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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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XXVIII.

Quand la multitude avec sa fronde à la main, comme le jeune David, eût été quelque temps en présence du géant, elle fut emportée par son ardeur habituelle; et dans sa turbulence, pour entrer promptement en matière, elle demanda impérieusement qu’on lui livrât sur l’heure son ennemi, c’est-à-dire l’abandon des armes et de la place.

Le gouverneur étoit un brave. Il avoit avec lui un renfort de trente-deux petits Suisses qu’on lui avoit envoyés secrètement la nuit précédente, soixante invalides et quatre canonniers. C’est vous dire quelle put être sa réponse.—Il n’ignoroit pas que Turenne et Condé avoient jugé autrefois ce rempart imprenable, et d’ailleurs comme la Cour, qui avoit rassemblé des forces considérables aux portes de Paris, se promettoit de faire dans la nuit du 15 au 16 une formidable camisade, il ne s’agissoit après tout que de gagner un peu de temps.

Le peuple, qui avoit pris grand ombrage des troupes étrangères et nationales campées insolemment sous son nez, et qui avoit le vent des machinations occultes et du coup qu’on méditoit, n’étoit guère disposé à se prêter à aucun barguignage. Il comptoit les heures. Aussi dès qu’il eut à peu près la certitude qu’il n’auroit rien qu’avec les ongles, engagea-t-il le combat.

—Ce fut de la rue Saint-Antoine que partit la première attaque.

La foule ayant investi les premières cours, quelques audacieux pénètrent dans la cour du Gouvernement. Mais alors, poussé à bout, ramassant enfin le gant qu’on lui jetoit, le gouverneur fait lever brusquement le pont-levis de l’avance et riposte par une sévère fusillade.—Déjà le sang coule à flots.

D’abord consterné, puis exaspéré, le rassemblement accroît sans cesse. Des munitions, des armes, des combattants apparoissent de toutes parts.—Des faubourgs entiers descendent.—Les canons enlevés à l’Hôtel-des-Invalides arrivent après avoir traversé la ville en triomphe.—De vieux militaires, des soldats de marine, des soldats aux Gardes et des déserteurs mêlés depuis plusieurs jours à la cause populaire s’emparent du commandement, gouvernent le siège et dirigent les batteries.—On place du canon sur le bord du fossé; on attaque par les jardins de l’Arsenal; on s’avance dans la cour des Salpêtres; on la traverse; on parvient derechef en face du pont-levis de l’avance; on envahit le corps-de-garde et le logis des invalides, et le combat se poursuit avec furie.

A ce fracas de guerre et au récit de cette tuerie, les bavards frissonnent; et, voulant substituer à cette lutte sanglante une guerre de paroles, ils envoient, pour parlementer, députation sur députations. Mais, perdus dans le tumulte et la bagarre, ces parleurs ont beau se démener et agiter leurs personnages, assiégés ni assiégeants ne les remarquent, et leurs discours se perdent dans le bruit de la mousqueterie. Dès le matin déjà, avant même qu’un seul coup eût été porté, un électeur du district de Saint-Louis-de-la-Culture, M. Thuriot, étoit venu solliciter M. le gouverneur et faire des ronds de jambe sur les plates-formes, coram populo.

Les canonniers foudroyoient le pont-levis dont on avoit cherché vainement à briser les chaînes à coups de hache. Le gouverneur, de son côté, eut-il recours à son artillerie? Je ne sais, mais ce qu’il y a de certain, c’est que le canon tonnoit sans relâche, qu’il ébranloit la ville et le sol, grondoit dans les airs et jetoit de près et de loin l’épouvante.

Il y avoit déjà trois heures qu’on en étoit aux mains, plus de trois cents cadavres mordoient la poussière; de toutes parts on emportoit des blessés; mais le peuple, loin de tiédir, bien qu’il ne vit encore aucune issue et que tout lui défendit de compter sur la victoire, devenoit de plus en plus terrible. Embusqués de touts côtés, des fenêtres et du haut des toits mille tirailleurs ajustoient paisiblement; et dès qu’un assiégé se montroit à travers les créneaux, sur les tours, il tomboit sous la pluie de leurs balles.—Une ruse de guerre vint alors servir à souhait ceux d’en-bas, et protéger leurs manœuvres. Deux chariots de fourrages ayant été renversés, on y mit le feu, et la fumée épaisse que le vent rejetoit sur la forteresse aveugla complétement l’ennemi.

Enfin, sous les efforts du canon, le pont-levis de l’avance tombe, et au milieu des hourras et des cris de mort et de colère le peuple se précipite, comme un fleuve qui a rompu ses digues, dans la cour du Gouvernement. Là, à la vue des cadavres des premières victimes de la guerre, sa rage augmente; il décharge sa fureur contre les murailles, il incendie les logements du gouverneur;—mais le soleil est si rutilant, mais le jour a tant de splendeur, que cet embrâsement, qui, au milieu d’une nuit sombre, eût répandu tant de flammes, jette à peine une pâle lueur.

