Madame Putiphar, vol 1 e 2
LIVRE TROISIÈME.
XXXII.
Revenue de son évanouissement, Déborah avoit été transportée en son appartement.
Elle exigea qu’on la laissât seule, pour trancher court à ces insipides consolations, que peuvent prodiguer des personnes étrangères, consolations aussi banales que les salutations consacrées par la politesse; et elle refusa, malgré toutes sollicitations, les soins d’une garde, pour éloigner d’elle un témoin auquel il auroit fallu qu’elle donnât sa douleur en spectacle, si sa présence ne l’avoit comprimée péniblement.
Elle passa toute la nuit dans un trouble voisin de la folie, accusant de ses malheurs le monde, la Providence, le Destin; leur adressant tour à tour d’amers reproches, les maudissant; et quand elle avoit bien promené sa colère du Ciel à la terre, des hommes à Dieu, elle la tournoit contre elle-même, et faisoit retomber un à un sur sa tête les blasphêmes qu’elle avoit proférés. Elle regrettoit d’avoir reçu l’existence, d’être entrée dans la vie; elle invoquoit la mort. Par un mouvement naturel dans le désespoir, elle se heurtoit le front comme pour le briser, et en laisser échapper les pensées horribles qui s’y entrechoquoient, et elle se frappoit la poitrine comme un prisonnier frappe le mur de son cachot, pour la briser et ouvrir un passage à son âme captive, révoltée contre le corps qui la forçoit à la vie.
Une fois même, dans un paroxysme de délire, elle ouvrit une fenêtre pour s’y précipiter; mais un tressaillement dans ses entrailles lui ayant rappelé subitement qu’elle étoit mère, elle avoit ressenti une profonde horreur de son action, et étoit revenue se jeter sur son lit trempé de larmes.
Toutefois elle se disoit:—Mon fils me saura-t-il gré dans l’avenir du sacrifice que je lui fais aujourd’hui. Après tout, est-ce un don si désirable que l’existence? ne me maudira-t-il pas de lui avoir donné ce jour qu’il ne m’a pas demandé, et pourtant qu’il seroit un crime de lui ravir? et ne me dira-t-il pas, comme je dirois à ma pauvre mère, pourquoi plutôt ne m’avez-vous pas étouffée dans votre sein?
Sur le matin, accablée de lassitude, elle étoit dans un léger assoupissement, quand le bruit de sa sonnette agitée avec force vint l’arracher à ce repos. Craignant que ce ne fût quelque importun personnage; d’ailleurs, étant dans un désordre et dans une absorption d’idées à ne pouvoir faire même le moins faux accueil, elle hésita à ouvrir; mais la pensée, tout absurde qu’elle lui sembloit, que ce pourroit être Patrick sauvé de la mort, lui fit surmonter cette répugnance, et lui donna assez de force pour se traîner jusques à la porte.
Son étonnement fut grand de trouver là Fitz-Harris.
—Quoi! c’est vous, misérable! lui cria-t-elle. Venez-vous chercher encore une victime? Vous n’entrerez pas!...
Elle voulut alors refermer la porte; mais Fitz-Harris plaça son corps dans l’ouverture et l’en empêcha.
—Madame, par pitié ne me chassez pas ainsi!... je suis condamné à quitter la France, je pars; mais avant je viens dire à Patrick, mon vieil et véritable ami, un adieu, peut-être éternel! je viens, le cœur plein de honte, de remords et de reconnoissance, lui embrasser au moins les pieds, lui demander une dernière fois pardon de tout le mal que je lui ai fait, et le remercier de tout le bien qu’il m’a fait en échange. Je lui dois la vie!
—Et lui vous doit la mort!... Fourbe, c’est cela, outragez-moi dans ma douleur! Tournez à plaisir le fer dans ma plaie!... Quel raffinement de barbarie! venir à l’épouse demander à saluer son époux qu’on a tué: car assurément vous en étiez, vous, digne ami, de ceux qui l’ont égorgé?
—Patrick assassiné!... que dites-vous?... O mon Dieu!...
—Lâche, tu joues bien la surprise; tu ne le savois pas, n’est-ce pas, misérable hypocrite, que tu l’as tué, toi ou les tiens, hier, sous mes fenêtres!—Mais tu vas bien toi, tu n’as pas de blessures; ce n’est donc pas dans ton sang qu’il a teint son épée que voici? Ah! pourquoi plutôt ne te perça-t-elle pas au travers de ton cœur perfide!
Fitz-Harris, dès ces premiers mots qui lui confirmoient la mort de Patrick, avoit ressenti une violente commotion; ses jambes avoient fléchi sous lui, et presque en défaillance il étoit tombé à genoux.
