Madame Putiphar, vol 1 e 2
XIV.
Fitz-Harris ne savoit pas, le pauvre fou, ce que c’est que le cœur d’une femme blessée, et surtout le mauvais cœur d’une mauvaise femme blessée. Il s’étoit avisé de croire, le pauvre fou, que madame Putiphar ne seroit pas inexorable à son égard. Il s’étoit dit: ma supplique est si suppliante, elle se prosterne si bien à ses pieds, qu’il est impossible que son cœur, que le cœur d’une femme, de la femme la plus implacable même, n’en soit pas touché. Le pauvre fou! Aussi, comme nous l’avons vu, la réponse brève et féroce de la favorite expirante le frappa-t-elle, comme à l’improviste, d’un coup de poignard. Quant à Patrick, il avoit, lui, trop de sens et savoit trop bien son monde pour s’être leurré un seul instant d’un pareil espoir. Chez lui, le monosyllabe fatal n’apporta pas le plus léger dérangement. On eût dit, tant il se montroit peu désappointé, que sa bouche l’avoit proféré et que sa main l’avoit écrit.—Rien ne pouvoit ramener au calme et à la raison l’esprit égaré de Fitz-Harris: il demeuroit inconsolable. Il lui sembloit, quoi qu’on pût dire, que c’étoit fait de lui, que c’en étoit fait de sa liberté. Il lui sembloit, affreux pressentiment! que la porte du Donjon venoit de se murer; il lui sembloit qu’il venoit de contracter avec les pierres de son cachot, avec ses fers, un hymen indissoluble, un hymen éternel, ne devant rompre qu’à la mort.
La conduite de l’honnête M. de Guyonnet, honorable en général, fut on ne peut plus louable en cette occasion. Vivement affecté du grand chagrin de Fitz-Harris, il s’empressa d’unir ses soins aux soins fraternels de Patrick, pour l’ôter à sa désolation. Il n’est sorte de bonnes paroles qu’il n’ajoutât aux caresses et aux bonnes paroles que Patrick lui prodiguoit. Les promesses sembloient ne lui rien coûter, et cependant les promesses de M. de Guyonnet n’étoient pas vaines, il tenoit toujours plus qu’il n’avoit promis, sans compter qu’il promettoit moins encore qu’il ne faisoit spontanément. A partir de cette époque surtout, je ne sache pas que nos prisonniers aient jamais sollicité de lui quelque grâce qu’ils ne l’aient obtenue, ni qu’il fût une seule faveur dans le domaine de sa charge et de ses devoirs, dont il ne les ait fait jouir. Il alloit même quelquefois au-devant de leurs désirs, et passoit même à Fitz-Harris ses caprices d’enfant, comme l’eût fait un père dans sa foiblesse. Lorsqu’il avoit retiré nos deux victimes du premier cachot où elles avoient été ensevelies, pour hâter leur rétablissement il leur avoit accordé une heure, chaque jour, de promenade dans le jardin. Cette attention étoit rare et délicate; cependant il fit plus encore: il permit à Fitz-Harris, pour le distraire dans son abattement de se promener sur la plate-forme du Donjon, d’où l’on avoit la vue la plus étendue et la plus superbe. Quelquefois il le grondoit doucement; pour le rendre au courage il l’accusoit d’en manquer, et lui prouvoit, ou tout au moins s’efforçoit de lui prouver, que l’heure de désespérer n’étoit pas venue, que le refus de Madame Putiphar devoit être sans conséquence, puisque son règne étoit passé, et qu’il étoit impossible, quelque persévérante que fût sa haine, qu’elle lui survécût, et qu’elle étendît ses effets au-delà de la tombe.—Un jour, même, pour ces dernières raisons, il voulut engager Patrick à écrire à son tour à M. le lieutenant-général de police; mais Patrick n’en voulut rien faire.
Et il fit bien.
Qu’auroit-il obtenu? Par un mauvais charlatan en manière de magistrat, M. de Sartine, si toutefois, contre toute vraisemblance, cet homme eût dérogé jusque-là de lui répondre, il se seroit fait dire pour son compte:—Bien que madame Putiphar soit descendue dans la tombe, vous n’en devez pas moins expier jusqu’au bout l’outrage que vous avez fait au Roi en la personne de sa servante.—Puis, pour le compte de son ami, il se seroit fait appliquer sans doute ces tristes et honteuses paroles répétées depuis onze ans à un loyal gentilhomme courbé sous le poids des années et sous le poids de ses fers, qui s’éteignoit sous ces même voûtes, pour un crime tout semblable au crime de Fitz-Harris:—Ou vous êtes l’auteur des vers en question, ou vous connoissez celui qui les a faits; dans le second cas, votre silence opiniâtre vous rend aussi coupable: nommez-le, et vous êtes libre.—Fitz-Harris eût-il été capable d’un pareille indignité, qu’il lui auroit été aussi impossible de faire cette délation qu’à Pompignan de Mirabel: c’étoit le nom de ce vieillard.
La mort de madame Putiphar n’apporta pas, chose atroce, absurde, inouïe! le plus léger adoucissement au sort affreux des infortunés qui pourrissoient à cause d’elle, dans toutes les bastilles d’État. Pas un au Donjon ne secoua ses chaînes, pas un ne vit tomber ses verrouils, pas un, dis-je! ni le baron de Venac, capitaine au régiment de Picardie, qui depuis dix ans expioit le tort de lui avoir donné un avis, qui, tout en intéressant son existence, pouvoit aussi humilier son orgueil; ni le chevalier de la Rocheguerault, natif de la province de Galles en Angleterre, et arrêté dans Amsterdam, que depuis dix-sept années, ô mon Dieu! on détenoit dans cette sombre forteresse, parce qu’il avoit été soupçonné d’être l’auteur d’une brochure, la Voix des Persécutés, qui avoit déplu autrefois à madame la favorite; brochure que le malheureux ne connoissoit même pas; ni je ne sais plus quel certain gentilhomme de Montpellier, dont le nom m’échappe; ni vingt autres que je ne saurois même indiquer du doigt.... La tyrannie a des secrets impénétrables.
Combien Patrick dut-il se féliciter de ne s’être point laisser aller au conseil de M. de Guyonnet! Combien dut-il s’applaudir de son silence, quand, à quelque temps de là, il vint à apprendre, sans doute, la translation de la Bastille au Donjon, et l’étroite et cruelle réincarcération, par l’ordre de M. le lieutenant-général, de Henry Masers de Latude.
Ce qui fut plus efficace que les douces raisons de Patrick, et le zèle de M. de Guyonnet, ce qui contribua le plus à tirer Fitz-Harris de son état de mélancolie, ce qui l’en sortit même décidément, ce fut un envoi de son oncle, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, qu’il reçut vers la fin de cette année. Peu de temps après le refus et le trépas de la Putiphar, dans le plus fort de sa douleur, Fitz-Harris, pour l’informer de son sort, lui avoit écrit une magnifique lettre toute échevelée.
Cet abbé d’abbaye, ce vrai abbé, étoit un simple et digne homme, qui avoit pris soin de Fitz-Harris dès son enfance, et qui l’aimoit beaucoup. Touché mortellement des malheurs de son neveu, il lui avoit donc fait remettre, en réponse, une lettre pleine d’affection et de consolations pressantes: car il est quelques rares cœurs, ceux-là Dieu ne les prodigue pas, sur lesquels le malheur d’autrui fait une incision, comme un outil sur l’écorce du palmier, et qui, comme le palmier, laisse fluer, par cette incision, un vin généreux. L’amitié de cet homme, comme tant d’amitiés, ne tenoit pas seulement table ouverte de paroles: elle avoit la bouche plus sobre que les mains. Sa lettre, en un mot, dans laquelle il promettoit de s’employer sans repos, et d’user de tout son crédit et de toutes ses forces pour arracher Fitz-Harris aux harpons de la haine, où, pauvre enfant, sa vie s’étoit fatalement accrochée; sa lettre, dis-je, étoit éloquemment accompagnée d’un petit sac de quinze cents livres.
Dans sa joie, Fitz-Harris prit cette somme, la mit en un monceau et en fit trois parts: une pour sa vieille mère, une pour Patrick, une pour lui. Celle de sa mère fut promptement envoyée. Patrick, avec sa délicatesse accoutumée, refusa la sienne.—Rien, mon doux ami, dit-il à Fitz-Harris, ne divise notre amitié ni notre sort; ne partageons donc point le champ de notre misère, n’y plantons point de haies. Ce que j’ai, ce que je voudrois avoir est à toi; ce que tu as, ce que tu voudrois avoir est à moi: cela suffit. Assis au même feu, à la même table, emprisonnés sous la même voûte, va, sois tranquille, quoi que tu fasses, mon frère, tu me trouveras toujours ton convive, là, inévitablement.
Resté maître de deux parts, voici Fitz-Harris embarrassé sur l’emploi de son argent, comme un enfant qui, au milieu d’une foire, a quelques sous à lui dans sa main. Cette grave affaire l’occupa si fortement qu’il en devint tout silencieux. Après y avoir rêvé tout le jour, les deux coudes appuyés sur son trésor, il y rêva encore toute la nuit. Enfin, le lendemain:—Mon choix est à peu près fixé, dit-il tout joyeux à Patrick, sauf meilleur avis; voici ce que j’ai arrêté et ce qu’il nous faut acheter avant tout. D’abord, un collier d’argent pour Cork, une grande buire en grès de Flandre, deux pots du Japon, quelques tableaux et un clavecin. A cette nomenclature, Patrick, qui n’avoit pu s’empêcher de sourire, prit la main de Fitz-Harris, et, la serrant affectueusement:—Merveilleusement trouvé! Tout cela est charmant, dit-il, délicieux! Mais, mon bon ami, ne seroit-il pas bien de songer aux choses essentielles dont notre corps et notre esprit peuvent avoir faute, avant de nous donner touts ces objets de luxe? Ce mot, objet de luxe, parut traverser les idées de Fitz-Harris et le contrarier.—Objets de luxe! reprit-il, qu’appelles-tu objets de luxe? Un collier pour Cork? Il y a si long-temps que je lui en ai promis un magnifique! Une buire en grès de Flandre, pour remplacer notre ignoble cruche à eau? ce n’est certes pas là un objet de luxe. La demi-livre de tabac que chaque mois le Roi nous donne traîne toujours de touts côtés et se gaspille; un pot du Japon pour la mettre et un autre pot du Japon pour mettre des marguerites et des roses: ce n’est certes pas là de la profusion; d’ailleurs, j’aime tant les beaux vases! j’aime tant les belles porcelaines! Quelques estampes, quelques fêtes galantes de Watteau, pour égayer un peu ces murailles noires et nues, ce n’est pas trop. Un clavecin!... combien de fois touts deux avons-nous regretté de n’avoir pas quelque instrument pour abréger les heures lentes et taciturnes de notre captivité, pour chercher dans l’étude et les charmes de la musique l’oubli passager de nos maux! Oui, oui, il nous faut un clavecin! La musique fait tant de bien! Te souvient-il combien la plus naïve mélodie vous remet de frais dans le cœur. Oui, oui, il nous faut un clavecin! n’est-ce pas, Patrick?...
