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Madame Putiphar, vol 1 e 2

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LIVRE SIXIÈME.


XIII.

Il y avoit près d’une année que Déborah avoit écrit à sir John Chatsworth, son tuteur, et sa lettre demeuroit sans réponse.

D’abord elle avoit attendu avec la patience d’un prisonnier; mais, à la longue, la crainte et le découragement, goutte à goutte, avoient filtré dans son cœur. Elle ne trouvoit à ce silence qu’une explication triste et désespérante: ou la lettre n’étoit point parvenue, ou sir John Chatsworth l’avoit abandonnée, ou sir John Chatsworth étoit descendu dans la tombe. M. de Cogolin s’efforçoit de la soutenir dans son affliction. Généreux Samaritain, il versoit du baume sur les blessures de son âme et de l’huile dans la lampe mourante de son espoir. Mais c’étoit surtout dans les soins et dans les sentiments maternels qu’elle puisoit de la force et des distractions à ses maux.

Vers cette époque, inopinément, un homme, se disant lord Cunnyngham, se présenta à la forteresse, et se fit conduire au gouverneur.

Et après que M. le gouverneur et cet étranger eurent eu ensemble un assez long entretien, Déborah fut priée de venir.

Je ne sais si un pressentiment l’éclairoit, elle accourut avec joie en toute hâte, et se précipita sans hésitation dans les bras de cet inconnu en pleurant, et l’appelant mon oncle, mon bon oncle!...—Ah! sir John m’a fait beaucoup souffrir en me laissant si long-temps sans réponse!... Mais vous voici, tout est oublié.—Mon oncle, mon bon oncle, je vous remercie d’avoir daigné vous ressouvenir de moi, d’avoir daigné trouver un peu de pitié pour une femme dans l’infortune!

Bien loin de concevoir le moindre soupçon, M. de Cogolin étoit lui-même fort ému de leur attendrissement.

Après les premiers transports et les premiers épanchements, le lord Cunnyngham cria: John! Thom!... et deux valets rouges, chamarrés et galonnés, entrèrent portant chacun un ballot: c’étoient des objets destinés à faire des présents que Déborah avoit demandés avec instance. Elle fit don, sur-le-champ, des plus précieux à M. le gouverneur, et réserva le surplus pour le distribuer aux prisonniers et aux guichetiers. Son désir étoit de reconnoître par ces présents les soins et les bontés de M. de Cogolin, les services des geôliers, les égards que les malheureux qui gémissoient sous ces voûtes avoient eus pour son propre malheur, et par-dessus tout elle vouloit par là se disposer favorablement les esprits, et se les rendre faciles à gagner si la nécessité l’exigeoit.

Le gouverneur baisoit les mains de Déborah, et lui prodiguoit les expressions les plus aimables pour témoigner de toute sa gratitude. Il saluoit aussi de mots respectueux lord Cunnyngham, et finit même par se risquer à lui dire, tout tremblant, que si nulle obligation ne le forçoit à quitter l’île aussi tôt, il se regarderoit comme on ne peut plus honoré qu’il daignât être son hôte. Il est déjà tard, ajouta-t-il, veuillez accepter à dîner, et l’hospitalité pour cette nuit.

Cette proposition s’accommodoit trop avec leurs projets pour être repoussée. Déborah accepta tout, et demanda, en revanche, à M. de Cogolin, la permission de lui offrir, ainsi qu’à touts ses prisonniers, le lendemain, avant le départ de son oncle, un déjeûner splendide, dont elle souhaitoit faire les frais. Puis, ayant pris une poignée d’or dans une bourse que venoit de lui remettre lord Cunnyngham, elle la jeta sur la table, en priant M. le gouverneur de donner cela à son majordome, et de vouloir bien le lui envoyer pour concerter avec elle tout le service.

M. de Cogolin s’inclina gracieusement en signe d’adhésion.

Déborah prit la main de l’inconnu, et le conduisit dans son cachot.

Là, elle se jeta à ses pieds, dans l’ivresse de la joie, et lui dit avec effusion: Permettez-moi, monsieur, de vous manifester sincèrement les sentiments vrais que votre dévouement fait naître en mon âme, et que tout-à-l’heure j’étalois par comédie.—Monsieur, vous êtes mon sauveur, vous êtes le sauveur de mon fils!... Ce pauvre enfant, né dans l’esclavage, n’oubliera jamais, non plus que moi, la dette qu’aujourd’hui nous contractons envers vous. J’ignore, monsieur, les promesses que M. Chatsworth peut vous avoir faites, mais soyez sûr, quelles qu’elles soient, que je les tiendrai au double. Nulle chose au monde ne pourra m’acquitter envers vous.

