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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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XV.

Nous avons laissé Déborah et Vengeance, une courageuse mère et son enfant échappés de l’esclavage, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, échappés à la hache du traître Golo, avec Icolm-Kill l’aventurier et ses compagnons, faisant force de voile sur le sloop. Après un séjour de près d’un mois aux îles Baléares, après bien des bonnes et des mauvaises fortunes de mer, qui, seules, pourroient donner matière à un livre plus gros et peut-être d’un intérêt plus palpitant que celui-ci, mais sur lesquelles, n’entendant rien aux choses maritimes, nous garderons un modeste silence, la vigie, ayant enfin reconnu la plage d’Irlande, cria trois fois: terre! Et, de même qu’en quittant Lerins, dès qu’au soleil levant elle avoit eu crié trois fois: soleil! les matelots, tête nue, entonnèrent l’hymne à la patrie; mais cette fois ils le chantèrent d’un air triste et presque à voix basse. On n’étoit plus sous un ciel étranger et libre: on étoit sous le ciel natal, en proie à l’étranger. L’esclave étoit rentré sous le fouet du maître.

Sir John Chatsworth reçut Déborah avec une vive satisfaction. Il avoit peu compté sur le succès de l’entreprise, malgré toute l’habileté et toute l’audace qu’il avoit bien voulu lui-même reconnoître à Icolm-Kill. Sir John Chatsworth n’étoit pas un homme de poésie et d’aventure. Ce qu’on appelle le sort, le hasard, la providence, sonnoit à son oreille comme une parole vide. Les choses ne lui sembloient pas faciles et prospères; il ne voyoit pas en beau comme on dit; le présent, quelque triste et quelque mauvais qu’il pût être, à ses yeux étoit bien; l’avenir n’étoit qu’une brume épaisse au-dessus d’un abyme. Chez lui, point d’espérance, point d’espoir, jamais! mais aussi point de déception.

Ce qui causa surtout l’admiration de M. Chatsworth, c’étoit le changement magnifique qui s’étoit fait dans la personne de sa pupille. De la jeune et folâtre enfant qu’il avoit vue à Limerick pour la dernière fois, peu de mois avant la mort de sir Francis Meadowbanks, son grand-père, le temps et le malheur avoient fait une grande et belle dame sérieuse. Plusieurs fois M. Chatsworth revint avec éloge sur ce changement. Déborah, comme on le devine bien, appela à elle les mots les plus suaves pour remercier son tuteur dans toute l’étendue de sa reconnoissance sincère et profonde, et elle lui prodigua les marques d’une affection si bonne et si vraie, que l’âme aguerrie de l’homme de loi ne se put défendre maintes fois de quelque émotion. Son arrivée répandit un peu de joie dans la maison de sir John, et lui donna, pendant quelques jours, presque un air de fête; mais comme cette joie étoit sévère, mais comme cet air de fête étoit grave, car la maison de sir John étoit une de ces maisons angloises où règnent la règle et l’austérité, cela ne déparoit pas la mélancolie séduisante que professoit la jeune infortunée, et qui convenoit au deuil de son cœur. Sir John crut devoir à ses amis de leur ouvrir les portes de ses salons pour qu’ils vinssent déposer leurs hommages aux pieds de sa pupille. Il donna plusieurs repas, il tint plusieurs cercles où Déborah, si c’eût été possible, se fût dispensée de paroître, mais où elle brilla dans tout son éclat. Les infortunes et le courage de cette belle prisonnière d’État excitoient les plus vives sympathies et ajoutoient un charme secret et irrésistible à ses charmes naturels. Les premiers temps de son retour s’écoulèrent ainsi quelquefois dans le trouble du monde, mais le plus souvent dans l’échange paisible des plus aimables témoignages d’amitiés et de gratitude, et dans la confidence et le récit du passé.