A de si invincibles raisonnements Patrick feignit de se rendre. Ces fantaisies de Fitz-Harris pouvoient être des folies, mais dans sa situation, mais dans l’état de son esprit, c’étoit de cela, rien que de cela, que Fitz-Harris avoit besoin. Patrick, l’ayant compris de suite, auroit regardé comme une cruauté de le poursuivre davantage de ses froides représentations. Le raisonnable, tout raisonnable qu’il est, n’en est pas moins parfois très-fâcheux et tout-à-fait à éviter. Un homme qui s’ennuie et qui n’a pas de manteau pour cacher les trous de son pourpoint vient-il à recevoir une somme: la raison voudra qu’il s’achète un manteau, la folie, qu’il la suive dans les tavernes. Dans ce manteau, il s’emmaillotteroit avec son ennui; ce manteau deviendroit son linceul. Mais dans les tavernes, avec ses trous aux coudes et son collet râpé, en compagnie de joyeux débauchés, il se délivrera de son mal; il reprendra du cœur au ventre, et, bientôt remis en selle, il rentrera à toute bride dans la vie.—Le raisonnable est très-souvent mortel. La folie est quelquefois de la raison; la raison est quelquefois de la folie. Il est de certains cas où vraiment la raison a un air si bête, où la logique a une tournure si absurde, qu’il faudroit avoir bien du sérieux pour ne pas leur éclater au nez.
Si la surprise de Patrick, lorsque Fitz-Harris lui avoit fait connoître l’emploi qu’il désiroit faire de son argent, avoit été grande, la surprise de M. de Guyonnet fut plus grande encore. A son tour, avec touts les ménagements qui sont dus à un malade, il essaya de lui adresser quelques réflexions assez sages; mais jamais il ne put en venir à lui faire comprendre qu’il avoit des besoins plus réels et plus pressants, et qu’un clavecin ou des pots du Japon n’étoient pas des objets de première nécessité.
Grâce à la bienveillance de M. de Guyonnet et à sa complaisance infatigable, Fitz-Harris eut bientôt en sa possession ce qu’il avoit si ardemment rêvé; je vous laisse à penser dans quelle aise et quel ravissement il dut être, et avec quelle satisfaction il dut voir la porte de sa geôle s’ouvrir pour laisser entrer tour-à-tour chacun de ses désirs réalisés.
Ces premières emplettes n’avoient pas absorbé touts ses fonds; mais de nouveaux achats qu’il fît avec non moins d’empressement, à savoir: un trictrac, un échiquier, un bilboquet, deux jeux de dominos, dont les dés d’ivoire étoient presque in-8º, et dont un étoit destiné à M. de Guyonnet; quelques ouvrages que Patrick avoit exigés, une provision de cartes à jouer, du vin d’Espagne, quelques flacons de liqueur, et quelques livres de sucre et de thé, ne tardèrent pas à mettre son escarcelle à sec. Et si l’ordre de sa mise en liberté fut arrivé seulement un mois après le généreux envoi de son oncle, et que pour faire baisser le pont-levis il eût fallu seulement qu’il donnât un écu, il seroit resté en affront. Mais cet ordre ne vint pas.
Il ne devoit jamais venir.
Au milieu de touts ses nouveaux jouets, au sein de l’espèce d’aisance et des plaisirs qu’il venoit d’appeler dans sa prison; oublieux, léger, inconséquent, Fitz-Harris, pendant quelques mois, vécut dans une sorte de bonheur. Mais ce bal, mais cette mascarade, qu’il venoit pour ainsi dire de donner à son infortune, eurent, comme toutes les fêtes, un lendemain triste et morne. Les roses et les marguerites se fanèrent dans leur pot du Japon, les fêtes galantes de Watteau s’enfumèrent avec les murailles; le clavecin devint rauque. Ses ennuis, qui n’avoient été que suspendus et non pas taris dans leurs sources, revinrent plus acharnés et plus profonds. La liberté est un besoin inexorable.
L’estime que M. de Guyonnet avoit conçue pour les deux jeunes privilégiés ne s’étoit point affoiblie; l’intérêt qu’il avoit pris à leur sort ne s’éteignoit point. Le chagrin naïf de Fitz-Harris, la résignation de Patrick, le touchoient; car la pitié habitoit dans le cœur de cet homme. Touts les jours, depuis assez long-temps, comme s’il s’en fût imposé le pieux devoir, il venoit passer quelques moments auprès d’eux. Ces moments étoient consacrés au jeu ou à d’agréables causeries. Il se plaisoit à enseigner le trictrac à Fitz-Harris et les échecs à Patrick. Quelquefois il leur apportoit des nouvelles de la ville et des scandales de la Cour. Le plus souvent on parlait de l’Écosse, de l’Angleterre et de la pauvre Érin. La chronique de sa jeunesse, les événements dont il avoit été le témoin, et les souvenirs qu’il avoit assez bien recueillis durant une longue carrière à travers ces temps curieux, offroient aussi une mine assez féconde. Mais par-dessus tout, il y goûtoit un plaisir sombre, Fitz-Harris aimoit à l’entendre raconter l’histoire et la captivité des malheureux qui depuis cinq siècles consécutifs étoient venus tour-à-tour languir ou mourir dans les interstices de ces épaisses murailles, dans les boulins de ce colombier de la mort. Enguerrand de Marigny étoit l’alpha de cet horrible alphabet d’infortunes secrètes ou dévoilées, dont Mirabeau devoit être l’omega.
Enguerrand de Marigny!—Mirabeau! ce fut un roi qui forgea le premier anneau de cette chaîne dont le dernier anneau étrangla la royauté.
Sur les murs de la chambre de pierre octogone qu’habitoient nos deux compagnons, le nom du comte de Thunn se trouvoit écrit plusieurs fois, comme on sait. Ce comte de Thunn étoit un seigneur d’une ancienne noblesse de l’empire, qui de but en blanc fut jeté au Donjon parce qu’il étoit l’ami d’un ennemi du lieutenant-général de police. La comtesse son épouse fut elle-même traînée à la Bastille pour avoir sollicité avec instance sa liberté; et son fils, qui servoit alors le Roi dans l’armée d’Italie, pour avoir réclamé l’élargissement de sa famille, fut à son tour mis à Vincennes, où il n’eut pas la satisfaction de voir son père: on lui cacha qu’il étoit près de lui. Au bout de onze années de détention, le comte de Thunn mourut, sans savoir non plus que son fils languissoit dans le même donjon, et celui-ci n’eut pas même la triste consolation d’embrasser son père expirant. Un jour M. de Guyonnet, à la sollicitation de Patrick, je crois, vint à parler de cet intéressant malheur. A peine avoit-il achevé son récit que Fitz-Harris, qui avoit paru vivement affecté, surtout des dernières circonstances, se leva et s’écria avec l’accent de la colère:—Savez-vous, M. de Guyonnet, que c’est une chose abominable que cela? On conçoit le mal fait dans un but, dans un but même criminel; on conçoit le mal profitable; on conçoit que pour le détrousser on égorge un homme qui passe; on conçoit que le Caraïbe rôtisse son prisonnier et le mange, on conçoit qu’on écorche son ennemi pour faire de sa peau une selle: cela est bien, cela est sage; mais ce qui révolte, c’est le mal fait par bon plaisir, c’est le mal insignifiant, c’est le mal que rien ne réclame; ce sont les petites cruautés de toutes les heures, les petites barbaries raffinées, les atrocités mignonnes qu’on pratique dans les bastilles! Quand la société a mis l’être nuisible hors d’état de lui nuire, l’action de la société doit s’arrêter; et si elle a parfois le droit, comme elle se l’arroge, d’ôter la vie, son bourreau doit avoir une lame forte qui tranche vite et court, et non point une épingle!... Une prison c’est une tombe, c’est un asyle de mort, c’est un asyle sacré dont les murs ne doivent point prêter l’oreille à la colère, dont la garde ne doit point prêter main-forte à la haine. Le père et le fils sont prisonniers dans la même forteresse, leurs fosses sont contiguës; cacher au père que les gémissements qu’il entend dans la muraille sont les gémissements de son fils, cacher au fils que les chaînes qui passent et repassent sur la voûte sont traînées par son père; quand leur sort est commun, les laisser sur leur sort dans une ignorance réciproque et cruelle! sous le faix de onze années de désespoir, le vieillard succombe... ne point les réunir dans un même cachot, pour qu’au moins le père expire dans les bras de son fils, pour qu’au moins le fils recueille le dernier soupir de son père; abomination!... Eh! qui demandoit cela? Étoit-ce le Roi, étoit-ce la Loi? La Loi ne sauroit enjoindre d’aussi basses coquineries. Mon Dieu! qu’est-ce que cela auroit donc fait que le père eût pressé la main de son fils, que le fils eût baisé les cheveux blancs de son père? A qui donc importoit cette lente et cruelle barbarie? Qui donc en avoit dicté le programme?... A cette chose sans nom, cette chose exécrable; qu’est-ce que le royaume gagnoit donc en lumières, en paix, en grandeur, en opulence? Où donc étoit la morale de cette opiniâtre atrocité?... Oh! c’est un fait horrible!... Malheureux comte de Thunn!...
Mais, Saints-du-Ciel! j’y songe; puisqu’il en est ainsi, qui me dit que ma vieille mère n’est pas derrière cette muraille, n’est pas sous cette voûte; ma vieille mère, qui m’appelle, qui prie et qui pleure, qui se meurt peut-être! Ah! pitié! pitié!... La mort plutôt!... Brisez-moi la poitrine, ouvrez-moi le cœur; j’ai là un sanglot qui m’étouffe.... Mais, que dis-je? Ah! pardon, pardon, mon esprit est égaré; pardon, M. de Guyonnet; vous, vous êtes bon, vous êtes un homme; non, non, ma mère n’est pas là, n’est-ce pas? ma vieille mère n’est pas là, vous me l’auriez dit. Sa majesté le lieutenant-général de police et le Roi ne l’ont pas plongée dans cette caverne pour avoir imploré la miséricorde de leur cœur de pierre; le Roi n’a pas dressé le menu de mon supplice, et n’a pas dit: La mère ne verra pas le fils, le fils ne verra pas la mère.
Après tout, n’est-il pas curieux, sinon exécrable, que certains hommes, quand la fantaisie leur en prend, puissent accommoder ainsi leurs semblables, et n’est-elle pas bien faite la société où de pareilles infamies se commettent sous le couvert du Roi et dans la ruelle de la Loi? Là, soyez franc, M. de Guyonnet, comment trouvez-vous ce royaume?... Oh! la Loi ici n’est pas de fer; c’est un gâteau de cire qui s’alonge, s’accourcit, se roule, se déroule, se ploie et se plie, et prend à chaque instant mille formes nouvelles sous le pouce du Roi ou des compères du Roi. La Loi ici c’est une courtisanne qui fait la pluie et le beau temps. La Loi..., mais, que dis-je? il n’y a plus de Loi: il y a long-temps que la Loi est défigurée. D’abord elle étoit pure, elle étoit juste, comme tout ce qui vient de Dieu ou du peuple; mais la monarchie a surpris sa chasteté; mais la monarchie l’a subornée; mais la monarchie l’a habitée; et de cet inceste est sortie une race de fils de la main gauche, une couvée de bâtards qui se sont substitués à leur mère après l’avoir étouffée. Eh! voilà la hideuse pullulée qui nous régit? voilà au nom de qui l’on nous taille et l’on nous rogne!... La Justice autrefois vigilante fermière, faisant valoir la Loi au profit du peuple, aujourd’hui sourde, hébétée, somnolente, mange, dans l’écuelle du Roi, le plus pur du sang de ses sujets, auxquels, au lieu de pain de pur froment, elle ne livre plus qu’un pain de pavots et d’ivroie, qu’un pain amer qui donne des vertiges....—Je vous étonne, M. de Guyonnet; ces paroles de colère vous semblent étranges dans ma bouche; il est vrai, autrefois j’étois incapable d’une idée qui ne fût pas frivole, mais la prison m’a mis plus de plomb dans la tête; le malheur a consumé ma jeunesse et m’a ridé le cœur. Tout ce qui s’est accompli sur moi et autour de moi m’a donné à penser. J’étois heureux, j’étois bon: la souffrance m’a aigri; je sens là que je change; je sens là que je deviens méchant.
