d’un ancien boulevard qui jadis protégeoit la ville, et qui peu à peu, entouré par elle, s’est efféminé dans son sein, dans le sein de cette reine du monde, comme autrefois Hercule aux pieds de la reine de Lydie, et qui comme Hercule s’est laissé dépouiller par son Omphale de sa massue et de sa peau de lion; au bout de ce vieux boulevard, dis-je, pareil aujourd’hui à une berceuse qui chante au soleil et file sa quenouille, il existoit un immense cachot de pierre, avec lequel nous avons déjà fait connoissance, hideux et sombre, édenté, infect et décrépi, qui, la figure sale, d’un air hébêté, immobile, avec de petits yeux louches, garnis de cils de fer, et qu’on eût dits percés à la vrille, regardoit fixement autour de lui comme un cayman demi pourri dans la fange d’un marais, qui hume des miasmes et aspire une proie.—Ce vestige d’un temps qui n’étoit plus, qui sembloit rester là debout comme un vieillard qui auroit refusé de descendre dans la tombe afin de dévorer sa race,—c’étoit!... A ce nom, se répandent d’abord dans notre pensée des bruits de chaînes et des gémissements, puis un bruit de guerre et des cris de triomphe.—C’étoit un lieu d’odieuse mémoire!—c’étoit la Bastille!

Ce repaire, qui avoit prêté main-forte à tant d’iniquités, qui avoit trempé dans tant de crimes, qui avoit bu tant de larmes et tant de sueurs d’agonie, étoit l’objet de l’exécration publique. Cette hache éternellement levée sur la tête de l’innocent, toujours prête à décimer, remplissoit le cœur de haine et de terreur. Le peuple ne songeoit à cette prison qu’avec effroi: c’étoit pour lui l’entrée du Ténare. Il n’osoit longer ces murailles sans épouvante, comme si ces murailles eussent eu des appendices invisibles pour attirer à soi, comme si elles eussent été béantes.

Bouc émissaire chargé des torts et des crimes de soixante rois, tant de colères s’étoient amoncelées sur ce monstre et le poursuivoient qu’il touchoit enfin à son heure suprême.—Des cahiers demandoient aux États son abat.—Le peuple avoit juré sa perte!

Il y avoit alors déjà près d’un an que Paris, que toute la France même, dans l’anxiété et le trouble, s’agitoient. Le sol se mouvoit souterrainement, se crevassoit et craquetoit comme la crête d’un mont volcanique à l’approche d’une éruption. Le peuple, poussé par les suggestions d’une misère prétendue plus profonde, par les suggestions d’une faim factice et par d’autres suggestions plus ténébreuses et plus terribles encore, se faisoit de plus en plus actif et indocile. Sa chaîne cassée et sa muselière arrachée pendante au col, il rôdoit sans repos nuit et jour comme un dogue échappé, ou comme un loup du Désert, qui cherche le lieu d’un meurtre pour s’ébaudir dans le sang.

Mais ce qui acheva de le dénaturer, ce peuple, ce fut le misérable spectacle qu’on lui donnoit aux États de Versailles, où ses représentants se heurtebilloient et se colletoient sans pudeur entre eux et avec leurs maîtres, se tirailloient comme Pasquin et Marforio, comme deux polissons.—Hélas! à cette triste parade il avoit compris de suite qu’il n’avoit pour roi qu’une solive; que tout roi n’est qu’une solive du moment qu’on se fait charpentier, qu’on prend le compas et la hache, et, chose plus funeste encore, qu’un gentilhomme n’est pas si fort qu’un porte-faix.

Les deux camps s’inondoient sans relâche d’un flux de paroles. La cour et le tiers-état bavardoient et se formalisoient comme deux vieilles loquaces, comme deux huissiers, comme deux pies. On se passoit au fil du discours.—Pauvre chose! car c’est là justement ce que le peuple exècre!...

Enfin Dieu trouvant sans doute son outil suffisamment trempé et affûté, décidément l’emmancha, et le mit à la besogne.

Quand un peuple se révolte contre ses divinités, son premier geste est d’en briser les images; son premier geste quand il se redresse contre ses maîtres, c’est d’en briser les symboles. Or, la Bastille étant le symbole le plus manifeste d’une tyrannie antique et abhorée, le peuple naturellement ne pouvoit manquer de se dire:—Rasons cet affreux symbole comme nous effaçons les armes sur la porte des carrosses, et les panonceaux sculptés dans la pierre des hôtels.

Le 14 juillet donc! tandis qu’on se tirailloit comme de coutume à Versailles, l’aurore promettant une journée superbe,—le peuple, qui avoit déjà fait l’essai de ses forces, qui avoit appris déjà à envisager la mort, qui savoit déjà comment s’enfonce une lame, se leva courageux, regarda autour de lui, retroussa ses manches; puis s’écria:—L’heure est venue! car le ciel nous est propice.—Holà! compagnons!—Aux armes!...

Et comme il n’avoit pas envie, de son côté, de jouer aux phrases, à peine avoit-il achevé ce cri, qu’il courut à l’hôtel des Invalides. Là il se saisit de touts les instruments de guerre qui s’y rouilloient, puis quand il se vit une épée au poing, il la brandit de joie et de colère, et vint se ranger sous les murailles de la Bastille.

Du haut de cet antique masure ce devoit être une curieuse armée à voir que cette foule composée d’éléments si divers; ce mélange d’hommes de tout métier et de toute espèce, dans les équipages les plus bizarres. Des enfants portoient des sabres qui les dépassoient d’une coudée; des clercs de procureur bandoient des arbalètes; des charretiers au lieu de fouets faisoient sonner des carabines; des abbés, des femmes et des moines s’exerçoient aux fusils; et comme la veille le Garde-Meuble avoit été saccagé, ici on appercevoit un déchireur de bateaux avec un cuissard au bras; là un perruquier perdu sous le casque de Charles IX; plus loin un revendeur dans la panoplie de François Ier, ou un maçon, plein de vin et de sueur, dans l’armure auguste de Bayard.

A la vue de cet étrange saturnale, hélas! quel songeur ne se fût pris d’une sombre et profonde rêverie?

Chargement de la publicité...