—Mylady, je suis pauvre; mais Dieu dans sa grâce m’a doué de sentiments assez riches, dont je suis fier. Je n’ai mis aucun prix à l’action que je fais en ce moment: pour votre délivrance, madame, je ne veux aucun salaire. Ce n’est point l’appât d’un gain qui m’a envoyé près de vous; ce sont vos malheurs. Madame, j’ai lu le mémoire que vous avez adressé à sir John Chatsworth, et j’ai été touché.—J’aurai usé bientôt les deux tiers de ma vie, madame, et jusqu’ici, cependant, je suis demeuré sans avoir fait une action louable. Ma vie étoit vide; je ne savois vraiment pourquoi je passois sur la terre: ma vie s’explique enfin. Un enfant naquit, il y a quarante ans, dans une cabane du comté de Sligo pour être aujourd’hui le marteau qui va briser les chaînes d’une jeune mère captive.—Madame, un salaire détruiroit le beau de mon action: ne me le détruisez pas, je vous en prie; j’ai tant besoin de cette expiation.

—Monsieur, vous avez toute mon admiration, et je suis ravie d’engager avec vous une lutte de générosité; mais remettons à plus tard ce beau combat. Maintenant occupons-nous sans relâche de l’issue matérielle de notre aventure.—Avez-vous, monsieur, les limes que j’ai demandées?....

—Les voici, mylady.

—Bien.—C’est sur elles qu’est fondée toute l’entreprise, qui n’en est pas moins sûre pour cela. Voyez, et dites-moi à quoi tiennent les destinées? Sans les rugosités presque imperceptibles de ce frêle morceau d’acier, au lieu de reconquérir le monde et la vie comme je vais le faire, je serois condamnée peut-être à pourrir dans ce cachot.—Devroit-on s’étonner que la nécessité enfreigne l’honneur et la justice quand la nécessité intervertit tout, quand elle trouble la raison, la valeur, le rapport des êtres et des choses?—Elle fait placer au pauvre qui a faim le pain avant l’honneur, comme elle me fait en ce moment placer la grossière intelligence de l’artisan qui, le premier, eut la pensée de faire ronger l’acier par l’acier, bien avant, bien au-dessus du génie du Dante et de Shakspeare. Cette mèche de fer est plus pour moi que Milton!—Ce blasphême, devant des juges libres qui n’ont que faire d’une lime, ne mériteroit-il pas de me faire passer par les bourreaux, comme devant des juges pleins de sucs de viandes exquises, le malheureux qui a préféré un morceau de pain à l’honneur et à l’équité?—Rétablissez chacun en sa place, et tout sera redressé. Ou donnez-moi des juges prisonniers, et je serai absoute; ou rendez-moi la liberté, et je replacerai Milton avant la lime, le poète avant le forgeron; ou donnez au pauvre des juges qui aient faim, et il sera absous; ou rassasiez-le, et il replacera le pain après l’honneur.

Voici, mylord, le plan d’évasion que j’ai mûri longuement dans le loisir, préférablement à tout autre: il est simple. Veuillez le suivre strictement, et nous aurons un plein succès.