Ainsi le comte de Thunn, parce qu’il étoit l’ami d’un homme vertueux, M. de Brurauté, qui ne l’étoit pas d’un M. d’Argenson, un valet dont le Roi remplissoit les poches de blancs-seings, est traîné au Donjon; ainsi sa compagne, arrachée des bras de sa fille, est jetée à la Bastille; ainsi son fils est chargé de chaînes; après onze années de captivité dans un cachot contigu au cachot de son fils, ainsi le vieux comte de Thunn meurt seul, abandonné comme une bête hydrophobe.... Eh! c’est là tout!... On plonge une famille dans la désolation; on tue le chef, on écartèle chaque membre.... Eh! c’est là tout?.... Les hommes en gardent ou en perdent mémoire; l’histoire le tait ou le consigne; eh! c’est là tout?... C’est un fait passé avec d’autres faits passés.... Eh! c’est là tout? eh! tout est dit?...—Non, non ce n’est pas tout! non, non, tout n’est pas dit! c’est impossible, ce seroit trop inique, ce seroit trop atroce. Patience! l’ouvrier recevra son salaire. Après l’affront, la vengeance! Croyez-moi, le drame qui se joue aura un dénouement! Prions Dieu qu’il ne soit pas terrible!...
Hélas! tandis que je m’apitoye sur des mânes, infortuné comte de Thunn! tandis que je pleure sur ton sort, j’oublie le mien, non moins affreux. Au fait: eh! pourquoi suis-je ici? Quel est mon crime? Des gents de police qui font métier de faire des coupables, ont dit que j’avois dit je ne sais quoi sur une pas grand’chose qui s’étoit prostituée au Roi, et à qui le Roi prostituoit la France. Le beau dommage, oui-da! quand j’aurois dit ce qu’on dit que j’ai dit.—Sans doute pour faire l’empressé, pour faire l’aimable enfant, pour s’attirer sur l’épaule un coup d’éventail protecteur, ou pour procurer de l’avancement à quelque campagnard de sa famille, M. le lieutenant-général de police commanda mon crime et mon arrestation. Qu’on puisse ainsi disposer de la destinée d’un homme, que les limaces de Cour, que les suppôts de police puissent ainsi jouer à pair ou à non avec le sort des gents de ce royaume, c’est une perturbation! c’est une honte!... Et l’on subit cela? et l’âne, qu’on appelle le peuple, ne rue pas?... Oh! non, l’animal n’est pas dangereux. Accoquiné à l’écurie que la monarchie lui a faite, qu’il ait litière fraîche et paille au râtelier, peu lui importe le reste! Il prête volontiers le dos à l’ignominie. Le bât de la servitude lui va mieux que le bât de la gloire.
Admettons un instant, s’il le faut, que jadis je me sois permis une irrévérence à l’égard de la Chimène du Roi;—mais cette femme est morte, oubliée; ses cendres depuis long-temps sont froides. D’où vient que sa colère est debout? d’où vient que la torche de sa haine brûle encore! Qui donc s’est fait l’héritier de ses ressentiments?... Vengeurs posthumes de l’honneur absent d’une belle, Don-Quichottes, valets, ardélions, magistrats irréprochables qui servez de bouclier au putanisme, jusques à quand me tiendrez-vous dans les fers?... Pharaon sans doute a convolé à de nouvelles amours; que fait donc la nouvelle sultane? Tout en jouissant du présent, tout en se promettant l’avenir, ne pourroit-elle jeter en arrière un regard de compassion, et mettre un terme aux trop longues souffrances que sa devancière a amoncelées du fond de l’alcôve royale? Seroit-ce que chez les filles comme chez les rois les nouvelles dynasties ne soient que de nouvelles dynasties de maux?
Encore un coup, répondez! au nom de qui suis-je encore à la chaîne? Qui donc veut ma perte? Le Roi ou la France? La France n’est pas la confidente de la Cour ni de la police; elle ignore et sans doute ignorera toujours ma destinée. On ne lui dit pas tout à la France; on ménage sa honte. Quant au Roi personnellement, il règne peu et gouverne encore moins: c’est un roi de fayence! Peu lui importe qu’on fasse paille ou foin de ses sujets. D’ailleurs, seroit-il méchant, ce que je ne saurois croire, eût-il ordonné à ses subalternes de me faire du mal, qu’on pourroit bien sans grand scrupule lui désobéir en ce point, comme en tant d’autres. Il seroit si facile de tromper la voracité de Saturne!
Quand on veut un cheval on s’adresse à un maquignon; quand on veut du vin on va au cabaret; mais à quelle porte frapper pour qu’on vous fasse droit?... On regorge de justiciers, mais on chôme de justice; on ne la rend, on ne la vend, ni on ne la donne.—Allons! messieurs du Parlement, vous qui avez la main haute, de grâce, un peu de zèle pour l’innocent! Assez de robes noires s’exterminent après les coupables. C’est assez jongler avec Jansénius; vous êtes de grands casuistes, on le sait. Allons, messieurs, levez-vous et partez! Pour défendre l’opprimé, pour sauver l’innocent, il n’est besoin d’être en rang comme des chaises d’église, sous les lambris sonores d’un palais. Hola! messieurs, hola! vous ajusterez une autre fois les marteaux de vos perruques, laissez là vos Philis; chaussez l’éperon, ceignez l’épée; à cheval, à cheval! volez où l’on pleure, volez où l’on pousse d’éternels gémissements! Pénétrez dans les bastilles, descendez dans les cachots; faites combler les citernes; rendez à la vie, au monde, à leurs familles, les gents d’honneur qu’on y tient ensevelis, les gents de cœur qu’on y exténue! Et si Pharaon par hasard vous demandoit pourquoi vous avez pris sous vos bonnets d’agir ainsi, vous lui direz, vous qui savez si bien faire les remontrances:—Sire, c’est une sainte besogne que nous avons faite là. Sire, nous sommes les concierges des droits de vos sujets, et non les greffiers de votre bon plaisir. Sire, nous sommes le sceptre du peuple et non la hallebarde du Roi. Sire, chacun son métier: notre apostolat à nous n’est pas le vôtre; nous, Sire, nous sommes pour défaire le mal; tant pis pour vous!
Mais non, compagnons de misère, vous qui, comme moi, avez été condamnés à une éternelle souffrance, soyez tranquilles, pourrissez en paix dans vos basses-fosses! Allez, messieurs du Parlement, ne vous troubleront point; ils sont couchés sur des roses!
Beaux philosophes, vous aurez beau dire, ces temps que vous calomniez valoient mieux que celui-ci. Là, derrière ce donjon, non loin de ce château, venez, et vous verrez encore le tronc vermoulu du chêne sous lequel s’asseyoit un roi chevalier pour rendre la justice à tout venant. La justice alors émanoit du Roi. Oh! si seulement pour un seul jour l’ombre de ce preux pouvoit rejeter son suaire, et venir se rasseoir au pied de cet arbre, que de maux seroient réparés! De quelle noble colère ne seroit-il pas saisi quand on viendroit lui dire:—Sire, là-haut, dans ce donjon, on retient dans les fers un jeune homme, que dis-je? deux braves jeunes hommes, à cause d’une femme folle de son corps, qui vivoit avec le Roi votre fils.—Le Roi mon fils! s’écrieroit-il! non; non, cet homme n’est pas mon fils; cet homme n’est pas de ma tige; cet homme n’est pas de ma maison! ce n’est pas là mon sang, ce n’est pas là ma race! c’est un bâtard!...
Je crie, je pleure, je m’épuise, je déblatère; mais à quoi bon? ma condition est toujours là, immuable. De quel côté que je me tourne, je me trouve toujours avec elle face à face. Je le vois bien, c’est une chose écrite, il faut que je périsse!... Abomination!... Oh! mon Dieu! encore une fois, que suis-je donc, qu’il faille pour l’équilibre du monde que je sois dans ce cachot. Qu’importe qu’il soit là ou ailleurs, le pauvre atôme! Allez, M. de Guyonnet, vous pouvez sans crainte me mettre dehors; le soleil ne s’obscurcira point; les morts ne sortiront point de leurs sépulcres.
Ici Fitz-Harris se tut: il n’étoit pas au bout de sa colère, mais il étoit au bout de ses forces; la voix lui manqua. En rôdant à grands pas dans sa prison, il avoit répandu cette longue déclamation avec un courroux si réel, ses lèvres avoient humecté chaque parole de tant de venin, que, comme avec une arquebuse qui a du recul en frappant l’ennemi, il s’étoit frappé lui-même. La pierre, en s’échappant avoit déchiré la fronde. Pour cacher les larmes qui tomboient de ses yeux il jeta ses bras autour du col de son ami, que cette sortie avait tristement ramené sur le terrain de son infortune, et plongé dans une émotion presque aussi grande. M. de Guyonnet, qui avoit tout écouté avec une patience religieuse, qui même quelquefois n’avoit pu se défendre de sourire aux mots les plus heureux et les plus sanglants, bien qu’un peu troublé, s’efforçant de prendre légèrement la chose, se mit à moraliser Fitz-Harris avec toute sa bonté et toute sa grâce habituelle.—J’étois loin, mon brave compagnon, de vous soupçonner si mauvais, lui disoit-il; mais vous êtes, tout de bon, un misanthrope redoutable; vous êtes fâché tout rouge contre l’univers. Votre infortune est grande, je l’avoue; mais elle aura un terme, mais il y a pire encore. Ne vous montez pas la tête, soyez plus résigné; vous n’êtes, mon cher compagnon, croyez-le bien, ni le doyen ni le prince des malheureux. A vous escrimer ainsi contre le moulin à vent de la monarchie, prenez garde, pour vous emprunter une excellente expression, de sembler aussi un Don Quichotte. Le manteau royal, couleur du ciel et semé de dorures comme le firmament d’étoiles, peut bien avoir sous quelques plis quelques trous et quelques taches, mais il n’en est pas moins un abri vaste et sûr pour le peuple.—M. le lieutenant pour le Roi se crut encore obligé de dire beaucoup d’autres choses semblables, que je serois charmé de ne point répéter, que Fitz-Harris n’écouta guère, et auxquelles, préoccupé qu’il étoit, il ne faisoit pas grande attention lui-même.