La tête abattue sur sa poitrine, il demeura quelque temps silencieux; puis, la relevant et fixant sur Déborah un regard attendri, il lui dit avec un léger accent de reproche:—Je sais que j’ai été très-coupable envers votre époux, madame; que j’ai été mauvais ami, mauvais frère; que j’ai appelé sur lui la dérision et le malheur. Il est vrai que je l’ai trahi, lui si bon et si loyal.—Ma perfidie m’a fait connoître l’étendue de sa générosité! Oh! si du mal que je lui ai fait vous saviez quel remords va sans cesse me déchirant!... Je sens que je porte avec moi un regret qui empoisonne ma vie dans sa source et qui sans doute avant peu la tarira!—Il est vrai que, poussé par mon instinct envieux, j’ai été traître, bassement traître; mais est-ce une raison, madame, pour me charger de son meurtre? Du méchant à l’assassin n’y a-t-il pas quelques degrés?...
Moi, ton meurtrier, Patrick! horreur!... Oh! le ciel m’est témoin que je n’avois autre désir que de racheter ma conduite passée envers toi, que d’expier ma trahison par toute ma vie!
Pauvre ami, je ne te reverrai donc plus! Quoi! je t’ai perdu sans que tu m’aies accordé un solemnel pardon! Mais du haut du Ciel, comme de la terre, tu peux me pardonner, et je t’implorerai si bien que tu m’exauceras!...
Il y a de ces cris du cœur, de ces accents de vérité auxquels on ne peut être trompé, parce qu’ils ne sauroient être contrefaits: aussi, Déborah sentit-elle à ces paroles prononcées avec effusion qu’elle étoit allée trop loin dans sa colère contre Fitz-Harris, et lui dit-elle avec plus de modération:—J’en conviens, monsieur, j’ai mis sans doute trop de véhémence dans mes suppositions; mais vos actions antérieures n’y avoient-elles pas donné lieu, et ne les justifient-elles pas? L’assassin n’est pas celui-là seul qui se sert d’un poignard ou qui frappe le coup; et dans l’horrible catastrophe qui vient de me ravir mon époux, votre noirceur à son égard n’a certainement pas été sans influence.
Fitz-Harris fit alors quelques questions sur la mort de Patrick; mais Déborah n’y répondit point.
—Pourquoi faut-il, madame, que je sois proscrit à cette heure, et que je ne puisse, dans cette pénible circonstance où vous restez tout à fait isolée sur une terre étrangère, peut-être même environnée d’ennemis, vous offrir ce que tout homme peut et doit offrir à une femme: appui et défense! Cependant, dans ma disgrâce, si vous aviez le désir de quitter la France, je pourrois, ce me semble, vous rendre quelques services; je serois heureux et glorieux que vous daignassiez les accepter.
Je retourne en Irlande; votre intention seroit-elle d’y retourner aussi? Je pourrois vous accompagner durant le voyage, et vous épargner touts les soins matériels, et surtout toutes les positions désagréables où se trouve quelquefois en pareil cas une jeune et belle personne comme vous.
Souhaiteriez-vous de vous retirer ailleurs? Pour vous je renoncerois avec joie à revoir ma patrie; je vous suivrois n’importe en quel lieu pour vous plaire; je m’attacherois à vos pas, à votre destinée!... Tout mon orgueil et toute ma félicité seroient d’être votre esclave humble et obéissant!...
Disposez de moi, je me livre à vous en expiation.
—Je l’avoue, il me seroit doux, abandonnée, esseulée comme je le suis, d’avoir un ami qui m’aideroit à me retirer de l’abyme où me voici plongée; j’avoue que cet ami me seroit bien agréable, ayant le projet de me rendre à Genève pour soustraire à la rage des ennemis de Patrick, qui sont les miens, moi et l’enfant que je porte. Dieu veuille que ce soit un fils, et qu’il soit le vengeur de son père! Mais je ne puis rien accepter de vous, que j’abhorre. Toute relation avec vous seroit criminelle.
Portez ailleurs votre perfidie. Je vous défens formellement, en quel temps et en quel lieu que ce puisse être, de vous représenter devant moi, et de me souiller de votre voix et de votre regard.
—Au nom de Dieu, madame, soyez plus humaine! Jetez un voile épais sur mon passé, dont je gémirai secrètement toute ma vie! Acceptez sans scrupule mon dévouement; ne m’ôtez pas ce seul moyen en mon pouvoir de réparer mes torts si grands envers vous.
—J’ai dit; je n’en ferai rien; ne vous obstinez point; partez, vous avez toute mon exécration!
—O mylady, que vous êtes loin d’avoir la générosité de votre époux!
—Je ne pardonne jamais.
—Au nom du ciel, mylady, pardonnez-moi. Pardonnez une faute dont je suis repentant! Ne me laissez pas partir chargé de votre ressentiment. Grâce! grâce!
—Non, jamais!... Si j’étois homme, je vous frapperois de cet épée; je suis femme, je n’ai que les armes des vieillards; je vous maudis!... Sortez!... Abomination sur vous!
—Mêler aux remords qui me rongent, mylady, votre malédiction, c’est me tuer!... Vous répondrez de ma vie devant Dieu.