Madame Putiphar, vol 1 e 2
XX.
La bienfaisance est la seule volupté de l’âme qui soit sans mélange.
Dans cette plénitude d’esprit, dans cette satisfaction douce qui rayonne dans le cœur après une bonne action, Patrick accourut à son retour apporter à Déborah la nouvelle de ses succès.—Il est sauvé! s’écria-t-il en se jetant dans ses bras; demain, j’aurai sa grâce, demain il sera libre!
Déborah partagea sincèrement sa joie. On est si heureux de voir ceux qu’on aime faire le bien; on est si sensible de leur sensibilité; on est si grand de leur grandeur.
Il n’en fut pas de même à la Compagnie: quand, au dîner, Patrick annonça qu’il avoit obtenu la liberté de Fitz-Harris, ces messieurs, tombés dans la stupéfaction, s’efforcèrent, à l’envi l’un de l’autre, d’en montrer du contentement; mais ce contentement étoit froid et guindé. Cette noble action faite par un homme qui leur prenoit de vive force leur estime, pour un homme qu’ils redoutoient, leur étoit profondément douloureuse; d’ailleurs elle leur reprochoit leur dureté et leur fainéantise.
Dans l’après-dîner, M. le marquis de Gave de Villepastour fit appeler Patrick. Il le reçut dans son bureau avec une froideur glaçante et lui parla d’un ton hautain et sec qu’il n’avoit pas coutume de prendre avec lui.
—Monsieur Fitz-Whyte, lui dit-il, depuis quelques jours il court dans la Compagnie des bruits infamants sur votre compte. La source de ces bruits est une lettre écrite du comté de Kerry à Fitz-Harris. J’en ai là une traduction, qu’il a bien voulu me faire.
En effet, Patrick reconnut l’écriture de son ami.
—Les faits sont flagrants. Vous avez vingt-quatre heures pour votre justification. Si dans ce temps vous ne vous êtes pas lavé de ces accusations ignominieuses, vous serez chassé des mousquetaires. Je ne saurois sans manquer au Roi laisser plus long-temps un malfaiteur parmi ses gardes-gentilshommes.
Voyons, qu’avez-vous à répondre?
—Rien. Je ne me suis jamais abaissé et je ne m’abaisserai jamais jusqu’à me laver d’une calomnie. La conduite de l’honnête homme est une permanente justification, et c’est la seule qui lui convient.
—Ainsi vous traitez de calomnie ces rapports?
—Ce ne sont point ces rapports que je traite de calomnie, mais c’est le jugement des juges de Tralée que je dis calomnieux. J’en appelle à Dieu, notre Seigneur.
—Comme il vous plaira; pour moi, je m’en rapporte à la justice des hommes.
—C’est-à-dire, monsieur, à la justice qui a condamné Marie-Stuart, Thomas Morus, Jane Grey, Enguerrand de Marigny, Jeanne d’Arc, Charles Ier et qui a crucifié Jésus.
—Assez; vous avez encore vingt-quatre heures.
Plongé dans une profonde tristesse, Patrick alla s’enfermer dans sa chambre. En son abattement, plein encore d’espoir en la bonté de Dieu,—qui souvent, pour éprouver la grandeur de leur foi, se plaît à frapper ses plus justes serviteurs,—bien loin de blasphémer, à peine osoit-il se plaindre de son sort. Il se résignoit; il songeoit à ceux accablés doublement de plaies d’âme et de corps, et remercioit Dieu, qui le ménageoit jusqu’en son affliction. Parfois, pourtant, le courage lui défailloit; et il versoit des torrents de larmes lorsque son esprit, assailli par les fantômes du souvenir, lui montroit dans le chemin de Killarney Déborah ensanglantée, expirante sous le fer de ses assassins, et lui dressoit sur le port de Tralée une potence rouge où pendoit son effigie. Il passa toute la nuit dans l’agitation, sans pouvoir goûter le plus léger sommeil: quand, affaissé par la fatigue, il se jetoit sur son lit, ses paupières demeuroient ouvertes et ses yeux fixes comme les yeux des oiseaux nocturnes; son sang bouilloit de fièvre comme s’il eût été emporté au loin par un cheval. Quand il se relevoit, il alloit à grands pas dans sa chambre, ouvroit sa fenêtre, s’agenouilloit et prioit la face tournée vers les cieux, promenant ses regards dans les étoiles. La prière de l’homme n’est jamais plus pure et plus douce que lorsque, sur la terre où il gémit, rien ne le sépare des cieux, où il aspire; que lorsqu’entre lui et le firmament, il n’y a rien que l’immensité.
Il lut aussi, pour tuer le temps, quelques Nuits d’un poème qui depuis peu venoit de s’élever tout à coup des brumes de la Tamise. Méditations lugubres sur la mort, le néant, l’Éternité, qui flattoient le marasme de son esprit.