Depuis cette fâcheuse algarade, M. de Guyonnet évita toutefois, avec le plus grand soin, de toucher à rien dans la conversation, qui pût éveiller chez ses jeunes prisonniers la pensée de leur malheur, et leur remettre sous les yeux la sombre image de leur sort; et quand Fitz-Harris cherchoit à le questionner sur quelque ancien captif du Donjon, sur quelque détention occulte:—Laissons là ces infortunés, lui disoit-il; parlons, si bon vous semble, du château de Beauté et de ses orgies, d’Isabeau et de l’insolent Bois-Bourdon; mais laissons le Donjon tranquille. Vous le savez, je suis payé pour cela. Vous m’avez un jour fait éprouver trop cruellement la sagesse de cet adage trivial: Qu’il ne faut jamais parler de corde dans la maison d’un pendu.
L’oncle de Fitz-Harris, l’abbé de Saint-Spire de Corbeil, avec un zèle et une persévérance vraiment apostoliques, n’avoit pas cessé, depuis qu’il lui en avoit fait la promesse, de travailler à son élargissement. Un genou en terre, son front chauve penché sur le seuil, il avoit heurté à toutes les portes du pouvoir, même à la porte de Versailles; mais on le renvoyoit de Caïphe à Pilate, de Pilate à Caïphe, de Caïphe à Hérode. Tantôt c’étoit un refus brutal, tantôt une réponse évasive; ici on prenoit un faux air d’intérêt et l’on faisoit des phrases stériles; là on se bouchoit sans façon les oreilles. Partout on s’appliquoit avec tant d’ardeur à gonfler la faute de Fitz-Harris, à s’exagérer sa perversité, à démontrer sa profonde scélératesse, que notre saint abbé avoit fini par ne savoir trop que penser, par douter du caractère de son neveu, et par n’être guère éloigné de le considérer comme un mortel redoutable, qu’il falloit tenir prudemment claquemuré pour la sûreté et l’affermissement de l’État. Dans ses lettres, il lui avoit toujours caché assez habilement le peu de succès de ses démarches, et avoit toujours cherché à l’entretenir dans la consolante idée d’une délivrance prochaine; cependant, après une longue attente, ne voyant toujours rien venir, celui-ci avoit cru pouvoir démêler, sous des paroles obscures et embarrassées, une vérité pénible que de la bienveillance déguisoit. Et, cette fois encore, son désappointement avoit été cruel, car il avoit beaucoup compté sur le dévouement et la haute influence de son oncle. Cet espoir évanoui, il ne lui restoit plus d’espoir au monde. Sa perte lui sembla jurée derechef. Il n’avoit plus rien à attendre que du hasard, du temps ou de la lassitude de ses bourreaux. Son irritabilité s’exalta, il retomba dans son premier abattement.
Être dehors étoit la pensée unique qui absorboit tout entier Fitz-Harris et le minoit. Avec le désir dévorant de recouvrer la liberté, Patrick nourrissoit d’autres vautours qui, sans pitié, lui rongeoient le cœur. Plusieurs fois, à de longs intervalles, pour obtenir enfin des nouvelles de Déborah, ou pour pousser à faire des recherches sur sa résidence ou sur sa destinée, il avoit écrit à M. Goudouly de l’hôtel Saint-Papoul, et toutes ses lettres étoient restées sans réponse. Ce silence persévérant lui avoit mis la mort dans l’âme. Comme c’étoit par l’intermédiaire seul de cet homme qu’il lui avoit été permis d’espérer découvrir la retraite de sa malheureuse amie, c’en étoit fait, il le voyoit bien, elle étoit perdue pour lui sans retour; c’en étoit fait, la dernière lueur qui brilloit devant ses pas dans le champ de sa nuit venoit silencieusement de s’éteindre.
Juste au moment où nos jeunes amis, dans le sentier que chacun d’eux suivoit, s’étoient vu dépouiller de toute espérance, justement à l’heure où ils venoient de s’enfoncer plus avant dans les sables arides du chagrin, et où ils avoient plus besoin que jamais de consolations, de distractions et d’égards, la lieutenance du Donjon tomba des mains de l’honnête M. de Guyonnet dans les mains d’un avaleur de charrettes ferrées, d’un sot, d’un fat, d’un puant, d’un pince-maille, d’un bélître, le chevalier de Rougemont. Ce chevalier de malheur, sinon d’industrie, étoit une créature du petit duc Phélypeaux de Saint-Florentin de la Vrillière. Il avoit épousé, je crois, la fille du gouverneur des pages du duc d’Orléans. Ce n’étoit pas sans raison, comme on voit, qu’il en étoit à m’amour, que veux-tu? avec le lieutenant-général de police. Je m’en tiens, pour l’instant, à ces quelques coups de pinceau ou de massue, comme on voudra: la suite nous fera connoître de reste ce monsieur.
Pas un prisonnier n’avoit eu encore l’avantage de voir seulement le bout du nez du nouvel astre qui venoit de se lever sur le Donjon, que déjà touts avoient subi sa funeste influence. Le sang s’étoit figé dans les veines, les cœurs s’étoient glacés. Tout intrus qui arrive au pouvoir se croit dans la nécessité de manifester son élévation par de nouvelles remontes et de nouvelles réformes. C’est du petit au grand. L’un aliénera les forêts de la nation, l’autre retirera une bûche du feu de ses prisonniers; l’un refera la charte de ses sujets et supprimera la religion de l’État, l’autre refera la carte de ses prisonniers et supprimera les deux pommes du jeudi, et le biscuit de deux sols du dimanche. L’un allumera la guerre civile, l’autre éteindra une chandelle. Bref, sur la poitrine de ses subordonnés, le nouveau gouvernement s’assit lourdement comme un sombre cauchemar. Tout fut mis à l’étroit. On multiplia les corps-de-garde, on doubla les sentinelles, on accumula les précautions. Les habitants du Château furent gênés ou outragés; ceux du Donjon accablés et torturés. On fit de l’importance; on ne voulut répondre des prisonniers qu’à telle et telle conditions, que moyennant tant de verrouils, tant de barricades, tant d’alguazils. Le régime fut appauvri. On ne servit plus que de la basse viande coriace, filandreuse et visqueuse, du jarret, du collier, du paleron, et comme on ne donnoit point aux détenus de couteau ni de fourchette de fer, il falloit qu’ils la lacérassent avec les ongles et la déchirassent à belle dent; il est facile de s’imaginer quelle rude besogne c’étoit. Le vin devint fier, le pain dur et grossier, la marée odoriférante; les légumes sembloient avoir traversé une rivière à la nage; les mets avoir été apprêtés à coups de sabre. Plus de faveurs, point de pitié! Fitz-Harris ne monta plus sur la plate-forme de l’échauguette. Personne ne descendit plus au jardin; tout demeura condamné à une ombre éternelle.
Ces améliorations étoient déjà depuis long-temps effectuées, et Fitz-Harris, peu fait pour une vie de pénitence, plus exaspéré qu’affoibli par ces privations et ces macérations, souhaitoit vivement de voir un peu la mine du nouveau potentat, dont le bras invisible s’étoit appesanti si lourdement sur leurs couronnes d’épines. Enfin, un beau matin, ayant fait son bruit accoutumé, la porte s’ouvrit, une voix cria dehors: M. le lieutenant pour le Roi, et un personnage entra tout d’une pièce, suivi d’un guichetier et de deux artisans portant le tablier de peau, la truelle à la ceinture et la pioche sur l’épaule. Roide, empesé, guindé, il avoit quasi l’air d’un bâton ou de la verge noire d’un sergent, à laquelle pendroit horizontalement une épée. Pour toute salutation il hocha malgracieusement la tête en clignant les paupières, et comme nos deux captifs se levoient avec politesse, en signe de respect:—Bien, bien, messieurs, leur fit-il dédaigneusement, ne vous dérangez pas, restez assis. C’est vous, je crois, qui êtes Irlandois et mousquetaires?—Oui, monsieur, répondit Patrick avec sa dignité, nous sommes Irlandois, nous étions mousquetaires.—Criminels de lèze-majesté, je crois?—Prisonniers, oui! criminels, non! reprit encore Patrick.
—Lequel de vous, s’il vous plaît, se nomme Whyte?—C’est moi, monsieur.—L’autre alors....—L’autre alors, monsieur le commandant, c’est Fitz-Harris qu’on le nomme; que me voulez-vous?—Rien, répliqua plus sottement encore M. le nouveau lieutenant, en examinant d’un air moitié figue, moitié raisin, article par article, tout l’ameublement de la chambre. Lorsqu’il eut tout bien reluqué:—M. de Guyonnet étoit fou, je crois! Le Roi, ma foi, étoit bien servi, se mit-il à dire avec un geste de commisération.—Non, monsieur, s’écria là-dessus Fitz-Harris, en lui coupant la parole, M. de Guyonnet n’étoit point fou! Plus de retenue, s’il vous plaît, monsieur, à l’égard d’un honnête homme qui emporte nos regrets et nos larmes, qui s’est fait aimer comme vous vous faites haïr, dont nous vénérons la mémoire comme on exécrera la vôtre.—M. de Guyonnet étoit fou, dis-je, poursuivit emphatiquement M. le chevalier de Rougemont; avoir laissé accommoder ainsi un cachot! Des vases, des estampes, un clavecin.... Mais c’est plutôt le boudoir d’une fille d’opéra qu’un cabanon! Nous y mettrons bon ordre.—Oh! vous en êtes bien capable, M. le lieutenant, reprit encore Fitz-Harris avec un sourire acéré qu’on ne sauroit mieux comparer qu’à une lame.
Les artisans qui accompagnoient le nouveau monarque de Vincennes, c’étoient, leurs outils le disoient de reste, des maçons; car cet homme, chacun son goût, raffoloit de la maçonnerie: il avoit le cœur sur la main pour les tailleurs de pierre; il en avoit toujours autour de lui, après lui, chez lui, sur lui; c’étoient ses gardes-du-corps à lui. Qu’y a-t-il à redire?—Depuis son arrivée le Donjon en étoit infesté: il y en avoit aux portes, aux cheminées, aux gouttières, aux fenêtres; les toits en étoient couverts; les fossés en étoient pleins. C’étoit un assaut de plâtre, une véritable escalade de mortier. On eût dit qu’avec lui touts les manœuvres de la terre avoient ceint le diadème. Si M. de Rougemont, ainsi que Louis XII, n’étoit pas le père de son peuple, en revanche, soyons justes, c’étoit bien le père des Limousins. Or, comme il ne pouvoit bâtir donjon sur donjon, tour sur tour, entasser Pélion sur Ossa, il occupoit toute cette gangrène à des rabobelinages souvent inutiles, presque toujours ridicules.