Déborah apprit alors que lord Cockermouth, son père, n’habitoit plus l’Irlande. Sans doute, sa disparition, qui avoit détruit le bon effet qu’il s’étoit promis du jugement de Tralée, qui pourtant lui avoit coûté gros, l’avoit déterminé à prendre ce parti. Il n’étoit retourné à son manoir de Killarney que pour le vendre à la hâte avant de passer à Londres, où, depuis la mort de sa femme, quelques-uns de ses anciens compagnons de table le sollicitoient de venir habiter; car, depuis qu’Anna Meadowbanks lui manquoit, il nourrissoit dans quelque coin inconnu de son cœur un chagrin assez véritable, et des regrets qui souvent, malgré lui, avoient transpiré jusque dans sa correspondance. Au fond de tout, lord Cockermouth n’avoit pas été sans quelque affection pour sa femme et pour sa fille. S’il avoit fait souffrir sa femme, ce n’étoit pas qu’il se fût donné à tâche le martyre de cette douce créature. Il ne s’étoit pas dit: Je vais être méchant avec elle, je vais payer d’ingratitude sa tendresse, son dévouement, sa résignation; elle avoit eu une vie triste et pénible, par cela seul qu’on l’avoit mise en contact avec un être lourd, grossier, brutal, et que sa nature délicate et choisie avoit été forcée de subir les lois d’un maître implacable et médiocre qu’elle n’avoit pas rêvé. Par convenance de famille, la tourterelle avoit été accouplée à un bœuf, et condamnée à tracer un sillon.—Si lord Cockermouth avoit fait souffrir Déborah, sa fille, ce n’étoit pas non plus qu’il fût pour elle dénué de toute espèce de tendresse et d’attachement: c’étoit à cause de Patrick. Malgré sa rustique enveloppe et ses mœurs triviales, ce lord, comme nous l’avons dit quelque part autrefois, entretenoit la morgue la plus fière et les plus hautes prétentions aristocratiques. Un sentiment mal digéré, mais inaltérable, de l’honneur de sa maison et de son sang, vivoit en lui, et ce sentiment vivace ne lui avoit pas permis de transiger en faveur des liaisons de sa fille. La seule pensée que le fils d’un bouvier, d’un laboureur, pût être l’ami et peut-être l’amant et l’époux de Déborah, le révoltoit, et allumoit en lui une indignation, une colère pleine d’une noble passion, comme on a pu le remarquer, à laquelle le caractère ordinaire de cet homme n’eût pas donné lieu de s’attendre. Il avoit fallu vraiment qu’il vît la chose bien en mal, que la tache dont son blason étoit menacé lui eût semblé bien inévitable et bien énorme, pour qu’il en fût venu à prêter les mains, sinon à commander l’attentat manqué sur Patrick dans le sentier creux de Killarney; car ce bourru à l’âme dure, qui profitoit volontiers des droits de la guerre, avoit toujours répugné à l’injustice; et une fois cette première injustice commise, une fois compromis par cette triste affaire, il s’étoit vu, sans doute, lui soigneux de la gloire de sa maison et de son honneur, entraîné, pour sortir de ce pas cruel, tout en pesant bien dans son cœur ce que valoit cette mauvaise action, à provoquer ou plutôt à acheter le jugement des juges de Tralée, qui avoit déclaré Patrick l’assassin absent de Déborah. Oui, à travers tout cela, il faut bien le reconnoître, lord Cockermouth avoit eu une affection assez réelle pour Déborah, et le grand trouble dans lequel il étoit tombé, lors de son retour dans la salle du festin, trouble allant jusqu’au délire, qui lui avoit fait jouer un rôle si inconvenant par-devant ses convives, qui lui avoit fait dégainer si inconsidérément son épée encore toute sanglante, avoit eu sa plus grande source dans la profonde douleur qui l’avoit saisi intérieurement à la vue de sa fille si horriblement mutilée par Chris, cet imbécille assassin. Après ce coup pitoyable pour la rendre à la vie, pour faire disparoître ses blessures, il lui avoit fait donner avec joie, les soins les plus affectueux; et si, à peine convalescente, il l’avoit emmenée aux Assises de Tralée, c’est qu’une nécessité impérieuse, à ses yeux, ne l’avoit pas laissé libre en ce cas.