Demain, aussitôt après déjeûner, mylord (c’est avec plaisir, monsieur, que je vous donne ce nom), vous partirez et vous retournerez sur-le-champ à La Napoule. Vous mettrez à la voile, et louvoyerez de façon à n’arriver ici, pour plus de sûreté, que vers le milieu de la nuit; vous descendrez sur le flanc de l’île, à l’entrée du chenal, où vous ferez prendre terre à tout l’équipage en armes, que vous laisserez sur le rivage, faisant le guet, prêt à venir au premier signal. Et seulement accompagné de quelques hommes chargés des échelles, dans le plus grand silence, vous vous glisserez à pas de loup jusqu’aux murailles du château qui regardent le couchant. Ma fenêtre sera facile à reconnoître dans l’obscurité; j’y suspendrai une écharpe. Pour atteindre jusqu’ici, il faut que votre échelle ait environ quarante pieds.... Le reste me regarde.... Cette nuit je scierai un de ces barreaux assez profondément pour qu’il cède au premier choc.—Agissez adroitement, mais avec la plus grande assurance. N’ayez pas de crainte; la garde de cette forteresse n’est pas forte, comme vous pourrez le voir. Elle se compose de quelques vieillards invalides. La nuit, il n’y a que deux sentinelles; l’une sur la plate-forme, l’autre au pont-levis. Habituellement leurs mousquets ne sont point chargés; et souvent l’une est aveugle et l’autre sourde. Si, contre toute chance, elles faisoient une alerte et crioient qui-vive? ne répondez pas. Si elles menaçoient, ne bougez pas. Si le corps de garde s’éveilloit et sortoit contre vous, prenez-le et faites-en ce que vous voudrez. Seulement, ne tuez pas ces bonnes gents, je vous en prie; que le sang ne coule pas. Mais, allez, vous pouvez être tranquille, nous ne serons point troublés. Croyez bien que ce ne sera pas le bruit de notre fuite qui les éveillera.

Notre faux lord Cunnyngham se nommoit simplement Icolm-Kill.

C’étoit un ancien cabaretier du comté de Sligo, qui, pour avoir trempé dans quelques troubles des Boys, je ne sais si c’étoit dans ceux des White, des Steel, des Oak ou des Peep-of-day, avoit eu sa taverne rasée, et avoit été contraint de s’enfuir pour n’être pas pendu sans jugement, comme cela se pratiquoit. Afin d’échapper à la pauvreté, il s’étoit fait homme de mer, et tour-à-tour on l’avoit vu marchand de chair-noire, corsaire et pêcheur de baleines. Avec ses manières de cabaretier et sa tournure de marin, il faisoit un personnage mixte assez grotesque dans son habit de velours et sa veste de drap d’or. Mais sa qualité d’étranger sauvoit tout, et même en auroit fait pardonner bien davantage. Être étranger est bien la chose du monde la plus commode!

Sir John Chatsworth le connoissoit depuis long-temps pour un homme de bon cœur et de bon courage, et, plein de confiance en son habileté, il n’avoit pas hésité à le charger d’une mission si délicate, et à remettre le sort précieux de sa pupille entre ses mains.

Dans une transe continuelle, et dans la posture la plus gênante, courbée sur l’embrasure de sa lucarne, Déborah passa toute la nuit à scier dans le haut et dans le bas un énorme barreau de fer, qu’elle avoit enveloppé de flanelle comme un malade, pour assourdir le bruit de la lime. Ses flancs si frêles furent brisés par ce travail long et pénible, et ses belles mains douces furent impitoyablement déchirées.

Le lendemain, dès l’aube du jour, tout dans la forteresse était en mouvement. Les prisonniers, parés de leurs plus belles hardes, rôdant de corridor en corridor, de cachot en cachot, s’appeloient l’un l’autre, échangeoient de joyeux propos. Craignant de manquer d’appétit, quelques-uns même étoient allés cueillir de la faim sur les terrasses et sur les plates-formes les plus élevées. Dans la vie droite et lisse de la cellule, dans la vie morne et stupide du cachot, le plus vulgaire incident cause une émotion profonde.

Avant le déjeûner, M. de Cogolin invita lord Cunnyngham à visiter le Fort-Réal, et à faire dans l’île un tour de promenade.

Icolm-Kill profita très-habilement de cette occasion pour reconnoître les êtres, les abords et le site du château, et pour choisir sur le Frioul le lieu le plus commode pour opérer son débarquement nocturne.

A table, le ci-devant cabaretier fut contraint de se placer sur une sorte de thrône qu’on lui avoit fait préparer magnifiquement. Il étoit traité comme une majesté, et il en avoit même tout le prestige: son geste le plus gauche, son mot le plus lourd, émerveilloient.

On buvoit sans relâche à sa santé, et dans ces brindes, bien glorieux étoit celui qui pouvoit choquer son verre à son gobelet. Au dessert, après avoir proposé un toast à la prospérité de la France et de sa trop malheureuse sœur l’Irlande, toast qui fut chaleureusement accueilli, il demanda la permission de se retirer, et dit à M. de Cogolin qu’il avoit résolu, au lieu de retourner de suite à Sinigaglia, où il étoit consul des marchands anglois, de se rendre en toute hâte à Versailles, pour implorer du Roi la liberté de lady sa nièce, et que, bien qu’il ne reviendroit pas sans l’avoir obtenue, il espéroit sous peu de jours se retrouver son hôte.

