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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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VI.

Près de l’ancien LOGIS-AUX-CHEVAUX, un batelier les attendoit et leur fit passer le Frioul: bras de mer d’un quart de lieue environ, séparant Sainte-Marguerite de Saint-Honorat. Sur le rivage opposé, un Bénédictin, qui se promenoit solitairement, s’approcha d’eux, et offrit galamment sa main à Déborah, pour descendre de la barque. M. de Cogolin l’ayant salué et lui ayant dit qu’il venoit avec cette dame étrangère pour visiter l’Abbaye, le saint homme demanda la permission de les accompagner. Il les conduisit d’abord à la chapelle Saint-Capraise, située à la pointe occidentale; puis à celles Saint-Sauveur, Saint-Michel, et Saint-Cyprien et Justine, semées le long de la rive Nord et se mirant dans le Frioul. Un peu plus à l’Est ils rencontrèrent la chapelle de la Sainte-Trinité.

Déborah fut frappée de la différence si tranchée entre deux îles aussi voisines, du complet abandon de l’une et de l’état florissant de l’autre. Celle-ci étoit presque vivante et passante. Des pélerins alloient d’église en église faire leurs oraisons. Dans les vignobles, les vergers, les champs, les prés, les jardins, des moines et des journaliers travailloient. De grandes avenues d’arbres de haute futaie sillonnoient le sol plat, dont des bocages et des fourrés d’arbustes odoriférants varioient l’uniformité. Des plantes et des fleurs les plus rares et les plus exquises diaproient la verdure et charmoient la vue. Un air pur et embaumé caressoit l’odorat. A chaque pas que faisoit Déborah et qui agitoit l’herbe, il s’élevoit des bouffées de parfums qui montoient comme d’une cassolette. Cette nature inconnue qui tout-à-coup se révéloit à ses regards habitués à la végétation septentrionale la remplissoit d’étonnement et d’admiration. Elle alloit d’arbre en arbre, d’herbe en herbe, s’arrêtant, contemplant, flairant, cueillant, savourant, et comme un enfant demandant le nom de chaque plante nouvelle.

—Ces arbrisseaux rampant sur le sol et le long de ces murailles, sont des câpriers, répondoit le Bénédictin, charmé d’avoir une occasion d’étaler son savoir; les Provençeaux l’appellent encore en grec tapenos, de l’adjectif ταῶεινος, qui veut dire bas, humble ou rampant.—Voici le lentisque et le térébinthe, qui touts deux laissent fluer une résine, et sur lesquels on greffe le pistachier, qui appartient au même genre.

—Ici, sur le bord de la mer, vous voyez le myrthe, dont les côtes maritimes de Saint-Tropez sont couvertes, et la belle Barba-Jovis aux feuilles argentées.—Ceci, c’est l’elæagnus, le chalef des Turks, que les Provençaux nomment saule muscat. Ceci, c’est le cassie de Saint-Domingue, aussi frileux qu’odorant: les parfumeurs de Grasse le recherchent beaucoup pour leurs essences. Voici l’agnus-castus, dont le nom est un pléonasme, et que plus sottement encore on appelle vulgairement poivrier.—Oh! pour cette plante bizarre qui vous fait pousser des cris d’étonnement, c’est l’aloès! aloe folio in oblongum aculeum abeunte; sa fleuraison est très-curieuse, mais extrêmement rare; on assure qu’elle n’a lieu que touts les cent ans, quoique, par un phœnomène inexplicable, en très-peu de temps sa tige s’élève jusqu’à trente pieds et jette quelques rameaux terminés par des bouquets de fleurs. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est la détonation qui précède la naissance de sa tige, détonation tout-à-fait semblable à un violent coup de tonnerre, ou une décharge d’artillerie.

A ces mots, M. de Cogolin partit d’un si énorme éclat de rire, que mylady fit un soubresaut, et crut un instant que c’étoit une tige d’aloès qui tout-à-coup jaillissoit.—Votre rire est impie, monsieur le gouverneur, reprit le cénobite; est-il quelque chose d’impossible à Dieu? N’est-ce pas une pitié de voir l’impuissance humaine vouloir circonscrire l’omnipotence du Créateur?

