Madame Putiphar, vol 1 e 2
II.
Le lendemain matin, madame Putiphar fit appeler La Madame et M. le comte Phélipeaux de Saint-Florentin de la Vrillière; et ils eurent ensemble une longue conférence où il fut décidé que lady Déborah seroit envoyée au fort Sainte-Marguerite.
En quittant Déborah, Pharaon, furieux de sa mésaventure, avoit fait les plus violents reproches à La Madame sur la mauvaise éducation de son élève.
—Sire, pardonnez-moi, répétoit-elle, en lui embrassant les genoux, j’ai été trompée comme vous. C’est une femme fausse; elle m’a jouée. C’est une hypocrite! Sire, cela n’arrivera plus. Oh! la catin, elle me paiera cela!...
Aussitôt après qu’il fut parti, elle vint trouver Déborah, et quoiqu’elle fût étendue sur le parquet et sans connoissance, elle l’accabla d’injures en la secouant brutalement comme pour l’éveiller. Sa tête, abandonnée à son poids, heurtoit lourdement sur le plancher et jetoit le bruit sourd d’un crâne humain qui se choque sur une muraille.
Sur ces entrefaites, M. de Cervière accourut ayant encore sur le cœur l’insuccès et la courte-honte de son siége. Il ajouta aux invectives de La Madame des injures de corps-de-garde, et relevant de terre Déborah, il la força à coups de canne à se tenir debout malgré sa défaillance. Puis, leur première furie passée, il lui ôtèrent ses beaux habits et l’entraînèrent et l’enfermèrent dans un caveau servant de prison, n’ayant de lumière que la foible lueur qui pénétroit à travers les toiles d’araignées du soupirail, et d’autre couche qu’une litière de paille et de foin.
Il y avoit plusieurs jours que Déborah languissoit en cette cave et sans avoir vu personne, et sans aucun espoir d’en sortir,—on lui jetoit sa nourriture par un judas,—quand un matin, de très-bonne heure, elle fut réveillée en sursaut par un bruit de pas et de voix. A travers les planches mal jointes de la porte elle apperçut une lumière assez vive qui projetoit des taches et des filets étincelants sur les murs noirs de son cachot. Ces flammes phantasmagoriques grandissoient et rapetissoient et vacilloient de l’aire à la voûte, et passoient sur elle et la zébroient de lames de feu. L’effroi la saisit; elle se ramassa sur elle-même, se cacha la face dans la paille, et recommanda son âme à Dieu comme si sa dernière heure étoit venue. La porte s’ouvrit alors tout-à-coup, et M. de Cervière, portant une lanterne, entra suivi de La Madame et de quelques valets, et lui dit brusquement, en la touchant du pied: Levez-vous, mylady, et suivez-moi.
Déborah, reconnoissant la voix du Kislar-Aga, fit un effort pour se mettre sur les genoux; mais la force lui manqua, ses jambes s’étoient enroidies sur cette terre humide, et elle retomba pesamment.
Au commandement de M. de Cervière, deux domestiques l’enlevèrent et la portèrent dans un carrosse qui stationnoit à la porte extérieure du Sérail.
En entr’ouvrant les paupières Déborah vit deux hommes armés qui lui prirent les bras et les lui attachèrent sur le dos. Une bise glaçante souffloit; à demi vêtue, Déborah grelottoit comme un agneau; elle demanda des habits. On lui répondit:—vous vous chaufferez au soleil.—La portière se referma, le fouet claqua comme des baguenaudes, les chevaux agitèrent leurs sonnettes et partirent au galop.
Quand Déborah se vit au milieu de la nuit, et jetée dans un carrosse, en la compagnie de deux hommes, à figure sinistre, basse, ingrate et louche, faite exprès pour la police ou pour le bagne, elle ressentit une terreur profonde, et le froid de la peur se glissa jusque dans ses entrailles.
Ne voulant point entrer en communication avec ses gardes, elle ne les questionna point, et lors même qu’ils essayèrent de lui adresser la parole elle feignit de ne point comprendre, et ne leur répliqua qu’en irlandois. Toutes précautions furent inutiles; ces hommes, dont le cœur étoit aussi ignoble que la figure et l’emploi, ne furent pas long-temps seuls avec elle sans l’assaillir de mauvais propos et d’agaceries, qui peu à peu devinrent outrageux. Ils l’asseyoient de force entre eux; et là, comme Suzanne entre les deux vieillards, la pauvre Déborah étoit contrainte de subir leurs dialogues infâmes, leurs baisers et leurs attouchements.
Après une semaine et plus de tortures et d’affronts, de froid, de faim et d’insomnie; après avoir traversé la France dans presque toute sa longueur, enfin elle arriva à Antibes, άντὶπολις, άντὶϐιος, la vieille colonie marseilloise, assise à l’extrémité de la Provence, au pied des Alpes maritimes, sur le beau rivage de la mer de Ligurie.
Le carrosse traversa la ville en grande hâte, et se rendit sur le rivage. A la simple exhibition de leur mandat, le capitaine du port mit à la disposition de nos deux agents de police quelques rameurs et une barque où Déborah fut contrainte de prendre place. Lorsqu’elle vit s’éloigner les rives de Provence, une vive inquiétude la saisit: elle ne pouvoit s’expliquer ce qu’enfin elle alloit devenir. Comme il n’étoit pas présumable que dans une embarcation si frêle et sans vivres, on pût faire un assez long trajet pour l’exporter jusque dans une terre étrangère, il lui vint naturellement en l’esprit qu’on alloit la noyer au large. Résignée, elle attendoit le moment avec calme, mesurant du regard l’étendue de son linceul; mais, après avoir traversé le golfe de Juan et atteint le cap de Croisette, tout-à-coup sa destinée s’expliqua: elle étoit face à face avec une forteresse qui s’élançoit d’une corbeille de verdure et se dessinoit carrément sur le bleu de ciel. La barque voguoit droit; elle atteignit bientôt au pied de ce château-fort une petite baie où se trouvoient mouillées quelques barques de pêcheurs de corail.
Là, ils prirent terre. Le pont-levis se baissa, on introduisit les deux exempts auprès du gouverneur, et aussitôt un guichetier emmena Déborah dans un cachot qui attendoit sa proie, comme une gueule vide.
C’étoit un cabanon de pierre nue. Dans un coin il y avoit un châlit, sur ce châlit il y avoit un sac de paille et une couverture de laine, couleur d’ocre, trouée comme un crible. Dans un autre coin gisoient consternées une table à jambes torses, et deux chaises de bois semblables à une boîte à sel. Percés et ruinés, ces meubles tomboient du haut-mal, et pour peu qu’on les ébranlât ils répandoient autour d’eux une poussière jaunâtre, comme des étamines de maïs. Une petite fenêtre placée très-haut, fermée par un châssis et des barreaux de fer éclairoit foiblement cet affreux intérieur: Déborah traîna la table tout auprès, et monta dessus pour regarder d’où venoit ce jour.
La vue plongeoit au loin, elle étoit grandiose, mais morne; on ne voyoit que deux ciels ou deux mers, car le ciel est l’image de la mer, car la mer est l’image du ciel.