Chacun se leva, et, pour lui faire honneur, voulut obstinément l’accompagner.

Les vétérans de la forteresse, qui avoient eu grande part aux largesses de Déborah, vinrent aussi chancelants, titubants, l’arme au bras, se mêler à ce cortége.

Au moment où lord Cunnyngham, un pied sur la rive et un pied sur l’arrière d’une nacelle où il s’élançoit, déposa un baiser sur le front de Déborah, l’air retentit d’une salve de mousqueterie et des cris répétés de vive lord Cunnyngham! vive lady Déborah! vive l’Irlande!...

Vive la France! répondit Icolm-Kill.

La barque cingla à l’Est dans le golphe de Juan, doubla le Cap-Gros, et disparut bientôt derrière le promontoire.

A la nuit tombante, déjà tout reposoit dans le château, Déborah, pour conserver son activité, n’avoit touché aux viandes et aux boissons qu’avec la plus grande réserve. Son porte-clefs, qui apparemment n’avoit pas donné dans cette sagesse, oublia, dans son trouble, de clore la porte de son cachot, et, pour éviter toute surprise, elle fut dans la nécessité de la barricader à l’intérieur avec ses deux escabelles et son châlit.

Pendant les premières heures de la soirée, elle acheva de scier le barreau qu’elle avoit fortement entamé la nuit précédente, et le lima jusqu’à ce qu’il ne tînt plus, pour ainsi dire, que par un cheveu de fer.

Elle prit ensuite son écharpe, et la fit flotter à la fenêtre comme une voile, pour servir dans l’obscurité de signalement et de fanal.

Puis, elle écrivit et déposa sur la table ce billet, à l’adresse de M. de Cogolin.

«Que Dieu soit en aide à sa servante!...

»Le plus saint devoir du captif est de briser ses chaînes: Vous avez, mon noble et généreux ami, le cœur trop haut pour trouver mal que j’aie accompli ce devoir. Croyez-moi, ce n’est pas sans chagrin que je l’ai fait. Il y a des souffrances inouïes à tromper un homme de bien comme vous. Personne au monde est-il plus digne d’égards? mais, en cette occasion, je n’ai pu agir selon mon cœur. Possédée du démon de la liberté, pour qui fers et murs sont vains, pouvois-je ne pas aller à travers des considérations? D’ailleurs, je ne m’appartiens pas: une mère se doit à son fils.

»Je l’avoue, cela est vrai, vous aviez tant de soins pour moi; vous m’environniez de tant de galanteries; votre humanité allégeoit si généreusement le faix de mes maux et voiloit si bien la face hideuse de mon sort, que ma condition n’étoit pas absolument insupportable. Hélas! les hommes semblables à vous sont exceptionnels et ne se succèdent point. Ce n’est pas que je veuille vous amener à une pensée triste et vous montrer du doigt vos cheveux blancs: non; que Dieu fasse votre vieillesse la plus longue et la plus belle, c’est mon souhait!—Mais d’une heure à autre, n’est-il pas dans la loi commune que vous puissiez succomber? Eh! si après Trajan étoit venu Tibère, eussé-je donc été à la merci du crime comme j’étois à la merci de vos bienfaisances?...

»J’emporte de vous un doux, un précieux, un vénéré souvenir, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire fidèle.

»Vous avez toute la reconnaisance que peut concevoir le cœur de votre fille, mon père; bénissez-la.»

Ceci fait, elle se mit à genoux près du berceau de son enfant, et pria le bon Pasteur de veiller sur la brebis et sur l’agneau, sur la veuve et sur l’orphelin: elle implora Dieu afin de trouver grâce devant lui comme Agar et Ismaël, et le supplia de lui envoyer un bon Ange pour conduire son entreprise et la couronner de succès.

Debout, palpitante d’inquiétude, immobile, l’oreille collée à la fenêtre et la main roulée en porte-voix et collée à son oreille pour en élargir la conque et doubler la finesse de son ouïe, elle compta onze heures, minuit, une heure.... Vaine attente! son libérateur ne paroissoit point. Elle n’entendoit d’autre bruit que le clapotement et le flottement de la mer que fouettoit un violent maëstral, et les meuglements des phoques, qui se jouoient sur le sable et plongeoient.