Après l’échange des paroles assez âpres que nous avons rapportées plus haut, M. le lieutenant pour le Roi laissa là ses prisonniers; puis, mesurant la lucarne avec son épée, et se tournant vers ses deux artistes favoris:—Compagnons, allons à notre affaire, leur cria-t-il; vous allez, comme nous avons déjà fait dans les autres cachots, relever cette fenêtre de façon qu’on ne puisse voir ni au-dessus ni au niveau. Vous scellerez à l’extérieur une grille saillant en dehors, pareille aux autres, dont vous donnerez mesure au serrurier. Vous rescellerez dans les tableaux les barreaux croisés qui se traversent, et, dans l’embrasure, cette même rangée de barreaux que vous ferez couper de longueur. Ici, à l’intérieur, pour tenir la fenêtre hors d’atteinte, vous reposerez cette grille coudée et contre-coudée, que vous ferez ajuster à la forge suivant la demande, et que je ferai garnir ensuite, par mon grillageur, d’un treillis de fil d’archal à mailles fines et serrées.—Ayant donné ces ordres avec son emphase habituelle, et en affectant d’employer quelques mots techniques, ainsi qu’un bourgeois qui a fait bâtir, comme M. de Rougemont se retiroit, Fitz-Harris s’approcha de lui, et, du regard lui perçant la poitrine, s’écria:—Vous avez raison, M. le lieutenant de faire boucher ces fenêtres; vous vous rendez justice: il ne faut pas que le ciel soit témoin des exécrables choses que vous faites ici!... Vous vous donnez trop de mal, croyez-moi, mon bon monsieur, pour nous intercepter le jour et l’air; faites nous étouffer entre deux matelas, ce sera moins cher et plus tôt fait.—Vous me manquez, jeune homme, vous oubliez sans doute que je représente le Roi, répondit en s’enorgueillissant M. de Rougemont.—Le Roi! c’est ma bête noire; ne me parlez pas de ça! reprit brusquement Fitz-Harris, le toisant du haut en bas. En tout cas, monsieur, si vous représentez le Roi, il faut avouer que Sa Majesté est grotesquement représentée. Mais non, vous ne représentez rien, vous ne tenez lieu de personne, vous êtes roi vous-même, vous êtes Harpagon Ier.
—L’insolent!... Oh! vous me payerez cela.
—Je croyois, monsieur, l’avoir payé d’avance.
Le lendemain matin, à peu près à la même heure, tandis que les maçons travailloient à la lucarne, coup sur coup les trois portes s’ouvrirent, et M. de Rougemont, avec son air gourmé de la veille, parut, suivi cette fois d’un porte-clefs et de deux valets à sa livrée. Touts marchoient d’un pas martial. Ils sembloient les Argonautes partant pour la conquête de la toison. Arrivés au milieu de la chambre, touts s’arrêtèrent subitement comme un seul homme, et M. le lieutenant pour le Roi, prenant solemnellement la parole comme un héros d’Homère, envoya cette harangue à la face de l’ennemi:—Sans manquer aux devoirs de ma charge et au Roi, je ne saurois tolérer un seul instant les abus monstrueux introduits dans ce gouvernement par M. de Guyonnet. Je vous l’ai dit hier, messieurs, votre prison est plutôt le boudoir d’une fille d’Opéra qu’un cachot. Le Roi, cependant, n’a pu avoir l’intention de faire de vous des filles entretenues; vous êtes ici pour souffrir. Il faut qu’à chaque pulsation de son cœur le prisonnier sente tout le poids de sa captivité, et se trouve côte à côte avec son malheur. Au nom du Roi, donc, nous allons procéder à l’enlèvement de touts ces objets qui hurlent de se trouver ici.—Tout beau! M. le lieutenant, dit alors Fitz-Harris avec rage, ces objets sont à moi et avec moi, et au nom du bon droit et de la raison, nul n’y portera la main que je ne m’en sois déguerpi! attendez!... Se saisissant là-dessus de la pioche d’un des tailleurs de pierre, il la brandit avec force et mit en pièces le clavecin que les deux valets traînoient déjà du côté de la porte; puis, avec la promptitude de la flèche, faisant le tour du cachot à coups de pioche, il fit voler en éclats touts les tableaux accrochés à la muraille. D’un autre assaut, ayant brisé le trictrac et l’échiquier, il rejeta son arme, et pulvérisa sur la dalle les deux vases du Japon que M. de Rougemont avoit mis avec soin sous son bras. Cette besogne achevée, se dressant fièrement et frappant du pied sur les débris qui jonchoient le sol:—Maintenant, s’écria-t-il, je vous l’abandonne; tout cela est à vous, messieurs, ramassez! L’impétueux Fitz-Harris avoit exécuté ce sac avec une telle vitesse que pas un n’avoit eu le temps de se reconnoître assez pour y opposer résistance. M. le lieutenant pour le Roi au milieu de ce fracas, dans une consternation risible, restoit là comme une oie étonnée. Enfin, ne pouvant dissimuler son naïf désappointement: C’est dommage! lui échappa-t-il de dire avec l’accent d’une profonde mélancolie.—Fitz-Harris saisit l’oiseau au vol.—C’est dommage, en effet M. le lieutenant, qu’on vous ait cassé l’œuf que votre convoitise couvoit si tendrement! C’est dommage, en effet, vous comptiez dessus, n’est-ce pas? vous vous étiez dit: Je mettrai le clavecin au salon entre mes deux fenêtres, les vases du Japon sur ma cheminée, cela sera d’un bel effet! C’est dommage, oui-dà! la peau de l’ours étoit belle. Allons, monsieur, exécutez-vous de bonne grâce, remboursez gaiement le prix de cette peau.—Je hais d’avance les héritiers qui pourront se disputer mes dépouilles après ma mort, ce n’est pas pour avoir des hoirs de mon vivant. Quand on n’a plus soif, vaut mieux briser le verre dans lequel on a bu, que de le voir aller aux lèvres d’un pleutre ou d’un paltoquet.
Tandis que Fitz-Harris le crossoit ainsi impitoyablement, n’ayant pas l’air de faire grande attention à ces affronts sanglants qu’il dévoroit comme un homme qui eût fait son métier de dévorer les affronts, M. le lieutenant pour le Roi s’étoit approché du porte-clefs et lui avoit glissé quelques mots à l’oreille, après quoi il étoit sorti. Au bout de quelques instants, accompagné de quatre sergents de garde, cet homme reparut. M. de Rougemont enjoignit sur-le-champ à ces valeureux fantassins d’entourer Fitz-Harris et Patrick, et de ne pas les quitter de l’œil jusqu’à nouvel ordre. Puis ses prisonniers de guerre une fois tenus en respect, il fit enlever tout ce que la pioche de Fitz-Harris avoit brisé ou épargné, ou plutôt il fit tout emporter, tout, jusqu’aux jouets, jusqu’aux cartes, jusqu’aux plumes, jusqu’au papier, jusqu’à l’encre, jusqu’aux livres. Patrick le pria instamment, bien qu’avec dignité, de lui laisser au moins sa Bible. Sans daigner répondre à cette prière, il ouvrit d’un air entendu le saint ouvrage; mais comme c’étoit une version angloise son nez se cassa sur le bois de la porte: il ne put en déchiffrer un mot. Pour sauver l’honneur de son ignorance il le rejeta avec mépris, disant d’un air plus entendu encore:—Bible de Huguenots, grimoire d’hérétiques, bon à mettre aux livres à brûler; emportez ça!—Quand le cachot eut été rendu à sa nudité première, c’est-à-dire quand il n’eut plus que deux chaises de bois, un grabat, une table et une cruche égueulée, on se mit à fouiller les coffres, d’où l’on retira tout le linge et toutes les hardes que M. le lieutenant pour le Roi ne jugea pas, pour des criminels, d’une absolue nécessité. Arrivé à la valise que M. Goudouly, l’ancien hôtelier de Patrick, avoit autrefois renvoyée de l’hôtel Saint-Papoul, et qui contenoit quelques riches et tristes dépouilles de Déborah, l’étonnement de M. de Rougemont fut grand de la trouver pleine de vêtements et de bijoux de femme. Il ne se tenoit pas de stupéfaction et d’aise intérieure. S’il l’eût osé, je crois qu’il auroit baisé de joie sa trouvaille.—Décidément, s’écria-t-il à la fin, refermant la valise, après une assez longue extase, et fourrant la clef dans sa poche, sous M. de Guyonnet c’étoit ici un donjon de cocagne. On y passoit les jours en plaisirs, les nuits en orgies. On y dansoit, on y donnoit des bals travestis. Dieu me pardonne! Et c’étoit là vos habits de mascarades, n’est-ce pas, messieurs? Dérision! J’en ferai mon rapport au Roi. Allons, guichetier, emportez ces haillons.—Au mot de haillons, Patrick tressaillit et ne put retenir un râlement de rage. Il auroit donné sa main droite pour conserver auprès de lui ces reliques vénérées de son amie; il eût donné sa vie pour arracher ces reliques aux profanations de ce laquais; mais l’accueil qu’avoit eu sa première prière lui fit une loi de garder le noble silence qui convenoit à son orgueil. Il essuya seulement une larme, et détourna la tête pour ne point voir.
L’expédition étoit achevée; M. de Rougemont renvoya les sergents de garde; mais comme lui-même alloit se retirer, ayant apperçu par hasard le chien de Fitz-Harris, le pauvre Cork, qui s’étoit blotti sous la table, il revint sur ses pas, et lui passant son épée sous le nez, d’un air triomphateur:—Tais-toi, mauvaise bête, lui fit-il.—Puis il ajouta:—Il seroit de mon devoir, messieurs, de faire jeter cet animal dehors; mais je veux manquer en ce point à mon sacerdoce; je vous le laisserai. Comme vous paroissez y tenir et lui donner vos soins, vous serez obligés de partager avec lui votre ration, qui sera mince; ce sera ça de moins que vous mangerez; ce sera ça de faim de plus que vous souffrirez; gardez-le!—A cet ignoble et dernier outrage, Fitz-Harris jeta un cri de dégoût, et répondit avec un courroux superbe:—Nouveau Barnaville, vous voulez, M. le lieutenant pour le Roi, nous pousser à bout; vous voulez nous forcer, comme Jean Crônier, le frère du gazetier de Hollande, à arracher les pierres du mur, et à les aiguiser, et à vous casser le crâne, pour nous faire passer ensuite par une chambre ardente, pour nous faire envoyer à la mort ou ramer sur les galères du Roi; mais vous vous adressez mal: nous n’en ferons rien, je vous le dis! Ce n’est pas, croyez-le bien, que nous redoutions les galères: elles ont touts nos souhaits! Là, du moins, nous aurions de l’air, nous verrions la mer et le ciel!...
Fidèle à sa honteuse parole, comme eût pu l’être un homme d’honneur, ce qu’il n’étoit pas, M. le lieutenant pour le Roi vérifia servilement sa prophétie de marmiton. La part de nos jeunes amis devint mince, en effet. Aux améliorations générales qu’il avoit apportées, il ajouta à leur égard des améliorations particulières. Les porte-clefs avoient eu ordre de ne plus faire, quelle que fût la rudesse de l’hiver et du froid, que deux feux par jour aux prisonniers, c’est-à-dire de mettre, le matin en entrant chez eux, trois bûches dans les cheminées de ceux qui jouissoient du doux avantage d’en avoir, et trois bûches le soir au dîner; mais pour eux, il y eût suppression universelle des six bûches. Chaque prisonnier avoit droit, droit consacré par l’usage à six chandelles de suif en été, et à huit en hiver; mais, chandelles d’été, chandelles d’hiver, furent aussi pour eux mise à l’index; ce qui, vu la petitesse de leur lucarne, garnie, comme on sait, d’une multitude d’espaliers de fer, leur procuroit durant plusieurs saisons l’horreur de dix-neuf heures de nuit sur vingt-quatre.—Un fois, enfin, lassé de languir dans cette mortelle obscurité, lassé de tâtonner dans ces ténèbres, n’y tenant plus, Fitz-Harris fit prier M. le chevalier de Rougemont d’avoir la pitié de leur accorder un peu de chandelle; mais celui-ci eut le cœur de faire une dérision de cette triste demande. Il leur renvoya dire, par le porte-clefs, qu’il s’étonnoit qu’ils demandassent de la chandelle; qu’au défaut de bougie, des gentilshommes comme eux ne devoient brûler que du clair de lune.