Soit que les bâtiments du château, pour la plupart de la plus vieille date, eussent besoin de réparations trop considérables, soit que, par une sorte de superstition, personne n’eût voulu venir habiter ce lieu maudit, comme on le regardoit, après un phantôme, un serviteur de Satan: car le bruit public, qui noircit et grossit tout, avoit fait tout cela et pis que cela du vieux commodore, lord comte Cockermouth n’avoit pu trouver un acquéreur; mais comme il s’étoit avancé, plutôt que d’en avoir le démenti, il avoit morcelé son beau domaine, et l’avoit livré pièce à pièce aux campagnards circonvoisins. Des fermiers avoient acheté, comme matériaux, la demeure seigneuriale, et l’avoient démolie, et en avoient extrait les pierres pour bâtir des murs autour de leurs clos. Quelques salles basses avoient été seules respectées, et servoient de granges et d’étables; aujourd’hui, c’est à peine si l’on en trouveroit quelques vestiges, et si, au fond de quelque hutte, on trouveroit encore quelque vieillard qui ait gardé mémoire des Cockermouth. Ainsi finit ce castel, qui étoit là debout depuis tant de siècles, qu’il n’avoit plus d’âge, comme les vieux chênes de la forêt. Ainsi finit Cockermouth-Castle, comme finissent autour de nous tant de monuments, tant de ces belles horloges de pierre, qui semblent placées là pour compter les générations qui s’écoulent, comme un cadran compte les heures écoulées. Ainsi finit Cockermouth-Castle, ainsi finissent les plus saintes et les plus belles choses, sous la faulx du temps et sous la faulx de l’homme: c’est le sort commun. L’épée du conquérant s’en va à la ferraille; le manoir, dont les tours escaladoient le ciel, est rasé à hauteur d’homme; l’âne brait dans la salle du thrône, et le sépulcre royal, à demi enterré, n’est plus qu’une auge à porcs.