Tout-à-coup une jeune fille s’offre aux regards. On la dit fille du gouverneur; on s’en saisit. On l’étend sur un lit de paille, auquel on met le feu, et l’on menace de l’y brûler vive sous les yeux de son père si la capitulation tarde davantage. Mais au même instant un vieillard, M. de Monsigny, le père véritable de cette pauvre enfant, se penche pour l’appeler, et, poussé par le désespoir, comme il va pour se précipiter du haut des remparts, un coup de mousquet l’atteint, et il tombe mort dans le fossé; tandis qu’un brave, qui avoit déjà sauvé une première fois la jeune infortunée, l’arrache des mains de ses bourreaux, l’enlève, la met en un lieu de sûreté, puis revole au combat.

Le canon, braqué de nouveau contre le second pont-levis, faisoit un feu terrible et le fracassoit.

Voyant qu’il ne pouvoit plus tenir et qu’il avoit laissé perdre le poste que son Roi avoit confié à sa garde, le gouverneur désolé veut faire sauter sa citadelle, et déjà il s’approchoit mèche allumée de vingt milliers de poudre, quand quelques lâches soldats le retiennent et s’opposent à cet horrible exploit.

Sur ces entrefaites, la petite porte qui se trouvoit au bout du petit pont de service, et qui donnoit accès dans l’intérieur de la forteresse, s’entr’ouvre doucement, mais au nom de quel ordre? On ne sait.

Aussitôt quelques braves s’élancent. Le peuple se rue à leur suite, renverse tout ce qui se présente, frappe sans pitié, et pénètre enfin dans le corps du monstre.—Ainsi les couards qui avoient tout bas entre-bâillé la porte tombèrent les premiers, et reçurent sur le coup le prix de leur honteuse trahison.

Le grand pont-levis s’abaisse, la tourbe se répand dans la cour intérieure. On s’étouffe, on se foule dans les escaliers, dans les corridors, dans les tours; on se méprend, on s’entretue, on s’entr’égorge!... une horrible boucherie s’achève!

Hélas! nous savons par bonne expérience combien il est moins à craindre dans les guerres civiles, dans les guerres des rues, de tomber sous les coups de l’ennemi que sous les coups de ses propres compagnons d’armes.

Au haut de la tour de la Comté et de la Bazinière, déjà quelques vainqueurs paroissent et plantent leurs drapeaux aux applaudissements de la foule immense qui les suit d’en-bas.

Tandis que les uns effondrent les portes, brisent les verrouils, visitent les cachots, parcourent en frémissant touts les lieux inconnus et impénétrables de cet horrible labyrinthe, et cherchent des captifs à rendre à la liberté, d’autres, tout entiers à leur victoire, chargés de trophées et de dépouilles opimes, s’empressent d’aller annoncer au loin les grands travaux d’Alcide, la gloire, l’événement de la journée, ou, entourant leurs prisonniers de guerre et les protégeant contre la fureur commune, sortent lentement et forment des cortéges.

La rue Saint-Anthoine, qui aboutit à la Grève, devient le canal par lequel se dégorgent tout ce qui sort de la Bastille, car les vainqueurs, pour consacrer leur butin, veulent le déposer aux pieds des Électeurs assemblés dans l’Hôtel-de-Ville, et conduire à ce tribunal populaire les vaincus.

Mais çà et là, le long de la route, la plupart de ces malheureux succombent sous les coups d’une populace forcenée. Cela est horrible à dire, mais il y a toujours, en toute occasion, des lâches, des brigands touts prêts à égorger les gents sans armes, tout prêts à achever ceux que la fortune trahit. Aux abords de l’arcade Saint-Jean, malgré les prodiges de valeur que fait pour le sauver le marquis de Pelleport, dont ce brave avoit été le consolateur pendant une captivité de cinq années, le major de la place est mis en pièces; et comme il posoit le pied sur le perron de la Ville, le gouverneur se voit traîtreusement massacré, et son corps, criblé de blessures, déchiré dans touts les sens, est livré aux outrages d’une crapule ignoble et féroce.—Ce preux se défendit pendant plusieurs minutes comme un lion! Jamais homme de cœur ne mourut avec plus de courage! Ce fut une scène horrible!... Si seulement dix hommes de cette complexion se fussent conduits de même dans la Bastille, jamais la Bastille n’eût été prise!—Mais cela n’entroit pas dans les desseins de Dieu.

Poussée par un instinct de curiosité, par un besoin de dévastation et de vengeance, la foule se précipitoit sans cesse dans la Bastille. Chacun vouloit donner le coup de pied de l’âne. Chacun vouloit voir sous le nez le croque-mitaine qui si long-temps avoit été l’objet de l’effroi général et le plat valet du despotisme et du bourreau. On éprouvoit une satisfaction étrange à passer librement sous des voûtes secrètes où jamais jusques alors n’avoit retentit le pas d’un homme libre.