M. le chevalier persévéra d’autant plus volontiers dans ce surcroît de mauvais traitements, qu’il y trouvoit son compte. Sa sordidité y trempoit pour le moins autant que sa vengeance personnelle, ou plutôt ces dames s’entendoient comme deux larrons en foire. M. le chevalier ressembloit un peu, en ce cas, à ces crasseux teneurs d’école, qui, pour la moindre faute, heureux encore quand le budget domestique n’a pas fait une loi de la prétexter! condamnent avec empressement leurs élèves à la privation du dessert ou au pain sec; qui, sous couleur d’orner la mémoire, atrophient l’estomac; qui ne châtient jamais qu’au profit de la cuisine; et à qui leurs disciples affamés pourroient dire à bon droit: De grâce, maître, un peu moins de morale et plus de soupe.
Ainsi que ces piètres, ce n’est pas que M. le lieutenant pour le Roi eût un besoin urgent de ces petits tours de bâton; mais un et un font deux; mais les petits ruisseaux font les grandes rivières; mais il thésaurisoit; son avarice d’ailleurs l’eût fait le très-humble serviteur d’un scheling d’Allemagne, d’un liard effacé; non, certes! ce n’est pas qu’il en eût un besoin urgent, car sa place étoit bonne; bonne tant que vous voudrez! mais le bon comme le beau ont-ils des limites connues? Le beau ne peut-il pas être embelli? Le bon ne sauroit-il être bonifié? Si le mieux est l’ennemi du bien, le meilleur n’est pas l’ennemi du bon. Le fait est que sa bonne place, toute bonne qu’elle étoit de son acabit, rendons-lui cette justice, il avoit eu l’art de la pratiquer si adroitement avec certains petits engrais artificiels, et de la féconder avec un système, à lui, d’irrigation si parfaitement approprié, qu’il l’avoit, vraiment, dans la sincérité de mon âme, parlant avec la plus grande ouverture de cœur, considérablement bonifiée. Elle offroit alors l’image d’un printemps éternel; fleurs et fruits y pendoient en toute saison. Il y moissonnoit tout le long de l’année. Mais sous ce tapis de verdure, si l’on avoit passé la bêche, comme dans un cimetière on eût fait sonner des ossements.
M. le lieutenant pour le Roi au Donjon ne recevoit régulièrement, pour son poste, que trois mille livres; mais touts les revenant-bons, mais tout son savoir-faire, arrivoient, comme on a vu, et changeoient bien la thèse. Il souffloit si bien la bête morte, que la grenouille devenoit un bœuf. L’âne de carton se faisoit cheval de bronze. En un mot, les petits mille écus du commis se métamorphosoient en vingt ou vingt-cinq bonnes mille livres de rente, bon an, mal an. Vingt-cinq mille livres de rente!... mais cet or étoit le prix du sang, c’étoit les trente écus de Judas.
Vingt-cinq mille livres!... Tout bien compté, ce n’étoit pas trop, ce n’étoit guère, même, pour un si beau dévouement au Roi, à la Royauté, au Royaume; car la chère âme se donnoit bien du mal. Quelle vigilance! Quelle entente des affaires! Quelle adresse! Quelle intelligence! Quel homme à la fois de cabinet et de fourneau! Quelle tendre sollicitude pour le bien de la chose! Comme il frappoit dru avec sa houlette! Comme les chiens mordoient bien à sa voix!... Quel silence dans le Donjon! quelle tristesse! comme tout y étoit bien claquemuré! comme tout y étoit bouché hermétiquement! comme on y souffroit bien! comme on y avoit froid! comme on y avoit faim! comme le désespoir y régnoit!... Vingt-cinq mille livres! tout ça! ce n’étoit pas trop, ce n’étoit guère. Eh! quel zèle! Quelle imperturbabilité! Quel cœur inaccessible! Quel amour de ses devoirs! Quelle ferveur! Quel beau fanatisme! si beau même, que ce serviteur à toute outrance eut plusieurs fois la douleur de ne pas se voir assez compris par ses maîtres. M. le marquis Paulmi d’Argenson, gouverneur du Château, un descendant du premier surintendant de la Police du Royaume, M. Marc-Réné de Voyer de Paulmi d’Argenson, celui-là même qui surprit la religion du Roi et de Pontchartrain pour se venger du marquis de Brurauté sur le comte de Thunn, comme on a vu; M. le marquis de Paulmi d’Argenson, dis-je, fut maintes fois obligé de mettre le pied sur la queue de ce serpent pour le rappeler à l’ordre, tant il alloit loin dans son royal enthousiasme!
La colère est un flux puissant qui soutient et entraîne. Dans sa colère contre le nouvel ordre de choses, Fitz-Harris puisa d’abord quelques forces; mais quand la marée se fut faite, quand le flux amorti se retira, le flot manqua à sa barque, elle s’engrava de nouveau profondément; le jusant la laissa à sec; et, comme au milieu d’une grève solitaire, il se retrouva encore debout au milieu de son marasme. Que faire pour se distraire? Qu’il soit de bois, qu’il soit de pierre, que faire pour se distraire dans un cercueil? Parler?... Depuis dix ans bientôt que ces deux pauvres jeunes hommes étoient seul à seul, face à face, ils s’étoient tout dit: souvenirs d’enfance, sentiments de jeunesse, folies, rêves, désirs secrets, pensées d’orgueil, péchés, amourettes, amours, amour de la patrie! souvenances du village, souvenances de leur père, souvenances de leurs frères ou de leurs compagnons, souvenances de leur mère, souvenances de leur sœur. Ils avoient passé et repassé mille fois par les sentiers de la montagne. En image, mille fois ils étoient revenus jouer sur la rive du lac natal, cueillir des roseaux verts, amasser des cailloux, lancer des pierres aux hirondelles, ou troubler l’eau avec un long rameau de saule. Lire? Fitz-Harris n’étoit pas un grand liseur; sa tête active ne lui laissoit pas assez de cesse. Tandis que de l’œil il suivoit machinalement la ligne sur la page, il bâtissoit ailleurs des choses bien plus belles que ce que l’homme a écrit. Patrick, à la bonne heure!... Mais ils n’avoient plus de livres. Et eussent-ils été en assez bons termes avec M. le lieutenant de Roi, comme on disoit, pour lui en faire demander, qu’il en eût été à peu près de même. Il n’y avoit point de bibliothèque au Donjon comme à la Bastille. M. de Rougemont, d’autre part, n’étoit pas un homme littéraire; il avoit bien un garde-manger, beau comme un buffet d’orgues, mais il n’avoit pas d’armoire à livres; et il falloit qu’un prisonnier suppliât vingt fois avant d’obtenir quelqu’un des bouquins domestiques qui traînoient par la maison. Les prisonniers en bonne odeur parvenoient aussi quelquefois à se faire apporter un cahier de papier; mais chaque feuillet en étoit soigneusement numéroté, et il falloit qu’ils justifiassent de leur emploi. Écrivoient-ils quelques lettres: on les remettoit ouvertes à M. le lieutenant, qui les lisoit toujours, mais les laissoit rarement sortir. Celles qui leur étoient adressées du dehors ne pénétroient jamais jusqu’à eux, pour ainsi dire. Dans ce désœuvrement, Fitz-Harris, c’étoit devenu sa manie, retiroit la couverture de laine de leur grabat, l’étendoit par terre, se couchoit dessus avec Cork, et là, dans une espèce de sommeil ou d’apathie, qu’on eût dit procurée par de l’opium, il passoit des journées, de longues journées, immobile, muet, la paupière baissée ou le regard fixé sur les pierres de la voûte, examinant les compartiments et les dessins bizarres qu’en son imagination engourdie sembloient former les joints des claveaux et des voussures contrariés dans leur appareil; et Patrick, durant ce temps-là, de son côté, assis devant la table et penché dessus, la figure appuyée sur ses bras et cachée, pleuroit quelquefois, et s’abymoit dans des rêves que Dieu lui envoyoit, sans doute, mais que nul n’a connus, mais que nul ne connoîtra jamais.
Les soins de M. de Guyonnet pour ses deux enfants gâtés, le régime salutaire dont on jouissoit au Donjon sous son gouvernement, avoient contrebalancé les ravages de l’ennui chez Fitz-Harris; mais, alors, livré à l’ennui le plus dévorant, il dépérissoit comme une herbe annuelle sous les premiers vents froids de l’automne; il s’étioloit et pâlissoit comme une pauvre petite herbe des champs emprisonnée; il s’affoiblissoit, faute d’espace et d’exercice. Pour toute promenade, de temps en temps on les faisoit passer de leur cachot dans la grande salle commune, qui recéloit, à chacun de ses angles, une chambre octogone pareille à la leur. Cette salle sombre et sans meubles, voûtée en ogive, n’avoit qu’un seul pilier au centre, autour duquel Fitz-Harris et Patrick tournoient et retournoient tristement comme autour d’une idée fixe: on eût dit deux chevaux aveugles attelés au manége d’un laminoir. Le dimanche, j’oubliois, ils avoient encore quelquefois une sortie: quand l’aumônier disoit la messe à la chapelle du Donjon on les y conduisoit; et là, du fond des espèces de cages, toutes fermées de doubles portes, où l’on enfermoit les prisonniers un à un comme des bêtes féroces, semblant une couple de hyènes grises ou rayées, de Pologne ou de Coromandel, exposées à la curiosité publique, ils assistoient, le cœur triste et serré, à la commémoration du dernier repas que prit chez les hommes le prophète innocent, l’agneau sans tache si lâchement crucifié.
Comme une herbe annuelle sous les premiers vents froids de l’automne, Fitz-Harris dépérissoit, ai-je dit; et comme il avoit le sentiment de son dépérissement, qu’il se voyoit sécher et vieillir, cela creusoit encore son mal. Il avoit toujours la pensée de sa perte présente à l’esprit, qu’il prît la chose follement ou gravement, qu’il acceptât ou repoussât cette fatalité. Souvent, en regardant ses bras décharnés, ses jambes amaigries, il se prenoit à pleurer à chaudes larmes. L’idée sombre qui l’occupoit perçoit dans tout, empruntoit toutes les formes pour se faire jour. Une fois, entre autres, en se versant à boire, il cogna le col ébréché de la cruche et le mit presque en morceaux. Ayant ensuite ramassé par hasard un des tessons, assez anguleux, une fantaisie lui vint, et il y obéit.—Patrick! s’écria-t-il, une idée! Je vais graver mon épitaphe! Et après avoir tracé le contour d’un sablier et d’une faulx, il écrivit:
CI-GIT
KILDARE FITZ-HARRIS,
NÉ LE 9 AVRIL 1744
A KILLARNEY, AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE,
ENSEVELI VIVANT DANS CE TOMBEAU DE PIERRE
LE 21 SEPTEMBRE 1763,
A L’AGE DE DIX-NEUF ANS CINQ MOIS
ET DOUZE JOURS.
