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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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VII.

Deux ou trois fois par semaine M. le gouverneur réunissoit dans son salon touts les prisonniers, et leur donnoit des espèces de soirées, où l’on causoit et jouoit à la bassette et à l’hombre. Déborah s’y montroit rarement; elle n’y paroissoit que lorsqu’elle n’étoit point en disposition de tristesse. Le vrai chagrin ne veut point de distraction: il se renferme, il demeure face à face avec lui-même, et s’y complaît, comme une femme devant le miroir qui répète son image; tout autre que lui-même est laid, grimaçant et repoussant. Le chagrin, a-t-on dit, est pareil à ces verres d’optique qui, par un jeu étrange, bouleversent, rabougrissent ou prolongent les plus belles formes, et font une figure grotesque d’une admirable statue. Mais peut-être, au contraire, n’est-ce qu’un verre éclaircissant, qui nous découvre tel ce que l’éducation, les préventions, les illusions, le trouble des passions et l’orgueil nous présentent sous un jour faux.—Le chagrin pourroit être comparé à la balance de la Justice, si la balance de la Justice pesoit juste.

La forteresse ne recéloit alors que huit ou dix prisonniers. Parmi eux se trouvoient deux vieillards en pleine santé et en pleine raison, que leurs enfants, puissants en Cour, avoient fait interdire et enfermer comme aliénés, pour s’emparer et jouir de leurs biens par avancement d’hoirie.

Quoiqu’il manquât peu de chose au bien-être matériel de Déborah, elle étoit plus sombre et plus abattue que jamais. Elle étoit poursuivie de désirs étranges, elle aspiroit à un état autre et lointain; et comme elle étoit captive, elle se disoit:—C’est la liberté qui me manque. Mais ce besoin vague, l’homme le porte avec lui en tout temps et en touts lieux: libre ou captif, en deuil ou en joie, son âme est toujours troublée par ses élancements, vers un infini et un inconnu inexplicables. Est-ce l’oscillation de la flamme qui brûle en notre lampe d’argile, et qui s’essaye à remonter au foyer d’où elle a été distraite? Est-ce l’arrière-souvenance d’une vie meilleure et passée, ou le pressentiment d’une vie meilleure et future?... Celui qui le premier compara la vie à un voyage et l’homme à un pélerin, jeta une de ces grandes lueurs qui rarement s’échappent du génie humain, et qui, comme la foudre, étalent une nappe de lumière dans les ténèbres. L’homme en effet n’est-il pas comme le voyageur qui aspire toujours? mais à quoi aspire-t-il?... Pour certain, ce n’est pas au néant de la tombe.

La solitude dans laquelle vivoit Déborah exaltoit sa sensibilité, et dégageoit en elle ces vapeurs noires qui assaillent les femmes durant leurs gestations. La mémoire de ses maux soufferts ne désemparoit pas de son esprit, et son cœur étoit plein de remords et de regrets. Elle s’accusoit du trépas de sa mère et du trépas de Patrick. Il lui sembloit que leurs ombres erroient sans repos autour d’elle et la frôloient. Dans le grincement du verrouil de sa porte agitée, dans le bruit du vent, dans les pulsations des psoques et des psylles, qui frappent et percent les vieux meubles de leur tarière, elle croyoit entendre leurs pas ou des plaintes et des gémissements. M. de Cogolin venoit bien de temps à autre passer quelques loisirs auprès d’elle, mais sa conversation étoit si frivole, que Déborah y goûtoit peu de charmes et y puisoit peu de force. Dom Fiacre la visitoit aussi assez fréquemment; mais comme il la travailloit sans miséricorde de dogmes et de doctrines, il étoit plutôt importun qu’agréable, et jouoit plutôt le rôle d’un persécuteur que d’un saint paraclet. Pour les autres prisonniers, elle les fuyoit le plus possible. La vue de beaucoup de ces victimes, qui, comme elle, jeunes avoient passé la porte de cette forteresse, et dont les cheveux avoient blanchi sous ses voûtes, l’attristoit profondément, lui présageoit sa destinée; destinée contre laquelle tout ce que son âme avoit de puissance se roidissoit. Elle soutenoit rarement une conversation, ses réponses étoient brèves, et quelquefois même insensées. Son plaisir le plus vif étoit de se promener dans le jardin du gouverneur, de s’y promener seule, et dans la partie la plus sombre.

Il y avoit quatre mois que Déborah avoit été transférée à Sainte-Marguerite, quand elle accoucha d’un enfant mâle. Sa joie fut grande, et elle le nomma Vengeance. Ce nom fit trembler M. de Cogolin; et Dom Fiacre employa tout ce que ses moyens oratoires purent lui suggérer de persuasif pour faire substituer à ce nom impie le nom patronal d’un saint apôtre. Mais Déborah demeura inflexible.