Puis il continua avec le même calme sa nomenclature et ses dissertations.—Ceci, madame, c’est l’amelanchier, mespilus folio rotundiore fructu nigro, qu’il ne faut pas confondre avec le mespilus folio rotundiore fructu rubro, et le mespilus folio oblongo serrato; celui-là, c’est l’ilex aculeata cocciglandifera, espèce de chêne vert sur lequel se cueille la graine de kermès ou d’écarlate; voici la camphrée, excellent vulnéraire, et le carthame d’Égypte, d’où l’on extrait le fard végétal, dont les femmes folles de leurs corps souillent leurs visages faits à l’image de Dieu. Voici le jasmin d’Arabie, le sumach, l’aligousier, le bois-puant, le mahaleb et le micocoulier. A genoux, madame, ne portez point la main à cet arbuste sacré, c’est l’argalou, en provençal arnavéou, et en latin paliurus. Son port et ses fleurs le font ressembler au jujubier, mais voyez, sa tige est hérissée de deux sortes de piquants. Il croît en abondance aux environs de Jérusalem, et a servi au temps de la Passion à faire la sainte couronne d’épines que les Juifs enfoncèrent dans le front de notre Sauveur. Enfin, voici l’azedarach, arbre de la Syrie, dont on a conservé le nom arabe. C’est lui qui produit ces graines grisâtres, dures, lisses, coriaces, appelées larmes de Job: elles servent à faire de jolies chapelets. Voyez combien son feuillage est beau; ses fleurs, disposées en bouquets, répandent une odeur suave. Il est cultivé dans toutes les contrées méridionales de l’univers. Les Américains l’appellent l’orgueil de l’Inde.

En s’avançant vers la tour du monastère, ils trouvèrent presque réunies en un groupe la chapelle Notre-Dame, la grande église Saint-Honorat et la chapelle Saint-Porcaire.

Le bénédictin, laissant alors de côté sa science botanique, dit à Déborah:—Il y a ici, depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, un concours immense de personnes pieuses qui viennent visiter ces sept chapelles pour gagner les indulgences accordées par les Souverains Pontifes, de la même manière qu’on les gagneroit à Rome en visitant les sept églises basiliques.

Puis il l’emmena entre la chapelle Notre-Dame et les ruines de la chapelle Saint-Pierre, pour lui montrer un puits miraculeux creusé dans le roc, et dont l’eau très-limpide est excellente à boire. Ce puits, affirmoit-il, n’a jamais plus de trois seaux d’eau, et quelque quantité qu’on en puise, il n’en a jamais moins.

Là-dessus, M. le gouverneur sourit et railla un peu notre moine:—Si votre miracle est curieux, lui disoit-il, toutefois il n’est pas unique, il a quelques degrés de parenté avec les cinq sous éternels du juif errant.

Sans répondre à cette attaque, Dom Fiacre continua en lisant à haute voix et avec emphase une très-ancienne inscription, gravée sur une table de marbre, et placée au plus haut d’un mur voisin du puits.

Isacidûm ductor lymphas medicavit amaras,
Et virgâ fontes extudit è silice.
Aspice, ut hic rigido surgunt è marmore rivi,
Et falso dulcis gurgite vena fluit;
Pulsat Honoratus rupem laticesque redundant,
Et sudis ad virgæ Mosis adæquat opus.

Sans doute, madame ne sait pas le latin?... Ces vers comparent Saint-Honorat à Moyse, pour avoir fait sourdre de l’eau d’un rocher et rendu potables des eaux amères. Lymphas medicavit amaras!... Saint Honorat chassa aussi de cette île les bêtes venimeuses qui la rendoient déserte....

—Chasser les bêtes venimeuses pour y mettre des moines; pardieu! mon révérend, s’écria M. Cogolin, c’est tomber de Nègre à Maure, de fièvre en chaud-mal, ou de Carybde en Scylla.

—Et il y fonda notre abbaye, la première de tout l’Occident. La réputation de sa vertu se répandit bientôt, et attira tant de solitaires des pays les plus éloignés, que l’île devint bientôt aussi peuplée que les déserts de la Thébaïde. Du temps de Saint-Amand, abbé, on y comptoit plus de trois mille solitaires.

Ce fut, madame, vers l’an 375, que saint Honorat fonda cet illustre monastère.

—Je vous demande pardon, mon révérend, mais Baillet prouve clairement que ce ne fut qu’en l’année 391; Tillemont, que ce ne fut qu’en 401, et l’abbé Expilly en 410. Mais, qu’importe! j’ai tant de foi, mon révérend Dom, que je puis en ajouter à ces quatre dates, et vous assurer qu’il m’en restera encore assez pour l’usage que j’en fais. Encore un mot: il me revient à l’instant que Bouche dit quelque part que saint Honorat naquit en 425. Son sentiment seroit donc qu’il fonda votre monastère cinquante ans environ avant sa naissance: cette opinion me semble la plus raisonnable, et je m’empresse de m’y ranger.