AYANT SOULEVÉ LE COIN DE SON LINCEUL, D’UNE MAIN TREMBLANTE, SUR CETTE PAROI INTERNE, IL A GRAVÉ LUI-MÊME CES MOTS, LAISSANT A D’AUTRES, PLUS HEUREUX, LE SOIN DE L’ÉCRIRE SUR LE COUVERCLE.
DE PROFUNDIS.
Patrick, avec un sourire doux et triste, la tête mollement inclinée sur l’épaule, immobile, le regardoit faire.
—Eh bien! mon beau Pat, lui cria Fitz-Harris affectueusement, tu ne me dis rien? Ne trouves-tu pas cette épitaphe originale, insolite, et digne tout-à-fait de la célébrité de l’épitaphe énigmatique de Bologne? Quant à la faulx et au sablier, je ne suis pas fort en sculpture, je te les abandonne. Mes os en sautoir ne sont pas non plus très-merveilleux, et mes gouttes lacrymales, aux yeux des connoisseurs, je l’avoue, pourroient bien ressembler moins à des larmes qu’à des poires. A ton tour, maintenant; je te cède mon burin; voyons un peu, fais la tienne. —Non, merci, Fitz-Harris, tu es un fou de jouer ainsi avec des choses graves; d’ailleurs, je ne suis pas de force; sans flatterie, tu manies le ciseau comme un Grec.—Oh! mon Dieu! miss Patrick, si vous faites la sucrée, reprit malignement Fitz-Harris, après tout, on tâchera de se passer de votre talent; dictez seulement à votre page; il écrira.
Et il se remit à l’ouvrage, et Patrick, par condescendance, et peut-être aussi de peur qu’il ne gravât quelque impertinence sur son compte, lui dicta:
CI-GIT
PATRICK FITZ-WHYTE;
NÉ LE 15 JUIN 1742,
DANS UNE CRÈCHE, AUX BORDS DU LAC DE
KILLARNEY,
AU COMTÉ DE KERRY, EN IRLANDE;
ENSEVELI VIVANT, SOUS CETTE MÊME LAME,
LE 2 SEPTEMBRE 1763,
A L’AGE DE VINGT ET UN ANS DEUX MOIS
ET DIX-SEPT JOURS.
ADIEU DÉBORAH!
NOUS NOUS REVERRONS LA HAUT!...
DE PROF.....
Fitz-Harris ne put achever ce dernier mot, un étourdissement l’avoit pris. Il se traîna tout chancelant jusqu’au bord de son lit, et c’est tout ce qu’il put faire. A cette époque il étoit déjà dans une telle foiblesse que l’application qu’il avoit mise à tracer ces inscriptions sur la muraille l’avoit épuisé. Depuis quelque temps, même dans l’inaction, sans qu’aucun effort apparent les provoquât, il étoit sujet à de pareilles défaillances. Il se plaignoit aussi de spasmes, de palpitations au cœur, de sueurs froides. Il avoit souvent à la bouche un mouvement convulsif pénible à voir. Un frisson mortel ne désemparoit pas de lui. Ces souffrances lui donnoient sur les nerfs, l’agaçoient, et son irritabilité naturelle et son irrascibilité augmentoient dans une proportion effrayante. Il faisoit attention à tout, il s’occupoit de tout, lui qui, dans son beau temps, ne songeoit à rien, et à qui rien n’importoit; et la plus petite chose, sans savoir trop pourquoi, le crispoit, le révoltoit. Il se levoit morose, et tout autour de lui et sur lui lui sembloit sale, mal fait, mal adroit, et il s’en affligeoit sincèrement. La chaleur si ardente qu’il avoit eue dans le cœur s’étoit refroidie. Ce qu’on pourroit appeler le pouvoir d’aimer avoit quitté son âme; il se détachoit de tout. Il devenoit dur, insensible, à son égard et pour autrui. Il tracassoit sans relâche les porte-clefs. Plus de caresses pour Cork. Cork avoit toujours tort, Cork l’importunoit, Cork étoit grondé sans cesse. Plus de bonnes paroles pour Patrick; il le grondoit, il lui disoit des duretés. Puis, quand, par hasard, un mouvement de tendresse renaissoit, c’étoient alors des folies! Il caressoit Cork sans miséricorde, il le baisoit, il lui demandoit pardon d’être resté si long-temps sans l’aimer. Il disoit les plus douces choses à Patrick; il le cajoloit et vouloit, dans sa prévenance, tout lui donner, même ses soins, le pauvre mourant! même sa part de nourriture. Patrick, au demeurant, avoit beaucoup à souffrir; car ce commerce étoit, on le sent de reste, âpre et difficile. Mais que sa conduite étoit belle! Faisant toute abnégation de soi-même, il laissoit passer, sans souffler mot, les reproches injustes, les épithètes cruelles; il se ployoit, il se courboit, il se prêtoit comme un esclave inepte; il obéissoit religieusement aux fantaisies les plus étranges, aux caprices les plus passagers.—Au temps où nous voici arrivés, le mal avoit fait un tel progrès chez Fitz-Harris, que ses jambes trembloient et fléchissoient sous le poids de son corps, qu’il avoit peine à se tenir debout. Patrick, vers le milieu du jour, l’aidoit à se lever, l’enveloppoit bien chaudement et l’asseyoit sur une chaise, d’où il ne bougeoit plus jusqu’au coucher. Seulement il falloit qu’il le changeât vingt fois de place. Fitz-Harris le prioit de l’asseoir vers la porte; puis, une fois là, il regrettoit de n’être pas auprès de la table; puis, auprès de la table, il souhaitoit d’être plus près de la cheminée. Quelquefois, dans ses dispositions de mélancolie plus douce, quand il avoit bien parlé de sa patrie, de l’Irlande, il demandoit à voir encore une fois le ciel; Patrick, alors, le chargeoit doucement sur ses épaules, et se rangeoit le long de la muraille, au-dessous de la lucarne. Se haussant comme il pouvoit, agrippé aux barreaux intérieurs, Fitz-Harris parvenoit à dépasser de la tête l’embrasure, et là, tant que Patrick ne ployoit pas sous la charge, il demeuroit tristement à contempler, à travers les clayonnages de fer et les vitres sales, quelques bribes d’azur, un reflet jaune ou une étoile solitaire. Scène déchirante et sublime! Chose horrible, à faire pleurer les pierres!... Pauvres jeunes hommes!
Fitz-Harris étoit depuis long-temps dans cet état de langueur et de consomption, quand, un matin, le porte-clefs, en leur apportant, à onze heures, leur pitance, leur annonça, pour l’après-midi, afin qu’ils aient à mettre plus d’ordre dans leur chambre, la visite de M. le lieutenant-général de la Police du Royaume.
Car M. le lieutenant-général de la Police du Royaume avoit pour habitude de venir, ordinairement, une fois dans l’année, à la Forteresse, pour y faire censément une soi-disant inspection. Rarement il y manquoit. Il aimoit beaucoup ça. C’étoit pour lui comme une partie de campagne, un rendez-vous de chasse, auquel il invitoit toujours quelques-uns de ses bons amis. Il y amenoit même, quelquefois, sa petite famille, en calèche, quand on avoit été bien sage. Il va sans dire que M. le lieutenant pour le Roi étoit averti d’avance du jour fixé par M. le lieutenant-général. A son arrivée chez le commandant, après les bonjour, comment vas-tu? exigés par la politesse, ce dernier s’en alloit, droit comme un âne retourne au moulin, prendre place à la table qu’il savoit lui être servie. Alors se commençoit un somptueux, un splendide repas, où se trouvoit tout ce que l’opulence et la délicatesse la plus recherchée avoient pu inventer et réunir. M. le lieutenant-général baffroit, buvoit, se délectoit, s’extasioit, se confondoit en éloges, goûtoit, dégustoit, revenoit au même plat, se léchoit les barbes.
Hosanna in excelsis! quelle fête! quelle magnificence! O Amphytrion trois fois heureux!... Puis, une fois bien amorcé, dans le plus chaud moment de son enthousiasme, vite on insinuoit à ce magistrat, vite on lui couloit en douceur dans le tuyau de l’oreille que telle étoit à peu de chose près le régime ordinaire des prisonniers, et que le cuisinier qui venoit d’exciter ses transports étoit celui-là même du Donjon. Il l’entendoit ou ne l’entendoit pas, il l’écoutoit ou ne l’écoutoit pas, il y croyoit ou n’y croyoit pas, ce sera comme on voudra; cela ne fait rien à notre affaire; mais ce qui est toutefois positif, c’est qu’aussitôt que M. le lieutenant-général étoit bien pansu, bien repu, bien bu, comme on diroit en anglois, on le lâchoit tout rayonnant dans les tours, où il demeuroit à peine une heure, et ne voyoit jamais qu’un certain nombre de prisonniers, les originaux, les plus amusants à voir, comme il disoit, qui, les infortunés, de peur d’aggraver leurs misères, n’osoient se plaindre du traitement qu’ils éprouvoient. A peine, d’ailleurs, avoient-ils le temps de lui dire quelques mots sur la liberté qu’ils attendoient de sa justice. De la justice de M. le lieutenant-général de Police? Dérision!
Le porte-clefs avoit dit vrai: en effet, ce jour-là, M. le lieutenant-général fit sa visite annuelle. Dans l’après-midi, en effet, un bruit extraordinaire éclata aux portes du cachot, qui, tout-à-coup, s’ouvrirent comme par enchantement et laissèrent entrer avec fracas une suite nombreuse. Marchoit en tête, ou plutôt trébuchoit en tête, M. le lieutenant-général, pour plusieurs raisons, et parce qu’en outre, en entrant, son pied avoit heurté contre la marche qu’il falloit monter pour entrer dans la chambre; marche que, pour plusieurs raisons encore, il n’avoit pas vue au moment de son apparition triomphale. Vêtu de noir, il étoit comme tout magistrat bien né doit l’être. Du reste, personnage insignifiant. Derrière ses hauts talons venoient immédiatement quatre autres comparses de même couleur, principaux commis, sans doute; puis M. le lieutenant pour le Roi au Donjon, et les siens, en habit neuf. A ce coup de théâtre, Fitz-Harris, qui, enveloppé dans toutes ses hardes et dans la couverture, étoit assis le dos tourné à la porte, fit faire un demi-tour à sa chaise pour se mettre avec la cavalcade face à face. Les deux camps sont donc en présence. Fitz-Harris regarde tout ça de son air hargneux. Si l’on en vient aux mains, gare! la journée sera chaude.—M. le lieutenant-général, l’œil luisant, la lèvre épaisse, après avoir balbutié inintelligiblement quelques paroles, parvint enfin à détacher assez sa langue pour dire d’une voix engluée:—Avez-vous, prisonniers, quelque réclamation à faire? Êtes-vous bien nourris?—A laquelle question Patrick répondit:—Nous le sommes assez mal, monsieur; oui, assez mal! Mais l’affaire de notre liberté nous intéresse davantage; occupons-nous du plus nécessaire, s’il vous plaît. C’est notre sort qu’il s’agit de changer, et non notre pâture. Faites-nous libres d’abord. Et, quand nous serons libres, nous vivrons comme les oiseaux du ciel, non pas comme il vous plaira, mais comme il plaira à Dieu.—Assez mal, reprit âprement Fitz-Harris; oui! puisqu’il faut le dire, nous le sommes assez mal, horriblement mal! Mais, monsieur, n’avez-vous pas de honte de venir parader ainsi la bouche pleine, dans l’antre de la faim, devant de pauvres gents qu’on exténue par le jeûne? Oui, monsieur, vous le savez de reste, nous le sommes assez mal! Voyez mon état; voyez comme mes bras et comme mes joues se décharnent. M. le commandant que voici est un valet infidèle qui fait, sans pitié, danser l’anse du panier que le Roi lui a mis au bras. Monsieur gagne sur tout: sur le pain, sur le vin, sur le sel, sur les fèves, sur les harengs, sur la viande pourrie qu’il nous donne. Il nous laisse sans lumière, sans feu, sans vêtements. Et, moyennant notre faim, notre soif, moyennant notre misère, et le linge sale qui nous ronge, et le froid qui nous gerce, monsieur, sans doute, monte son écurie, sème de l’or dans les tripots, entretient des filles! Monsieur achète des prés au soleil, des robes de moires et des angleterres à madame! Monsieur fait le bon père! Monsieur élève sa famille! Eh! vous, le maître immédiat de ce laquais, vous savez ça, et vous le laissez faire! vous souriez à ces bassesses! vous connivez à ces infamies! Honte et opprobre!...