Un jour, Déborah étoit seule au salon; assise près de la cheminée elle lisoit, et Vengeance jouoit et se rouloit à ses pieds sur une peau de léopard. M. Chatsworth entra, fit glisser un siége sur le parquet, et vint se placer à côté d’elle. Déborah ferma son livre par respect et s’inclina, et M. Chatsworth lui prit la main, la serra affectueusement et lui dit:—Depuis long-temps, madame, votre tuteur avoit quelque chose à vous dire dans le secret; mais, ne voulant rien brusquer, au lieu de provoquer une occasion favorable, il a attendu patiemment que cette occasion se présentât. Le temps et le lieu sont convenables; écoutez-moi:—Me croyez-vous votre ami?—En puis-je douter, monsieur.—Me croyez-vous assez votre ami pour n’avoir rien tant à cœur que l’intérêt de votre bien et de votre gloire?—Oui, monsieur.—C’est que, voyez-vous, j’ai à toucher à des choses bien délicates, madame, auxquelles nul au monde n’auroit le droit de toucher, à moins qu’il ne fût ce que je suis pour vous, et que vous n’ayez la foi en lui que vous daignez avoir en moi. Vous avez là, à vos pieds, un bel enfant, madame, que j’aime comme je vous aime, croyez-le bien, et pour qui je suis prêt à faire ce que je ferois pour vous; eh bien, votre ami va vous dire une parole cruelle: il faut que ce bel enfant soit éloigné de vous, il faut que cet enfant disparoisse.—Eh! qui veut cela?—Le monde, madame.—Le monde!...—Le monde et votre honneur, madame.—Le monde et mon honneur!... je ne comprends pas.—Le monde a des lois et l’honneur est sévère, madame; et le monde et votre honneur, et votre avenir, exigent de vous ce sacrifice. A ces mots, Déborah tomba à genoux auprès de son enfant, et, le serrant contre son sein, elle le couvrit de baisers et de larmes.—Toi, mon Vengeance, toi, mon Patrick, mon fils, mon bien, mon âme, t’abandonner! Oh! non, jamais! s’écrioit-elle.—Il faut que cet enfant soit éloigné de vous, madame; mais je ne dis pas qu’il faille qu’il soit perdu pour vous.—Je comprends bien, monsieur.—La naissance et l’existence de cet enfant est chose tout-à-fait ignorée. Depuis votre arrivée j’ai fait en sorte, sans vous en donner le motif, que cet enfant fût tenu à l’écart; ne divulguons pas ce que le Ciel, dans sa bienveillance, a voilé; confiez-moi ce doux être, je le ferai élever dans l’ombre d’abord, puis je le ramènerai près de moi, et je le soignerai, et je veillerai sur lui, et je le chérirai comme mon propre sang. Il passera pour l’enfant d’un parent à moi, éloigné et pauvre, ou pour un orphelin, un adoptif.—Votre offre est grande et généreuse, sir John, et je vous en rends grâce; mais je sens là qu’il y a en moi quelque chose d’énorme, d’inexplicable, qui repousse la pensée seule de ce moyen, et qui ne me permettra jamais de m’y prêter. Cela, j’en conviens, pourroit sauver les dehors; ce qui se paie d’apparences pourroit être satisfait; mais mon cœur ne le seroit pas, mais cela ne me sauveroit pas du remords.—Vous voyez mal, mylady; une faute, et c’en est une, peut donner du remords; mais on n’a pas de remords pour avoir effacé une faute.—Une faute! mais de quoi parlez-vous? Je n’ai pas commis de faute. Mais que voulez-vous dire?... J’avois un époux de mon choix, un ami, un amant, je l’aimois, et voilà le fruit de notre amour, fruit que j’aime! et ce que j’ai fait je l’ai voulu, et je ne saurois vouloir une faute: il n’y a rien à effacer, monsieur.—En prenant les choses d’en haut, ma bonne amie, il se peut que devant la nature il n’y ai pas de faute; mais nous ne sommes pas ici au bord du fleuve Saint-Laurent, et c’est une faute devant les hommes?.—Devant les hommes? pitié! Oh! qu’ils ont bien mon mépris ceux-là!... J’ai à me louer d’eux, en effet, je dois les ménager. Non, non, mon fils, non, non, mon Vengeance, je ne te renierai pas! tu ne seras pas sans mère! tu ne m’appelleras pas madame! je ne ferai pas la vierge à tes dépens!... N’insistez pas, ô mon tuteur; vous me faites souffrir horriblement! Je suis sa mère, sa mère, sa mère, et ne veux être que ça! Je ne suis pas en quête d’un nouvelle alliance; qu’on me laisse pour ce que je suis, comme je laisse les autres. C’est fini! je suis à mon fils, et je pleure Patrick, et voilà tout!... Vous êtes bon, sir John, je vous aime; mais brisons là-dessus; vous êtes un homme régulier, et je suis une folle! vous êtes un archonte, et je ne suis qu’une pauvre Sapho.

Sir John ému, attendri jusqu’aux larmes, pressa contre son cœur la mère et l’enfant, Geneviève de Brabant et son fils Bénoni, et leur dit: Cela peut blesser mes sentiments, cela peut froisser un coin de mon âme; mais cela ne vous ôte ni mon amitié ni mon dévouement; à la vie, à la mort, je suis à vous; faisons la paix; baise-moi, pauvre enfant! embrassez-moi, pauvre femme!

Et depuis, l’honnête sir John Chatsworth, qui avoit à son service une noble intelligence, n’insista pas, ne toucha plus à rien dans ce sens. Là-dessus silence éternel.

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