La naissance de ce fils lui rendit toute son énergie et tout son courage. Dans les soins et les sollicitudes maternels elle trouvoit l’oubli de ses malheurs. C’étoit pour elle une grande consolation que d’être mère, et de voir revivre Patrick, dont cet enfant étoit déjà l’image; d’être tutrice d’une créature encore plus foible qu’elle-même; d’avoir une existence dépendante de la sienne, d’avoir une éducation à faire. Son avenir, qui lui apparoissoit vide, sombre et sans but, venoit tout-à-coup de se remplir. Elle avoit une tâche longue et douce, des travaux, des devoirs, une compagnie, toutes ses affections prises, toute sa vie occupée. Il lui sembloit qu’il pourroit être encore pour elle quelques félicités vraies, en se livrant au culte d’un souvenir vivant, mais pour cela il falloit s’arracher du cachot où elle étoit condamnée à languir et à mourir, il falloit qu’elle recouvrît sa liberté. Depuis long-temps c’étoit là ce qui la préoccupoit. L’heure de l’exécution lui paroissant enfin venue, elle écrivit cette lettre à son tuteur Sir John, Chatsworth, avocat à Dublin:

«Mon cher et honorable ami,

»J’ai besoin de vous, vous êtes mon seul refuge, ne me manquez pas, tout me manqueroit. Souvenez-vous avec plaisir de cette pauvre Debby, votre fille, comme vous l’appeliez et comme vous l’aimiez, dont les petits bras s’enlacèrent tant de fois à votre col, et que vous berçâtes tant de fois dans votre grande robe noire. Vous m’avez connue au berceau, vous m’avez chérie dès mon enfance; chérissez-moi toujours, chérissez-moi au moins encore une fois, je vous en prie au nom de ma malheureuse mère, je vous en prie au nom de son père, mon ayeul, qui vous portoit tant d’amitié. Il m’a placée sous votre protection, il m’a faite votre pupille, il vous a confié ma défense et mes biens, sauvez-moi, vous êtes maître de ma fortune et de ma vie.

» Lorsque je quittai l’Irlande, il y a dix mois environ, je vous adressai un mémoire de tout ce qui venoit de se passer dans ma famille, et des motifs qui me forçoient à m’expatrier; ce mémoire étoit triste, ce mémoire étoit déchirant, votre cœur bon en a été très-affecté sans doute; je vous demande pardon du chagrin que je vous ai fait. Je croyois que l’exil alloit mettre fin à mes souffrances, et me donner le bonheur dont mon âme étoit avide, parce quelle avoit avec qui le partager. Je croyois trouver en France liberté et hospitalité!... Hélas! jamais déception fut-elle plus grande que la mienne! Que n’allai-je plutôt me jeter dans le désert de Barca!... Vous trouverez ci-inclus un nouveau mémoire, exact et vrai, de tout ce qui m’est advenu depuis ma fuite sur le Continent. Le premier étoit déchirant, celui-ci est affreux! Si votre cœur répugne aux tableaux sombres, si l’injustice vous fait mal, prenez-le, lacérez-le, jetez-le au feu.... Alors qu’il vous suffise de savoir qu’aujourd’hui je suis emprisonnée dans une bastille d’État, d’où je ne dois plus sortir que sur l’épaule d’un fossoyeur. Mais avec votre secours et votre aide, cela ne sera pas. J’ai longuement mûri des projets d’évasion, voici le plus sûr et le plus simple, auquel je m’arrête. Il coûtera sans doute des sommes considérables; allez, que ceci ne vous ralentisse point, Dieu merci, j’ai assez de richesses, et depuis trois jours je suis majeure.

(Ici se trouvoit un plan de fuite très-hardi et parfaitement circonstancié.)

»Quoique toutes ces recommandations puissent vous sembler des minuties, qu’aucune ne soit négligée, le sort de l’entreprise en dépend.

»Je prends à ma charge touts les frais d’armement, d’équipage et de voyage. Si vous trouvez un sujet convenable, qui vous demande plus de vingt mille livres, donnez plus, n’hésitez pas. Je suis prête, s’il étoit nécessaire, à faire le sacrifice entier de mes biens, pour me tirer du lieu où je suis. Pour payer une vie, même la vie la plus infortunée, il n’y a pas de rançon trop chère.

»Tout cela va vous donner beaucoup d’ennui et de peine, mon bon tuteur, mais croyez bien que j’apprécie l’immensité du service que vous allez me rendre, service au-delà de toute reconnoissance. J’en conserverai à tout jamais une inaltérable gratitude, qui, jointe à l’affection dont mon cœur est possédé, fera de vous l’homme le plus aimé, comme vous êtes le plus digne de l’être.»

Quand Déborah eut achevé cette lettre, elle courut la porter à M. de Cogolin, que déjà très-adroitement elle avoit entretenu de son projet d’écrire à son tuteur, pour lui demander compte des biens que lui avoit légués son grand-père: projet qu’il avoit approuvé et encouragé de tout son cœur. Et elle la lui présenta toute ouverte, en le priant de vouloir bien en prendre connoissance, certaine à l’avance de son refus, par galanterie, par délicatesse, et surtout parce qu’il savoit à peine quelques mots d’anglois.

—Cachetez votre lettre, ma belle amie, je vous rends confiance pour confiance, lui dit-il, en lui prenant et lui baisant les mains, cachetez-la et remettez-la moi de suite, quelqu’un de mes gents va partir tout-à-l’heure pour Antibes, je l’en chargerai.

Déborah le remercia poliment, mais avec une extrême réserve, crainte de trahir tout ce qu’elle éprouvoit de joie de ce premier succès.

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