Tandis que Fitz-Harris jetoit ces dernières paroles à pleine gorge, M. le lieutenant-général de police, décontenancé au plus haut point, avoit prononcé quelques mots que la voix du prisonnier couvrit et qu’on n’entendit pas; puis il avoit fait un geste comme pour se retirer et se faire suivre. Mais, là-dessus, le pauvre malade, à qui l’indignation venoit de rendre quelques forces, s’étoit levé tout-à-coup, et, rejetant la couverture qui l’enveloppoit, s’étoit précipité contre la porte. La porte, sous ce choc, s’étoit refermée, et alors sans interruption, pour ainsi dire, et d’une façon plus téméraire encore, il avoit poursuivi:—Audience, monsieur, s’il vous plaît? qui vous presse? Votre festin n’est donc pas fini? Croyez-moi, ne rentrez pas à la buvette; d’ailleurs, chacun à son tour à vous avoir; vous êtes mon hôte à cette heure et je suis votre échanson. Oh! je le vois bien, c’est que mes paroles vous pèsent. Vous ne vous attendiez pas à ce bouquet de chardons que j’ai cueilli sur ces dalles. Il y a long-temps que j’avois toutes ces choses sur le cœur; je vais mourir... mais, du moins, je ne mourrai point sans vous les avoir dites. Quand on me met le pied sur la gorge, comme le ver sur qui l’on marche, je me redresse; quand on m’éperonne, je rue! Jusqu’à ce jour, j’avois fait l’âne pour avoir du son; j’avois été gentil avec vous lors de vos visites; à deux mains jointes, doucement, j’avois imploré de vous ma liberté, j’en avois flatteusement appelé à votre miséricorde et à la justice de votre cœur; mais à quoi tout cela a-t-il abouti? Quel mieux avez-vous apporté à notre sort, depuis onze ans que vous venez honorer notre cachot de votre présence; depuis sept ans, depuis l’arrivée au Donjon de monsieur votre ami, que vous venez, entre deux vins, faire le petit Vincent-de-Paule, l’homme aux entrailles de père? Pitié!... Hypocrisie!... Otez donc ce masque, il vous déguise mal, beau sanglier faisant le philanthrope! Monsieur le lieutenant-général de la Police du Royaume, vous avez des héraults; envoyez-les donc, je vous en défie, proclamer par les carrefours de la ville ce que vous nous faites ici, et pourquoi vous nous le faites. Mais non, donnez-vous-en bien de garde, vos crieurs seroient massacrés. Ces choses-là, d’ailleurs, ne se divulgent pas: c’est le secret du ménage, c’est la bouteille à encre de la Police, c’est le pot au rose du Roi.—Depuis onze ans, monsieur, nous vous demandions la liberté ou la mort; aujourd’hui, monsieur, que la mort habite dans mon sein, je vous demande la liberté ou qu’on m’achève!...
Comme Fitz-Harris en étoit là, les porte-clefs, qui depuis long-temps s’agitoient pour l’arracher de devant la porte, en vinrent enfin à leur honneur, et comme, tout débusqué qu’il étoit de son poste, il reprenoit haleine et brandissoit un nouvel épieu, Patrick, qui sentoit avec douleur qu’il n’en avoit déjà que trop dit, lui mit la main sur la bouche.... Il étoit temps. Les fumées du vin et de la colère montoient au nez de MM. les lieutenants. Ils menaçoient, ils caracoloient. Fitz-Harris, dans le fait, soyons francs, avoit frappé assez dru, sur les écailles de ces reptiles pour qu’ils sifflassent et montrassent leurs dards.—Sortons, messieurs, sortons, je n’y tiens plus, s’écrioit M. le lieutenant-général. De grâce, ôtez-moi de ce foyer de sédition! De grâce, ôtez-moi du spectacle de ces furieux!—M. le lieutenant pour le Roi, vous me ferez jeter sur l’heure ces régicides dans les cabanons de Bicêtre, en attendant pis.—Que son Excellence me laisse le soin de venger la Couronne, et se repose sur moi, répondit avec joie M. de Rougemont.
Et la troupe défila comme elle étoit venue, non sans trinquer, chemin faisant, avec les murailles. M. le lieutenant au Donjon formoit l’arrière-garde, il tordoit ses bras avec rage; ses dents claquoient.
Aussitôt que le cachot fut débarrassé et que Fitz-Harris se fut retrouvé en face de lui-même, la raison lui revint; mais les forces que lui avoit prêtées la colère s’évanouirent. Il s’affaissa tout-à-coup sur les dalles, et, promenant son regard autour de lui, il se prit à verser un torrent de larmes. Il frissonnoit. Patrick s’empressa de le relever, le fit asseoir: et renveloppa dans ses langes le pauvre enfant.—Oh! mon frère, lui dit alors Fitz-Harris, nous sommes perdus! qu’ai-je fait? Que m’as-tu laissé faire? Je ne sais plus dans mon délire, ce que j’ai dit à ces hommes, mais il me semble que je leur ai dit des choses bien cruelles et qu’ils rugissoient. Oh! mon frère, nous sommes perdus! Cache-moi, ils vont revenir pour me tuer!...—Non, mon pauvre ami, lui répondit Patrick. Allons, courage, un peu de calme! Ne crains rien; ces gents-là font mourir, mais ne tuent pas.
Environ trois heures après cette échauffourée, M. le lieutenant pour le Roi, armé de sa canne, et les trois porte-clefs du Donjon armés chacun d’un bâton, tambour battant, mèche allumée, se précipitèrent inopinément dans le cachot. M. le lieutenant pour le Roi écumoit.—Holà! A nous deux, maintenant, misérables! se mit-il à hurler, renversant la table d’une main, et brisant la cruche d’un coup de pied pour se donner une allure formidable. Porte-clefs, rouez-moi de coups cette vile populace! Un noble gentilhomme, un serviteur du Roi, traité ainsi devant son Excellence, par un petit va-nu-pied, un ver de terre, un enfant des rues! Tu voulois donc, brigand, me faire chasser du poste où l’estime générale m’a placé? Tu voulois donc arracher son gagne-pain à un pauvre père de famille?... (Au mot père de famille, mot tant exploité depuis, M. de Rougemont donna à sa voix une inflexion sentimentale. S’il eût pu se cracher dans les yeux, je crois, dans son attendrissement, qu’il eût versé quelques larmes.) Tu mériterois, plat-gueux, d’être écorché tout vif, que je te fisse avaler mon poing comme une poire d’angoisse, que je te cassasse ma canne sur les reins! Tiens donc!—Tiens donc!—Je te tuerai,—misérable!...—Holà! monsieur, c’est une infamie; frapper ainsi un malade! Brute vile et féroce! cria alors Patrick en se plaçant entre M. le lieutenant et son ami, que ces coups avoient couché par terre.—A moi! porte-clefs, à moi! reprit M. de Rougemont; et deux porte-clefs s’élancèrent sur Patrick et le frappèrent violemment. Patrick ne broncha pas. Haussant les épaules de pitié, il se contenta d’arracher fièrement la canne de M. le lieutenant pour le Roi, de la briser sur son genou, et de lui en jeter les morceaux à la face.
Tandis que ceci se passoit, derrière Patrick se passoit une chose plus barbare, plus ignoble encore, digne d’un Bourguignon au temps des Armagnacs, digne du temps où, emmitouflé dans une robe de damas doublée de martre, et le couteau en main, régnoit dans la boue le roi Capeluche. Le troisième porte-clefs, homme de carnage, s’étant saisi de Cork, et lui ayant brisé la tête sur l’angle de la cheminée et sur la muraille, s’amusoit à barbouiller de sang Fitz-Harris, étendu sans vie sur le plancher, en lui passant sur le visage le corps mort de son pauvre ami. Patrick, tournant la tête et voyant cette lâcheté, jeta un cri terrible; mais M. le chevalier de Rougemont y donna un sourire d’applaudissement.
Quel cœur ne seroit soulevé! Ma plume tremble et m’échappe. A cet endroit, ce livre tombera sans doute de plus d’une main. Qu’y puis-je? La vérité n’est pas toujours en satin blanc comme une fille à la noce; et, sur Dieu et l’honneur! je n’ai dit que la vérité, que je dois. Quand la vérité est de boue et de sang, quand elle offense l’odorat, je la dis de boue et de sang, je la laisse puer; tant pis! Ce n’est pas moi qui l’arroserai d’eau de Cologne. Je ne suis pas ici, d’ailleurs, pour conter des sornettes au jasmin ou au serpolet.
Ce dernier acte d’une férocité suprême avoit glacé Fitz-Harris et Patrick: ils restoient là à demi morts, anéantis, comme attendant le coup fatal.—Profitant de cette stupeur, deux porte-clefs ramassèrent Fitz-Harris et l’emportèrent hors du cachot; et M. le lieutenant pour le Roi et le troisième porte-clefs, le prenant chacun par un bras, entraînèrent avec eux Patrick. Dans la tour de la Surintendance, il y avoit quatre cachots de cinq ou six pieds carrés, où les lits étoient de pierre et, tout au fond, un grand caveau où l’on ne pouvoit pénétrer que par un trou pratiqué dans la voûte. Ce fut au bord de ce trou, dont la trappe étoit levée, et dans lequel on avoit placé d’avance une échelle, que furent amenées les deux victimes. Arrivé là, Fitz-Harris revint à lui, et, voyant que c’étoit là qu’on alloit le plonger, sa nature se révolta; il jeta un cri, fit lâcher prise aux porte-clefs, et se dressa sur ses pieds d’un seul bond. Patrick, alors, avec un phlegme sépulcral, se mit de lui-même à descendre l’échelle, en disant:—Il faut mourir, mon frère; mon frère, il faut mourir quand il plaît à Dieu! Viens!... Fitz-Harris, vaincu par ces paroles, se rapprocha de l’ouverture pour imiter son ami; mais comme il se penchoit pour saisir les montants de l’échelle, M. le lieutenant pour le Roi, ou peut-être un porte-clefs, je ne saurois dire, le poussa rudement, le pied lui manqua, et il tomba comme une masse au fond de la citerne.
L’échelle fut remontée, et la trappe s’abaissa.