Madame Putiphar, vol 1 e 2
XXX.
Après avoir pleuré amèrement sur le corps de son fils, Déborah le fit porter dans le cénotaphe de la pelouse. Hélas! en le voyant s’agenouiller sur ce marbre destiné à recevoir la dépouille de son père, car chaque jour Vengeance y venoit prier, qui eût dit que le pauvre enfant s’agenouilloit sur sa propre tombe? Comme elle avoit pleuré assidûment sur le corps, Déborah pleura d’abord assidûment sur le sépulchre; puis sa douleur, s’étant peu à peu creusé un lit profond et resserré, cessa de se répandre, et ne coula plus que silencieusement sous des aulnes touffus, sous des fourrés de ronces et de joncs, dans le secret et le mystère.—Mais pour être devenu plus intérieur, plus intime, le chagrin de cette femme infortunée ne perdit rien de sa réalité ni de sa violence. La perte qu’elle avoit faite n’avoit pas de mesure. Elle étoit du nombre de celles qui jamais ne s’effacent. Le temps n’y pouvoit suppléer. Le monde, cette triste cité de gents qui ne sont plus et de gents qui doivent cesser d’être, avec sa mémoire courte et sa tête éventée et bruyante, n’y avoit que faire. Qu’avoit d’ailleurs de commun le monde avec ce cloître, avec ce refuge d’une grande douleur! C’est à peine si son bourdonnement y parvenoit jusques au pied des murailles.
C’en étoit fait! la vie de la pauvre veuve étoit détruite une seconde fois, détruite sans retour. Son dernier espoir étoit brisé net. Même en image le bonheur le plus vague et le plus lointain ne pouvoit désormais s’offrir à ses regards affoiblis. De quelle main eût-elle pu alors essuyer ses larmes? De quel côté se fût-elle penchée sans trouver un abyme?... Bien qu’elle parût encore appartenir en quelque sorte à la vie, et n’avoir pas encore achevé tout-à-fait sa carrière, bien qu’un fossoyeur ne l’eût point encore descendue dans la fosse, elle n’en habitoit pas moins sous la terre avec ses deux morts. Elle étoit morte, morte avec ceux qu’elle aimoit, avec ceux qu’elle avoit aimés, morte avec Patrick et Vengeance, avec son époux et son fils, morte et clouée dans le même cercueil!
Dans les jours qui suivirent le fatal événement, du fond de sa douleur, Déborah fit faire avec énergie les plus vives et les plus habiles recherches pour découvrir l’assassin cruel qui avoit frappé son enfant. Mais ces instances furent aussi vaines, aussi stériles que celles qu’autrefois elle avoit faites à l’égard de Patrick. Les ténèbres qui planoient sur la fin incertaine du père planèrent sur la fin tragique du fils.—Il étoit donc écrit, murmuroit tout bas Déborah dans son cœur, que ces deux âmes me seroient enlevées par un bras plus invisible que le vent qui passe et emporte la feuille! et que je n’aurois pas même la satisfaction d’avoir un ennemi palpable sur lequel je pusse déposer ma colère et ma haine!... Comme quelques heures à peine séparoient l’instant du meurtre de Vengeance des révélations qu’il avoit arrachées à sa mère sur le passé et sur la source de leurs maux, Déborah ne put douter un seul instant (il s’étoit montré en cette dernière occasion si téméraire et si terrible) qu’il fût allé se commettre avec quelqu’un de leurs persécuteurs; et de ce nombre il n’avoit guère pu compter que M. de Villepastour ou les héritiers de Pharaon ou madame Putiphar. Villepastour surtout réunissoit sur sa tête les plus raisonnables suspicions. C’étoit avec lui que la chose étoit le moins inadmissible. Aussi fut-ce surtout autour de lui et contre lui que furent pratiquées les poursuites les plus suivies. Mais il fut impossible, quelque ténacité qu’on y voulût mettre, de ramasser une preuve un peu valable. Icolm-Kill n’en vint pas moins trouver cet homme, afin de sonder sous ses pieds le terrain, afin de confronter sa conviction avec la face malheureusement trop habile du vieux courtisan.
Quand le fidèle intendant demanda au marquis s’il n’avoit point vu un tout jeune homme, de telle et telle sorte, qui peut-être étoit venu lui chercher une folle querelle, la marquise, qui se trouvoit là, assise à son clavecin, dans le salon, tomba doucement évanouie; mais Villepastour répondit avec assurance qu’il ne savoit ce qu’on vouloit dire. Puis, se remembrant tout-à-coup le personnage, il l’éconduisit brusquement.—Vous vîntes, il y a quinze ans, monsieur, lui dit-il, je vous remets parfaitement, me réclamer un nommé Patrick chassé des mousquetaires; aujourd’hui c’est d’un enfant que vous venez me demander compte! Où voulez-vous en arriver, monsieur?... Je ne comprends pas le métier que vous faites!
Icolm-Kill fut encore obligé cette fois de dévorer sa colère et de baisser le front.—N’ayant aucune certitude acquise de ce qu’il soupçonnoit, il n’osa point éclater. Pour condamner sur une simple apparence, il manqua de courage, il ne fut pas un juge assez terrible.
Quelquefois Déborah s’accusoit tout d’un coup de la mort prématurée de Vengeance. Dans sa douleur elle vouloit assumer sur elle cette perte.—Pourquoi, pensoit-elle, développai-je dans ce jeune esprit les qualités si dangereuses de l’audace et de l’honneur! Hélas! si j’en avois fait une brebis, il seroit encore à mes côtés, il seroit encore là sous mes caresses!... Le sens de ma vie est maintenant à jamais effacé! C’est moi, moi insensée, qui lui ai mis le couteau à la main,... moi qui l’envoyai à la boucherie!!! Oh! pourquoi, cœur foible et imbécile, cédai-je à des prières qui auroient dû seulement me remplir d’épouvante!...—Puis, revenant aussitôt à la vérité de son caractère et à sa mâle vertu:—Non! non! s’écrioit-elle, tu as bien fait, Vengeance. La fortune a trahi ton courage: la fortune a eu tort, mais non pas toi! Va! je suis tranquille, tu as dû mourir comme un brave! Va! je suis sans regret, parce que tu es mort assez tôt pour mourir sans souillure, sans avoir trempé dans la boue de ce monde! Ta mort m’a perdue; ta mort m’emporte la vie! Je succomberai sous ma peine, mais ma peine est glorieuse, n’importe!... Il ne sera pas dit du moins que de mon flanc est sortie une race de lâches.