—Monsieur le gouverneur, je vois avec un grand chagrin, lui dit alors Dom Fiacre d’un air pénétré, que vous êtes rongé de la lèpre philosophique. Vous avez bu votre part de Voltaire; vous suez l’Encyclopédie. Croyez-moi, retenez votre raison à deux mains; l’esprit de la France est en orgie. Si ce n’est point pour moi, que ce soit pour madame, taisez-vous! que Dieu vous garde d’être une école de scandale.

En sortant de l’église de la Sainte-Trinité, ils se dirigèrent vers une haute et grosse tour bâtie sur le rocher, dont les pierres étoient taillées en pointe de diamant, et la porte tournée vers le Nord.

—Mais, est-ce bien là votre abbaye? demanda Déborah à Dom Fiacre; en honneur, je ne l’aurois jamais deviné; cette tour n’a pas le moindre caractère abbatial.

—Ce n’est pas non plus le caractère qu’on a voulu donner à cette merveille de la chrétienté. Elle fut commencée au dixième siècle, pour servir tout à la fois de logement et de rempart à ses religieux contre les Sarrasins et les corsaires, qui faisoient des courses le long du littoral. Ce fut sous le règne de Raymond-Béranger Ier, comte de Provence, qu’elle fut bâtie; mais elle ne fut amenée en perfection que par une bulle du pape Honorius II, exhortant touts les chrétiens à venir demeurer trois mois dans l’île, pour assister et défendre les moines de Lerins contre les attaques des infidèles, ou à contribuer, par leurs aumônes, à la construction de la tour, leur accordant les mêmes indulgences plénières que ses prédécesseurs avoient accordées aux Croisés. Cette bulle enjoignoit en outre à ceux qui s’étoient emparés de quelques églises et de quelques biens dépendant du monastère, de ne pas différer de les rendre.

—Sans vouloir faire le philosophe, vous me permettrez de vous dire, mon révérend Dom, que la bulle qui renferme ces privilèges est fort suspecte, et ne peut pas être d’Honorius II, à qui elle est attribuée, car le pape qui est censé l’avoir donnée y parle d’Eugène son prédécesseur: et il n’y a point de pape Honorius qui ait succédé à un Eugène. Secondement: Vous auriez dû dire à madame que ceux à qui il étoit enjoint de restituer les églises et les biens dérobés au monastère n’étoient rien moins que des évêques. Pendant que nos braves moines s’amusoient à se faire une citadelle pour garantir leurs biens du pillage des Sarrasins, les évêques les leur voloient.

Quant à l’injonction faite à touts les chrétiens de se rendre pendant trois mois dans une île qui n’a pas une lieue de superficie, vous conviendrez, mon Révérend, que c’étoit une mauvaise plaisanterie.

Tout en causant, ils avoient passé deux portes, et monté quelques degrés au haut desquels se trouvoit un pont-levis qui menoit au portail de la tour. Là, il se présenta un escalier étroit et obscur. Comme Déborah mettoit le pied sur la première marche, un gémissement se fit entendre, elle recula. Et voyant venir à elle un monstre énorme, qui descendoit en rampant, elle s’enfuit épouvantée. Dom Fiacre, pour la rassurer, lui prit le bras et la ramena auprès de l’animal qui avoit causé son effroi.

—N’ayez pas peur, lui disoit-il, c’est un de mes bons amis, un veau-marin, qui depuis quelque temps vit avec nous dans le monastère, sans avoir peur des hommes, comme vous voyez, et sans leur faire aucun mal. Caressez-le, madame; il est très-sensible aux flatteries. Nous l’avons pris ici, sur le bord de la mer. On en voit beaucoup, sur le rivage de ces îles, qui s’endorment au soleil.

Après avoir visité quelques cellules, un réfectoire immense, le logis de la garnison, une plate-forme munie de pièces de canon, et à l’extrémité du second dortoir la bibliothèque célèbre par le grand nombre de manuscrits et d’imprimés précieux qu’elle possédoit, ils entrèrent dans l’église de la tour, sous le vocable de sainte Croix, où reposoient les corps de plusieurs saints.

Dom Fiacre les conduisit premièrement devant la grande et magnifique châsse de saint Honorat, tout incrustée de pierreries, toute sculptée merveilleusement: ensuite, il leur présenta trois fleurs-de-lys d’argent, où se trouvoient enchâssés des ossements de saint Pierre, de saint Paul, de saint Jacques le majeur, de saint Jacques le mineur, et de presque touts les apôtres; une épine de la couronne de Jésus, du bois de la vraie croix, et plusieurs autres reliques insignes; enfin une caisse dorée, qui contenoit les ossements de cinq cents religieux tués par les Sarrasins, du temps de l’abbatiat de saint Porcaire, et une autre caisse de trente religieux martyrisés avec saint Aigulfe.