Pas un coin, pas une cache, pas un bouge n’échappoit à la recherche, à l’avidité de la foule.—Un vieillard qui, quoique enfant alors, prit une part active à ce siége, me racontoit il y a quelques jours qu’il se rappelle encore parfaitement une grande salle ovale, dont l’entrée avoit été condamnée et dans laquelle il s’étoit glissé l’un des premiers, toute couverte d’une boiserie noire, ornée de panneaux de peinture représentants des supplices, et dans les murs de laquelle, tout autour, de grands crochets de fer étoient scellés. A l’un de ces crochets il y avoit, m’assura-t-il, accroché par la nuque, un squelette d’homme qui avoit dû y avoir été suspendu vivant. Mais il étoit là depuis bien long-temps sans doute, car il n’avoit plus sur les os que quelques lambeaux de vêtements; le reste, fusé et presque réduit en poussière, étoit tombé au-dessous sur les dalles, ainsi qu’une croix de chevalier de Saint-Louis.—Quel avoit pu être cet homme? quel avoit été son crime? qui commanda ce forfait? on l’ignore! Le regard de Dieu seul peut suivre la tyrannie dans ses derniers et impénétrables replis.

Ce même vieillard me racontoit aussi, d’une manière fort enjouée, qu’ayant pénétré le premier, à cause de sa fine encolure, par un judas ou une espèce de meurtrière dans la salle des armes, il s’étoit empressé naturellement de se saisir, non pas d’une bonne carabine, mais, pour son étrangeté, d’une sorte de massue ou de casse-tête de fer. Le soir, vers les sept heures, comme d’un pas belliqueux il revenoit chez sa mère avec son instrument sur l’épaule, au coin de la rue Caumartin, une patrouille de la milice bourgeoise malencontreusement le rencontra.

Le caporal lui demande d’une voix sévère d’où il vient, et comment il se fait qu’il porte cet arme.—Je viens de la Bastille, répond-il d’un air superbe; je suis un des vainqueurs!... C’en est fait de nos tyrans et de ce dernier asyle du despotisme!... Quant à cette hache, je l’ai conquise de mes propres mains, au risque de ma vie; c’est le fruit de notre triomphe, c’est mon butin, à moi!—J’allois encore en défiler bien davantage, ajouta mon vieillard, quand le caporal, coupant court à mon dithyrambe, m’enleva mon casse-tête, et, m’appelant petit vagabond, me donna un grand coup de pied que, si je m’étois retourné, j’aurois reçu dans le ventre.—Ce fut là, hélas! poursuivit-il, touts les honneurs civiques qui me furent décernés! ce fut là tout le lucre que je retirai de la victoire.

S’il vivoit encore de nos jours, de la petite aventure de ce jeune patriote ne vous semble-t-il pas qu’Ésope pourroit accommoder un fort bon apologue?

Mais revenons à la Bastille.—Dans la tour du Puits ou de la Liberté, je ne sais plus au juste, tout-à-coup des gémissements se font entendre. On prête l’oreille. C’est du fond d’un cachot qu’ils paroissent sortir. L’effroi se répand, puis l’effroi fait place à une généreuse colère.—On brise les portes du cachot, et, à la lueur que donne une meurtrière, on apperçoit accroupi, dans un coin, une sorte de squelette qui demande du pain.

Le trouble qui avoit régné dans la forteresse avoit empêché les porte-clefs de s’occuper de leurs prisonniers, et depuis la veille ils étoient restés sans nourriture.

A cette vue on recule d’abord; puis à la consternation succèdent des larmes. On se saisit doucement de la pauvre victime et on l’entraîne dans la cour. Là, alors au grand jour, au milieu des cris de terreur et de pitié, on voit un être humain presque nu, d’une maigreur horrible, pouvant à peine se soutenir sur ses jambes desséchées, et la tête cachée sous de longs cheveux blancs. Une barbe énorme lui descend jusqu’à mi-corps. Sur sa poitrine, dont on compte les cercles, un crucifix d’ébène est suspendu. Les ongles de ses mains et de ses pieds sont plus longs que les griffes d’une bête sauvage. Mais sans paroître ni ému ni étonné de ce qui se passe autour de lui, l’œil vitreux et égaré, le spectre demeure immobile.

Fier de sa conquête, de cette vivante accusation, le peuple en un instant forme une espèce de pavois avec quelques débris de meubles et des arbres arrachés dans le jardin du gouverneur. On y place le pauvre captif; puis, ce pavois élevé et porté sur les épaules, des vainqueurs, affublés par dérision des habits dorés du comte de Sade, armés ou chargés d’instruments inconnus et bizarres, qu’ils ont pris dans la Chambre des tortures, portant de vieux étendards ou des haillons au bout de leurs lances, se serrent à l’entour; puis, ivre de joie et d’orgueil, ce convoi grotesque et sinistre s’ébranle, se met en marche, descend de la Bastille au milieu des applaudissements et des clameurs, et va répandre au loin sur son passage l’étonnement, l’épouvante et l’enthousiasme.

—Combien y a-t-il que vous étiez prisonnier? crie-t-on de toutes parts au phantôme.

—Pourquoi fûtes-vous arrêté?

—Qui êtes-vous? Comment vous nomme-t-on?

Mais Patrick,—toujours morne et impassible,—la tête baissée et enfouie sous sa barbe et sa chevelure, garde inexorablement le silence.

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