Le rossignol vint enfin promener ses mélodieuses broderies sur cette pédale monotone. A ces accents elle se troubla, et se remit à genoux, pour se rassurer en priant.

Son esprit s’étoit empli subitement de sombres appréhensions: depuis que cet oiseau avait chanté à son arrivée aux portes de Paris, où tant d’infortunes l’attendoient, il étoit devenu, pour son âme superstitieuse, un objet de funeste présage.

Tout-à-coup elle jeta un cri d’épouvante.

En soulevant les yeux, elle avoit aperçu une ombre noire qui s’agitoit et se dessinoit entre la fenêtre et l’azur du ciel.

—Silence, mylady, silence; n’ayez pas peur, c’est moi, Icolm-Kill.

—Ah! c’est vous, mylord!... Bénie soit votre venue!...

Dans son transport, Déborah s’élança contre la fenêtre et couvrit de baisers la main de Cunnyngham qui ébranloit le barreau scié. Le barreau se rompit au premier choc d’un maillet.

—Tout marche à souhait, mylady. Nous n’avons vu ni entendu âme au monde. La nuit est obscure: allez, vous êtes sauvée! Conservez bien le calme de votre esprit; vous avez besoin de sang-froid et d’agilité pour sortir par ce sabord, pour descendre par cette longue échelle flexible, qui tremble sous le poids du corps, et vacille comme des haubans.—Courage, mylady, courage, hâtons-nous!

Déborah tira doucement son enfant hors de son berceau, et l’enveloppa tout entier dans un manteau pour étouffer ses cris s’il venoit à s’éveiller; et elle le remit à Icolm-Kill, avec les recommandations maternelles les plus tendres.

Puis, elle se glissa sur l’échelle, et descendit avec une légèreté et un aplomb indicibles; et, plus prompte qu’une gazelle, et plus emportée qu’une lionne qui suit le ravisseur de son lionceau, elle traversa, sur les traces de Cunnyngham, des fourrés de phylarias, de lentisques et d’alaternes; et, après avoir franchi une clairière de lavandes, elle arriva vers l’ancien-logis-aux-chevaux.

Là, une troupe de matelots, comme des Maures, appuyés sur leurs longues carabines, faisoient le guet sur le bord du rivage.

A la vue de Déborah, ils ne purent retenir un cri de joie. Touts se prosternèrent, et Déborah se jeta la face sur le sable.

Jamais cantique ne fut plus solemnel, jamais encens ne s’éleva jusqu’à Dieu plus pur et plus suave, que ce silence d’actions de grâces.

Puis on s’élança dans les canots, on joignit le sloop, on mit à la voile, et, avec la vélocité d’un pirate, on gagna la haute mer.

Déborah ne voulut prendre aucun repos, et, avec tout l’équipage, elle demeura sur le pont du navire, épiant l’aube, pour solemniser le jour de sa délivrance et voir le soleil levant éclairer de ses rayons sa liberté.

Vingt siècles auparavant, après l’expulsion de Denys le Tyran, les Syracusains avoient rendu ce touchant hommage à cet astre, et étoient allés le saluer à son lever, pour lui apprendre qu’il éclairoit enfin, et lui jurer que désormais il n’éclaireroit plus qu’un peuple libre.

Dès que les vigies eurent crié du haut des huniers: Soleil! Soleil! Soleil! et que le roi des cieux eut levé sa tête à l’horizon et secoué sa crinière d’or sur les mers, Déborah prit son fils dans ses mains, et, le suspendant fièrement au-dessus de sa tête, elle le lui présenta face à face.

Et touts les matelots, agitant leurs chapeaux et faisant flotter leurs ceintures, entonnèrent d’une voix grave cet hymne à la patrie:

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

Il t’a plongé un couteau entre les deux mamelles, et sans cesse il retourne ce couteau dans la plaie; ton sang se mêle à ton lait, et tes larmes à ton sang.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

A l’horizon, un jour se lève sur la verte Erin, où la Liberté plongera son bras dans la gueule du lion britannique, et ira jusqu’en son ventre lui arracher le cœur.

Irlande, notre mère, tu souffres, l’Anglois t’a chargée de chaînes; mais toujours tu es belle! mais nous t’aimons toujours!

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