—Mon révérend, de peur de vous blesser encore, je ne me suis point permis de vous interrompre, dit alors M. de Cogolin, mais je vous prie maintenant de vouloir bien me permettre quelques remarques. Vous auriez dû ajouter, en parlant de saint Aigulfe, que son martyre et celui de ses compagnons n’est point l’ouvrage des Sarrasins, comme vous le donnez à penser à madame. Ne calomniez pas ces pauvres Sarrasins, on leur en a déjà assez mis sur le dos. Vous auriez dû lui dire que les moines de Lerins ayant élu pour leur abbé Aigulfe, moine de Fleury, celui-ci voulut réformer les désordres qui régnoient dans le monastère, et proposer la règle de Saint-Benoît, dont il avoit apporté le corps en France; que le pieux abbé ne trouva pas un esprit docile dans ses religieux, qui se portèrent à des excès horribles contre lui, excès qui auroient révolté le plus farouche Sarrasin; qu’ils tournèrent leur fureur même contre le monastère, et le ravagèrent, à faire honte à des Vandales; qu’ils enlevèrent Aigulfe et quelques autres moines attachés à lui, qu’ils leur coupèrent la langue, qu’ils leur crevèrent les yeux, et qu’après les avoir laissés deux ans dans l’île de Capreria, ils les massacrèrent dans une autre île déserte, l’an 675.

Mon Révérend, vous ne pouvez nier le fait. D’ailleurs, il n’est pas unique, et ce Paradisus terrestris, ce quies piorum, ce solamen dulce, ce sinus tranquillissimus, comme vous l’appeliez tout-à-l’heure, avec Dom Vincent Barral, fut souvent un affreux repaire.—Ce ne sont, mon Révérend, que de simples remarques historiques, faites sans malice; ne vous en fâchez pas, je vous en prie, et n’en accusez surtout ni Voltaire, ni l’Encyclopédie, ni les pauvres Sarrasins!

—S’il est des gents, monsieur, assez abandonnés de Dieu pour faire le mal, il en est d’autres qui n’ont d’autre œuvre que de le mettre en évidence; qui voilent les parties saines, et étalent les plaies; qui usent toute leur vie et toute leur intelligence à la recherche de tout ce qui peut couvrir de honte l’humanité, et à déterrer les pourritures qu’ils devroient recouvrir d’une montagne. Lequel des deux sera le plus coupable devant Dieu, de celui qui aura fait le mal dans l’effervescence de la passion, ou de celui qui se sera plu à le dévoiler, dans le plat sang-froid d’une âme sans enthousiasme et d’un cœur pervers? Je vous le laisse à juger.—Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le gouverneur; vous êtes un homme bon, généreux, vertueux, que j’aime et j’honore; vous n’êtes point dans la classe des premiers, mais vous êtes sous l’influence des seconds; et c’est ce dont je suis grandement affligé. N’est-il pas douloureux de voir que même les hommes les plus justes et les plus nobles n’ont pu se garantir de la contagion; et que quelques vers seulement ont suffi pour vicier et corrompre la France, comme quelques vers suffisent pour détruire le plus beau fruit!

Après un moment de silence, se tournant vers Déborah, et lui montrant le maître-autel, Dom Fiacre reprit: Madame, là repose le corps de saint Vénant, frère de saint Honorat, celui de saint Vincent de Lerins, si célèbre par sa doctrine et par sa vertu.

Voici encore un très-beau reliquaire, contenant des restes de saint Patrice, apôtre de l’Irlande. Le désir de se perfectionner dans la vie religieuse qu’il avoit embrassée, le porta à se retirer dans le monastère de Lerins: il y demeura neuf ans.

Dom Fiacre ne put achever: Déborah, qui tout-à-coup avoit pâli et chancelé, s’étoit agenouillée lourdement et renversée sur le pavé de l’église.

Son évanouissement fut long.

On la transporta sous une tonnelle du jardin.

