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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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XXIX.

Plus le cheval qui emportoit le corps de Vengeance précipitoit sa course, plus son épouvante augmentoit, plus sa course devenoit terrible et bizarre: la tête, abandonnée à son poids, rouloit sur la croupe et la heurtoit; les jambes, molles et inertes, qui pendoient à droite et à gauche, et alloient et venoient comme des étriers vides, frappoient les flancs; et cela aiguillonnant sans relâche la pauvre bête, comme eût fait un dresseur féroce, la peur dans l’oreille, l’effroi au cœur, la sueur sous le poil, elle bondissoit, elle franchissoit comme un fossé, comme le ravin d’un torrent, de longs espaces de terrain solide;—tantôt, comme un couteau fermant ouvert dans toute sa longueur, et lancé contre une poitrine ennemie, elle glissoit au-dessus du sol, tantôt elle rasoit le sol comme une faulx.—Ce n’étoit plus de la vitesse, c’étoit de la phrénésie!

Défais-toi de cette épouvante qui t’égare, ô coursier noble et fidèle! Ces ténèbres, ne vois-tu pas que ce n’est que la nuit? la nuit, cette intermittence de la fièvre qu’on appelle le jour! Le poids qui te charge, ne vois-tu pas que c’est ton jeune maître, ton compagnon d’enfance, que la mort a réduit à l’état d’un fardeau stupide?—Hélas! de cette tête qui roule sur tes hanches, et que ta course agite comme si elle étoit coupée et suspendue à l’arçon d’une selle, il ne sortira plus cette voix aimée qui te faisoit tressaillir comme le son de la trompette!—Oh! de grâce! à quoi bon tant de hâte, coursier noble et fidèle? qui te presse? Va, tu n’atteindras que trop tôt le terme de cette course rapide!... Tu ne portes pas, toi, comme le cheval cosaque sur lequel autrefois fut lié le beau page du roi de Pologne, un hetman à l’Ukraine! Tu n’es point une clef, toi, qui s’en va ouvrir le champ brillant d’un avenir!—Une barque qui traverse d’une côte désolée vers une côte orientale!—Ce n’est pas Mazeppa que tu portes, te dis-je, mais un cadavre! ce n’est pas le destin d’une nation, mais une destinée tranchée! Ce n’est pas vers un thrône que tu marches, mais vers une tombe!—Vers la tombe!... insensé que je suis, mais n’est-ce donc pas là le thrône digne d’envie! Oh! va vite! va vite! noble coursier!—La couronne de pavots que pose la mort sur notre tête est la plus douce couronne, le plus doux règne c’est le sommeil du sépulchre!—Oh! va vite! va vite!—Le royaume de la mort est à coup sûr le plus doux, car pour lui nous quittons touts la vie; et qui vit jamais parmi nous un transfuge de la mort!...

L’obscurité protégeoit cette fuite,—mais nul corbeau ne vint se suspendre au-dessus du coursier et voltiger comme un phalène autour d’un flambeau; point de troupes de loups ravissants, remplissant les airs de leurs hurlements lointains, ne s’acharnèrent à sa suite; ni déserts de sable, ni solitudes désolées, ni steppes aux arbres rabougris, ne se découvrirent devant ses pas:—Seulement après quelques werstes de campagne cultivée, de champs en rapport, il atteignit bientôt, peut-être par hasard, la rive de la forêt de Saint-Germain, d’où, s’orientant comme un pilote habile, il se dirigea vers les hauteurs de Triel. Alors escaladant avec la rapidité d’un izard le penchant de la colline et gagnant le plateau, il vint enfin se poster avec un grand fracas devant la grille du ménil d’Évêquemont.

Là, le col étendu et le front renversé comme un cygne effrayé qui bat de l’aile, et claquète à la vue d’une buse qui plane au-dessus de sa couvée, les nazeaux collés aux barreaux de la grille, piaffant et passageant avec force, écorchant la terre, il se mit à hennir, ainsi qu’un voyageur de nuit appelle et frappe à la porte d’une hôtellerie.—A ce bruit les chiens de garde réveillés s’élancèrent au bout de leurs chaînes et répondirent aux hennissements par des aboiements à pleine gueule.—Ce fut un vacarme terrible, on eût dit que dans les nuées une chasse infernale passoit.

Déborah veilloit encore à cette heure.—Penchée tristement sur le balcon de sa fenêtre, elle écoutoit le silence de la nuit avec l’attention qu’on prête à une symphonie. Au plus léger mouvement des feuilles, au plus doux murmure du vent, elle tressailloit, y croyant trouver un présage du retour de son fils qui, le cruel, tardoit bien à revenir! Dans touts les bruits et les soupirs nocturnes elle l’entendoit, elle entendoit le galop de son cheval.—Après les confidences de la veille, comment la disparition de Vengeance et l’absence de ses armes n’eussent-elles pas donné les plus vives inquiétudes, n’eussent-elles pas causé les plus vives alarmes? Le billet que Vengeance avoit écrit et laissé sur la table en partant, ne pouvoit guère d’ailleurs contribuer à rassurer Déborah; car il ne contenoit que cette phrase mystérieuse:—«Soyez tranquille, ma mère, je reviendrai.»—Lorsque certaines questions isolées que lui avoit faites Vengeance, se représentoient en faisceau dans son esprit, il lui sembloit qu’elle entrevoyoit les choses, que les choses s’expliquoient: alors son anxiété devenoit extrême; elle pleuroit; quelquefois, tremblante comme un lâche sous le fer d’une hache, elle tomboit sur les genoux, et levant ses bras au ciel, d’une voix déchirante elle imploroit:—O mon Dieu! s’écrioit-elle, vous qui êtes un Dieu juste, veillez sur mon enfant! veillez sur mon fils!... O mon Dieu! n’exigez pas de moi un trop grand sacrifice!

Aussi dès qu’elle eut entendu les pas et les hennissements du cheval, ne doutant pas que ce fût son fils adoré qui revenoit, remerciant Dieu qui le lui rendoit, et se hâtant de s’avancer à sa rencontre, tout bas elle s’étoit dit:—Il s’en revient triomphant!

Les gents du château couroient devant ses pas avec des flambeaux; car au château touts les valets avoient partagé les inquiétudes de Déborah, et avoient refusé de prendre aucun repos avant le retour de leur jeune maître; et lorsque Déborah arriva vers la grille, déjà les gardes l’avoient ouverte.—Mais alors ce fut un coup terrible! au lieu de ce fils enivré par la victoire, revenant fièrement, la tête de son ennemi suspendu au poing,—comme elle se l’étoit imaginé,—ne trouvant qu’un cadavre garrotté et couvert de sang, son cœur se renversa, et elle se précipita contre terre en poussant des sanglots affreux.

Les gardes ayant tranché promptement les liens avec leur épée, le corps de Vengeance fut transporté aussitôt dans la chambre de sa mère;—et là ce fut un spectacle plus déchirant encore que cette pauvre femme cherchant à découvrir quelque reste de chaleur sur un cadavre, arrachant les vêtements qui lui cachoient la plaie, promenant partout ses lèvres et ses larmes!...

Quand il ne lui fut plus permis d’espérer, qu’elle eut bien vu qu’il étoit sans vie, qu’elle eut mis le doigt dans le trou de sa poitrine, un froid mortel la glaçant subitement:—O mon Dieu! dit-elle, dans une horrible défaillance, ce grain de mil étoit-il donc nécessaire pour combler ta mesure!...—Ils me l’ont tué! tu me l’as tué, ô mon Dieu!—O mon Dieu! que vous êtes cruel!

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