Lorsqu’elle rouvrit les paupières, M. le gouverneur lui exprimoit sur les lèvres le jus d’une orange, et le Bénédictin étoit à genoux devant elle, les bras étendus en croix. Un sentiment de pudeur et d’embarras colora ses joues, et lui fit jeter un cri timide et porter ses doigts à son corset délacé. Mais ses premières paroles furent des remercîments pour les soins qu’on lui prodiguoit.—Ne vous alarmez pas, mes bons seigneurs, ajouta-t-elle; ce n’est qu’une violente émotion. La vue de ces reliques de saint Patrice a réveillé tout à la fois dans mon âme des souvenirs douloureux de patrie et d’amour, qui m’ont brisée et suffoquée.... Je suis Irlandoise, mon Révérend, et mon époux, qui a été assassiné il y a quelques mois, se nommoit Patrick.... O mon pauvre Patrick!... Tenez, mon père, le voici! c’est son portrait qui pend à cette chaîne. N’est-ce pas, qu’il étoit beau? Eh bien! il étoit encore plus pur et plus juste. Les cruels me l’ont tué sans me tuer!...

—Ma fille, adorez les décrets de Dieu; que savez-vous pourquoi il vous a ôté votre époux à l’entrée de la vie? que savez-vous quel sort il vous garde?... Vous connoissez les maux qui vous ont atteinte, mais connoissez-vous ceux dont il vous a préservée, et dont il vous préserve?

—Maintenant, je me sens mieux mon Révérend, beaucoup mieux; je puis me lever et marcher: achevons notre pélerinage.

M. de Cogolin, soutenant Déborah, la conduisit alors à la calanque de Saint-Colomban: caverne au pied de laquelle la mer bat continuellement. Elle étoit grosse à cette heure, ils ne purent y pénétrer sans se mouiller à mi-jambe.—C’est ici, dit gravement Dom Fiacre, le lieu sauvage où se cachèrent saint Eleuthère et saint Colomban, lorsque les Sarrasins massacrèrent les cinq cents religieux dont nous avons vu tantôt les ossements. Mais ayant apperçu les âmes de ces saints cénobites monter au ciel, sous la forme d’étoiles brillantes, saint Colomban sortit de cette spélonque, et alla s’offrir à la hache des infidèles pour s’associer au martyre de ses frères.

A ces mots, M. le gouverneur éclata de rire, et comme un esprit fort, regardant d’une air malicieux notre sérieux mystagogue:—Ah! par la mort-Dieu! mon Révérend, s’écria-t-il, vous nous en baillez de bonnes!... Oh! pour cette bourde-là, elle ne passera pas.—Vraiment, si surtout ce massacre s’est fait pendant la nuit, jamais girande et bouquet de feu d’artifice n’ont produit un plus beau spectacle que ces cinq cents et une âmes montant au ciel, comme des fusées volantes, en manière d’étoiles de feu. J’avoue que je serois curieux de voir un pareil feu d’artifice d’âmes, et surtout de savoir si pour les faire monter ainsi elles ont besoin d’une baguette d’osier comme les pétards?

En sortant de la calanque, profanée par les dérisions de M. le gouverneur, à la pointe Sud-Est de l’île, ils montèrent dans une nacelle, pour passer le pas étroit qui sépare Saint-Honorat d’un îlot, nommé Saint-Féréol. Lorsque sous l’abbatiat de Saint-Amand, où l’on comptoit plus de trois mille solitaires, ne pouvant touts se loger dans Lerina, une partie de ces saints personnages allèrent habiter Lerinus, Sainte-Marguerite, qui compte entre ces plus célèbres anachorètes saint Eucher de Lyon, il s’en établit aussi dans les autres petites îles d’alentour, à la Fornigue, à la Grenille, et dans celle-ci, qui doit son nom à Saint-Féréol, dont ont voit encore la cellule, qui contient à peine un homme.

Après avoir fait une assez longue station sur ce rocher sauvage, semblant de loin une feuille morte flottante, et d’où le regard, effleurant la surface de la mer, fuit sur son étendue, avec la vitesse d’un lutin, jusque dans le golphe de Gènes, ils regagnèrent le Frioul et la barque qui les avoit amenés.

Déborah adressa d’aimables remercîments à Dom Fiacre, puis elle se mit à genoux, et lui demanda sa bénédiction.

—Soyez bénie, lui dit-il, au nom de Celui qui est le refuge des affligés; soyez bénie à la face des trois immensités, foible image de l’immensité de Dieu, la terre, l’océan et le ciel. Ma fille, ne vous laissez point maîtriser par la désolation; le désespoir ne doit point souiller une âme chrétienne; le désespoir est un grand blasphème contre Dieu.—Priez, il ne vous abandonnera pas.—Qu’est-ce pour le Tout-Puissant qu’une chaîne et qu’un verrouil?... Celui qui tira Daniel de la fosse aux lions saura bien tirer sa servante,—ancilla sua,—de la fosse aux hommes.

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